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Nova Atlantis : Manifeste pour une utopie baconienne en sciences humaines et sociales
18 février 2004 Réflexions et actions
Je suis professeur des universités en Sciences de l'information et de la communication.

Je travaille sur les relations entre nature, savoirs et sociétés, sur la patrimonialisation de l'environnement, sur les discours à propos de sciences, ainsi que sur la communication dans les institutions du savoir et de la culture. Au plan théorique, je me situe à l'articulation du champ de l'ethnologie et de la sémiotique des discours.

Sinon, dans la "vraie vie", je fais aussi plein d'autres choses tout à fait contre productives et pas scientifiques du tout... mais ça, c'est pour la vraie vie !
Igor Babou
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Babou, Igor et Le Marec, Joëlle, « Nova Atlan­tis — Mani­feste pour une uto­pie baco­nienne en sciences humaines et sociales », Alliage n°47, Anais Edi­tions, 2001, p. 3–10.

Croyons-nous encore à la pos­si­bi­li­té d’un tra­vail col­lec­tif en sciences humaines et sociales ? Certes, les réseaux, axes thé­ma­tiques, grou­pe­ments de recherche, et autres groupes d’études, ne cessent de se créer. Mais la plu­part du temps, les cher­cheurs sont som­més de s’associer sous la pres­sion des modes de finan­ce­ment de la recherche et des logiques admi­nis­tra­tives et comp­tables de consti­tu­tion des équipes, en ali­gnant des « forces » et des réseaux d’influence, en pro­met­tant une inter­dis­ci­pli­na­ri­té bien sou­vent com­man­dée par la seule néces­si­té de faire avec l’hétérogénéité de démarches indi­vi­duelles. Existe-t-il encore mal­gré tout la pos­si­bi­li­té de faire exis­ter des groupes de recherche qui soient fon­dés sur un véri­table pro­jet scien­ti­fique commun ?

Croyons-nous encore en une vision de la science comme tra­vail col­lec­tif, empi­rique et public ? L’une des carac­té­ris­tiques de la pra­tique scien­ti­fique est l’effacement de l’auteur der­rière un dis­cours dit « ration­nel » qui évite le recours au « je » de la sub­jec­ti­vi­té et des posi­tions d’autorité. La science tente de contrer la puis­sance des dis­cours d’opinion et d’autorité en confron­tant ses hypo­thèses à la résis­tance des por­tions de réa­li­té qu’elle découpe concep­tuel­le­ment et sur les­quelles elle tra­vaille empi­ri­que­ment. Mais dans le même temps, la méta­phore du « champ » scien­ti­fique, les struc­tures édi­to­riales et l’organisation de la recherche ne pré­sup­posent-t-elle pas une topo­lo­gie, des guerres ter­ri­to­riales et des sys­tèmes d’exclusion qui montrent que des sujets s’affirment et posent leur iden­ti­té en tant qu’auteurs ?

La ques­tion que nous posons est alors la sui­vante : croyons-nous encore à l’utopie baco­nienne de l’organisation col­lec­tive de la pro­duc­tion des connaissances ?

baconAngle­terre, 1627 : le cha­pe­lain et secré­taire de Fran­cis Bacon publie à titre post­hume une œuvre majeure de son maître, la Nou­velle Atlan­tide. On y lit, sous la forme d’un récit de voyage ima­gi­naire, un plai­doyer pour une orga­ni­sa­tion col­lec­tive et publique de la recherche scien­ti­fique au sein de laquelle l’exercice de la Rai­son pren­drait le pas sur l’identité des cher­cheurs. La Mai­son de Salo­mon, ins­ti­tu­tion d’une île ima­gi­naire des mers du Sud, orga­nise en son sein des tâches qui pré­fi­gurent le fonc­tion­ne­ment actuel de tous les éta­blis­se­ments scien­ti­fiques : voyages d’études, recen­sions biblio­gra­phiques, véri­fi­ca­tions et pla­ni­fi­ca­tion d’expérimentations, inter­pré­ta­tions et géné­ra­li­sa­tions des résul­tats, déve­lop­pe­ment d’applications, et enfin for­ma­tion à la recherche et pré­sen­ta­tions au public. Peu après, de 1650 à 1660, Robert Boyle effec­tue publi­que­ment une série d’expériences de pneu­ma­tique et s’appuie sur la tra­di­tion juri­dique pour impo­ser l’idée que les faits scien­ti­fiques sont construits col­lec­ti­ve­ment dans la mesure où la vali­di­té d’une expé­ri­men­ta­tion dépend de la mul­ti­pli­ci­té des témoi­gnages pou­vant attes­ter de sa réus­site (Sha­pin, 1990). En 1660, la Royal Socie­ty est fon­dée à Londres et sera consi­dé­rée comme la réa­li­sa­tion de la Mai­son de Salo­mon (Le Dœuff et Lla­se­ra, 1995). Théo­ri­sa­tion de la science comme orga­ni­sa­tion col­lec­tive, pra­tique publique basée sur des prin­cipes juri­diques, et enfin ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion par l’État : l’Angleterre du XVIIe siècle voit se mettre en place les valeurs et les dis­po­si­tifs qui nous guident encore aujourd’hui dans notre tra­vail quotidien.

Bien sûr, tout ne fut pas aus­si linéaire et évident que ce rapide compte ren­du his­to­rique le laisse sup­po­ser : Des­cartes reçoit l’illumination de la connais­sance lors d’un séjour soli­taire et hiver­nal auprès d’un poêle sur les rives du Danube, et affirme dans son Dis­cours de la méthode (1637) que les œuvres col­lec­tives ne peuvent appro­cher autant de la véri­té que les rai­son­ne­ments d’un indi­vi­du seul. Mais il est clair que Bacon a eu sur ce point rai­son contre Descartes.

Les sciences humaines et sociales ont, aujourd’hui encore, une réflexion à mener sur leur dimen­sion col­lec­tive et publique. Ce n’est pas tant parce qu’elles devraient mimer la pra­tique des scien­ti­fiques en blouses blanches pen­chés sur leurs expé­ri­men­ta­tions, mais parce qu’elles détiennent elles aus­si une par­tie de leur légi­ti­mi­té du fait qu’elles pro­duisent un dis­cours non réfé­rable à la sub­jec­ti­vi­té ou à l’opinion d’un seul indi­vi­du. Loin de ne consti­tuer qu’un effet de style, l’effacement du sujet du dis­cours a en effet pour enjeu de favo­ri­ser sa com­pré­hen­sion par d’autres cher­cheurs, voire la véri­fi­ca­tion des énon­cés pro­po­sés par qui­conque se repla­ce­rait dans des condi­tions iden­tiques. Cette concep­tion pose la recherche scien­ti­fique comme le résul­tat d’un pro­ces­sus qui dépasse l’échelle indi­vi­duelle : au plan tem­po­rel (carac­tère cumu­la­tif des résul­tats), mais aus­si au plan orga­ni­sa­tion­nel (la construc­tion d’un savoir passe néces­sai­re­ment par des dis­po­si­tifs orga­ni­sés poli­ti­que­ment et tech­ni­que­ment). Sans une réelle prise de conscience de ces enjeux, les sciences humaines et sociales ne risquent-elles pas de se réduire à un exer­cice sans autre por­tée que littéraire ?

Qu’est-ce qu’une production scientifique ?

La pro­duc­tion scien­ti­fique n’est pas défi­nie une fois pour toutes de façon consen­suelle au sein de la com­mu­nau­té scien­ti­fique au sens élar­gi (sciences de la nature, sciences humaines et sociales). En par­ti­cu­lier, ce qui fait lien dans cette com­mu­nau­té élar­gie est aujourd’hui cer­tai­ne­ment autant d’ordre cog­ni­tif (dans une accep­tion de la construc­tion du savoir issue de l’épistémologie clas­sique), que d’ordre ins­ti­tu­tion­nel : c’est le sta­tut uni­fié des cher­cheurs et ensei­gnants cher­cheurs comme agents de l’État recru­tés selon des pro­cé­dures com­munes pour tous (la thèse, la qua­li­fi­ca­tion, le concours, les com­mis­sions de spé­cia­listes), ce sont les modes de cadrage de l’action dans des uni­tés d’enseignement et de recherche créés et éva­lués selon les mêmes cri­tères sur tout le ter­ri­toire [1].

Pour ce qui concerne la nature de l’activité de pro­duc­tion de connais­sances effec­tuée dans ces cadres ins­ti­tu­tion­nels rela­ti­ve­ment consen­suels, le débat est intense, sou­vent polé­mique, com­plexe, avec des stra­té­gies d’affrontement par­fois sur­pre­nantes comme dans le cas de l’affaire Sokal[2]. Une par­tie de la contro­verse, issue de la socio­lo­gie des sciences, porte sur la dimen­sion sociale de cette acti­vi­té de pro­duc­tion des connais­sances qui ne peut plus guère être réfé­rée exclu­si­ve­ment à des normes phi­lo­so­phiques et cog­ni­tives défi­nies en dehors de tout contexte. On admet aujourd’hui que les « logiques sociales » — terme flou et neutre pour dési­gner les rap­ports sociaux sans lâcher l’idée de déter­mi­nismes sous-ter­rains — sont une dimen­sion capi­tale de la construc­tion des savoirs et de leur cir­cu­la­tion, y com­pris dans la sphère sociale du scien­ti­fique. Mais les pro­mo­teurs de cette repré­sen­ta­tion y voient sou­vent un moyen de don­ner une bonne leçon aux scien­ti­fiques, en leur démon­trant que der­rière les rai­sons expli­cites invo­quées par eux pour jus­ti­fier et ratio­na­li­ser leurs modes de faire, se trouvent tou­jours d’autre causes invi­sibles au sens com­mun que seul un autre scien­ti­fique spé­cia­liste du fonc­tion­ne­ment social per­çoit par-delà les apparences.

Il se trouve qu’une telle pers­pec­tive ne règle pas l’une des déter­mi­na­tions fon­da­men­tales de l’action, qui est sa dimen­sion poli­tique : l’action n’est pas seule­ment sous-ten­due par des « logiques d’action » impli­cites, mais aus­si par des volon­tés d’agir expli­cites et assu­mées col­lec­ti­ve­ment et ins­ti­tu­tion­nel­le­ment. En fin de compte, les scien­ti­fiques du champ des sciences humaines et sociales peuvent par­fai­te­ment reven­di­quer le fait qu’ils sont des acteurs sociaux « comme les autres », construi­sant des pra­tiques qui s’affirment elles-mêmes expli­ci­te­ment comme des pra­tiques poli­tiques. Isa­belle Sten­gers, a détaillé la symé­trie des modes d’agir des cher­cheurs inté­res­sés aux pra­tiques et des per­sonnes qu’ils étu­dient, les uns et les autres étant des acteurs « qui ne cessent d’inventer la manière dont se dis­cutent et se décident les réfé­rences à la légi­ti­mi­té et à l’autorité comme aus­si la répar­ti­tion des droits et des devoirs, et la dis­tinc­tion entre ceux qui ont le droit à la parole et les autres » (Sten­gers, 1993, p. 71).

Comme on l’a vu, on trou­vait déjà chez Bacon, par­fai­te­ment expli­ci­té, le pro­jet poli­tique d’une science conçue comme acti­vi­té sociale pro­dui­sant un cer­tain type de savoir au moyen d’une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion qui en assu­re­rait la péren­ni­té. L’engagement dans un col­lec­tif dont la tem­po­ra­li­té dépasse les échelles indi­vi­duelles s’appuie alors néces­sai­re­ment sur une croyance com­mune, c’est-à-dire une uto­pie assu­mée, néces­saire à l’action col­lec­tive à long terme.

Une per­cep­tion de l’activité scien­ti­fique sur un mode socio­lo­gique se répand très lar­ge­ment dans les sciences humaines, y com­pris chez les acteurs eux-mêmes, dans une pers­pec­tive réflexive : la per­cep­tion des modes d’organisation, des stra­té­gies, des cadres prag­ma­tiques de l’action, des situa­tions, des rap­ports de pou­voir, de com­pé­ti­tion ou de coopé­ra­tion, devient cen­trale dans l’intelligence cri­tique de la recherche. Ces élé­ments per­mettent aux cher­cheurs de se situer en per­ma­nence dans les enjeux sociaux qui sont l’objet même des pro­blé­ma­tiques qu’ils déve­loppent. Ain­si, la construc­tion d’une pos­ture cri­tique « dif­fé­rente » devient-elle un enjeu épis­té­mo­lo­gique reven­di­qué comme tel chez les socio­logues, de même que les approches com­pré­hen­sives sont théo­ri­sées comme telles en anthro­po­lo­gie. C’est là par­fois un moyen pour le cher­cheur d’éviter d’assumer trop ouver­te­ment la cou­pure épis­té­mo­lo­gique bache­lar­dienne : « voyez, je m’inscris moi aus­si dans le social ! ». Mais on se retrouve fina­le­ment à peu de choses près avec la même dif­fi­cul­té à carac­té­ri­ser l’activité scien­ti­fique : que l’on pose les prin­cipes épis­té­mo­lo­giques comme fon­de­ments de la construc­tion du savoir scien­ti­fique, ou que l’on pose les « logiques sociales » comme déter­mi­nants plus ou moins impli­cites de l’activité de pro­duc­tion de savoirs sociaux, la volon­té poli­tique des cher­cheurs en tant qu’acteurs sociaux est mise hors de ques­tion, « épis­té­mo­lo­gi­sée » et éva­cuée dans un cas, « socio­lo­gi­sée » et dénon­cée dans l’autre.

La sin­gu­la­ri­té de la science, qui fait qu’elle relève aus­si d’un pro­jet col­lec­tif, ne peut pas seule­ment être ana­ly­sée en termes épis­té­mo­lo­giques, ou être dénon­cée en termes socio­lo­giques. Nous pen­sons que ce pro­jet col­lec­tif doit rele­ver d’une volon­té, d’une croyance en un hori­zon uto­pique, et qu’il s’agit, encore et tou­jours, de le construire comme une éthique gui­dant l’action : nous devons avoir envie d’une science réel­le­ment col­lec­tive, sans quoi aucune construc­tion d’un savoir scien­ti­fique n’est jus­ti­fiable. On peut dénon­cer le fait que l’utopie col­lec­tive que nous reven­di­quons ici serait un ali­bi ou une illu­sion mas­quant la toute puis­sance des logiques sociales ordi­naires. Mais jus­te­ment, pen­ser tout fonc­tion­ne­ment scien­ti­fique à par­tir des « logiques sociales ordi­naires » n’est-il pas le symp­tôme d’un refus de croire en cette uto­pie sans laquelle la science actuelle n’aurait jamais existé ?

Il est néces­saire aujourd’hui de rap­pe­ler cette dimen­sion de l’activité scien­ti­fique pour évi­ter que les argu­ments sur la nature de la pro­duc­tion scien­ti­fique ne soient exclu­si­ve­ment dépen­dants du constat désa­bu­sé de ce qui est effec­ti­ve­ment fait, au nom d’une sorte de moder­nisme faus­se­ment modeste et prag­ma­tique : la science n’aurait pas à être autre chose que ce qu’on pour­rait en voir ici et main­te­nant et qui aurait le mérite d’exister réel­le­ment, contrai­re­ment aux uto­pies qui seraient quant à elles des fic­tions culturelles.

Quels enjeux de connaissance pour les sciences humaines ?

Une fois posé cet hori­zon uto­pique, il convient d’examiner ce qui s’oppose encore au che­mi­ne­ment de la recherche vers un réel fonc­tion­ne­ment col­lec­tif, assu­mé sur ces bases éthiques. Les sciences humaines ont des dif­fi­cul­tés aujourd’hui à trou­ver un consen­sus sur leurs enjeux épis­té­mo­lo­giques. Il y a un double sys­tème de valeurs pos­sible : la valeur heu­ris­tique, et la valeur du résul­tat. La nature de la connais­sance pro­duite n’est pas la même dans les deux cas. Le débat est légi­time, il struc­ture plus ou moins la par­ti­tion sciences humaines/sciences sociales, et il est aigu dans le cas de dis­ci­plines jeunes. Mais il nous semble que dans bien des cas, le pro­blème vient moins de l’absence d’un consen­sus sur la ques­tion, que de deux phé­no­mènes qui empêchent un débat scien­ti­fique de se déve­lop­per loya­le­ment : d’une part la com­pé­ti­tion entre la pro­duc­tion du ques­tion­ne­ment et la pro­duc­tion de résul­tats et d’autre part la valo­ri­sa­tion de la pro­duc­tion dans le champ édi­to­rial. Dans des dis­ci­plines telles que l’anthropologie ou les sciences de la com­mu­ni­ca­tion, les deux ten­dances co-existent, ce qui consti­tue une réelle richesse.

Mais le cre­do d’une inter­dis­ci­pli­na­ri­té heu­reuse, d’un métis­sage des approches de tous types, est au mieux illu­soire, au pire hypo­crite dès lors que ces deux concep­tions de la pro­duc­tion scien­ti­fique refusent de recon­naître leur anta­go­nisme néces­saire au plan théo­rique et les cli­vages qui en découlent quant aux moda­li­tés de la construc­tion et de la valo­ri­sa­tion de la recherche. Au plan théo­rique, ce qui est hypo­thèse de départ pour l’un est résul­tat pour l’autre. Ou plus exac­te­ment, ce qui est hypo­thèse des­ti­née à la construc­tion d’un pro­to­cole de véri­fi­ca­tion pour l’un est pour l’autre le maté­riau concep­tuel qu’il faut tra­vailler en vue de l’élaboration d’une inter­pré­ta­tion ou de la pro­duc­tion de ques­tions nou­velles (dont on dif­fère bien enten­du la véri­fi­ca­tion). Il est évident que les deux concep­tions ne peuvent pas se tolé­rer sans se renier, et elles ren­voient dans toute car­rière de cher­cheur à des expé­riences fon­da­trices : sen­ti­ment de la décou­verte issue du trai­te­ment d’un cor­pus ou d’un ter­rain pour l’un, plai­sir de la cohé­rence issue de l’argumentation pour l’autre. La croyance des empi­ristes dans la capa­ci­té des faits à les éton­ner jus­ti­fie l’austérité de leurs pra­tiques : construc­tion fas­ti­dieuses de cor­pus, temps pas­sé sur le ter­rain, opé­ra­tions de trai­te­ment des don­nées. Elle s’oppose chez les her­mé­neutes à la croyance dans le carac­tère suf­fi­sant du « sac à ques­tions » de la phi­lo­so­phie pour rendre compte de tout ce qui a pu être pen­sé d’intéressant depuis l’antiquité, grecque si possible.

On est ren­voyé ici à la dimen­sion poli­tique des sciences, dans la mesure où le mode de for­ma­tion des indi­vi­dus construit ces expé­riences fon­da­trices qui orga­nisent l’adhésion au col­lec­tif. La thèse est sans conteste l’une de ces expé­riences. Au plan de la construc­tion de la recherche, les tem­po­ra­li­tés res­pec­tives mises en jeu ne sont pas com­pa­rables. La recherche cen­trée sur la pro­duc­tion de résul­tats néces­site de longues séquences pour la construc­tion des pro­to­coles, des col­lectes et des trai­te­ments de don­nées. Et il n’est pas garan­ti d’avance que les résul­tats seront aus­si beaux que les hypo­thèses. La recherche cen­trée sur le ques­tion­ne­ment valo­rise par contre une acti­vi­té d’écriture pour « cher­cher » la pen­sée à par­tir des intui­tions, acti­vi­té qui fait bien sou­vent l’économie de l’étape de véri­fi­ca­tion empi­rique. On rejoint alors une autre pierre d’achoppement dans la concep­tion de la pro­duc­tion scien­ti­fique : l’opérativité sociale des sciences sociales. Dans les démarches inter­pré­ta­tives, on passe sans heurt de la posi­tion du scien­ti­fique à la posi­tion d’interprète, voire d’avocat du social, c’est à dire à la pos­ture de l’intellectuel. La pos­ture de dénon­cia­tion ou la pos­ture apo­lo­gé­tique de la pro­phé­tie se sub­sti­tuent à la pers­pec­tive cri­tique ou à l’ambition pré­dic­tive qui sont effec­ti­ve­ment des hori­zons de réfé­rence dans le champ scientifique.

C’est dans ce jeu d’assimilation par­fois directe entre prise de dis­tance cri­tique et prise de dis­tance métho­do­lo­gique, que les approches empi­riques peuvent être consi­dé­rées comme posi­ti­vistes ou tout au moins tou­jours trop com­plai­santes puisque non cri­tiques (au sens moral du terme). De même, en anthro­po­lo­gie, la reven­di­ca­tion d’approches com­pré­hen­sives devient un posi­tion­ne­ment métho­do­lo­gique qui est posé en réac­tion à cette for­tune de la pos­ture cri­tique de l’intellectuel mora­liste ou acteur social. Le brouillage des posi­tions intel­lec­tuelles et scien­ti­fiques est posé en termes métho­do­lo­giques, mais il ren­voie à des pro­blèmes de posi­tion­ne­ment de la science comme mode de construc­tion des connais­sances ayant valeur de véri­té à d’autres échelles d’action et de temps que les débats inter-indi­vi­duels dans le temps immé­diat du sémi­naire, du col­loque ou du débat public. Cela ne signi­fie évi­dem­ment pas que les cher­cheurs ne puissent expri­mer des opi­nions ni prendre des posi­tions, y com­pris à par­tir de leurs propres pra­tiques : il y a loin des prin­cipes aux pra­tiques effec­tives qui s’incarnent dans des réa­li­tés sociales vivantes, et c’est tant mieux.

C’est prin­ci­pa­le­ment au plan de la valo­ri­sa­tion de la recherche que les anta­go­nismes se tra­duisent concrè­te­ment en une com­pé­ti­tion inégale : le fait que l’essai ou le com­men­taire soit une pro­duc­tion scien­ti­fique n’est pas assez ques­tion­né. Ce qui fait pro­blème par exemple, c’est que le com­men­taire ou l’essai soit sen­si­ble­ment plus valo­ri­sé dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique que le rap­port de recherche ou l’article pré­sen­tant des résul­tats empi­riques. L’édition scien­ti­fique se cale sur les struc­tures de l’édition lit­té­raire : valo­ri­sa­tion des auteurs, pres­tiges des mai­sons d’éditions cano­niques, effets de « sai­son » dans cer­tains cas, notam­ment dans le contexte d’une actua­li­té sen­sible (Inter­net, les ban­lieues, le lien social, etc.). Ce type d’enjeux est très lar­ge­ment contra­dic­toire avec la logique de l’écriture scien­ti­fique. La cir­cu­la­tion et l’organisation du débat à l’intérieur des com­mu­nau­tés scien­ti­fiques a bien sus­ci­té des types d’organisation édi­to­riale spé­ci­fiques tels que les bases de pré-prints adap­tées au débat, mais celles-ci sont très rares et elles ne sti­mulent guère les cher­cheurs qui ont peu inté­rêt à consa­crer du temps à ce type de pro­duc­tions peu valo­ri­sées. Les exemples mon­trant la colo­ni­sa­tion de l’édition scien­ti­fique par les enjeux de pres­tige sont innom­brables. Ain­si, un papier dans une revue à comi­té de lec­ture est une pro­duc­tion scien­ti­fique nor­ma­li­sée, mais en aucun cas elle n’aura l’impact, même dans l’institution scien­ti­fique elle-même, d’un ouvrage écrit par une per­son­na­li­té et publié par une mai­son d’édition pres­ti­gieuse. Même dans les revues scien­ti­fiques, la recherche des signa­tures est un enjeu majeur pour la noto­rié­té de la revue, bien plus que les normes qu’elle se donne pour éva­luer les papiers sou­mis à publi­ca­tion. La per­son­na­li­té d’un auteur vedette légi­time la publi­ca­tion bien plus sûre­ment que la com­po­si­tion et l’organisation des col­lec­tifs qui garan­tissent le fonc­tion­ne­ment de la revue.

Récem­ment, la course à la publi­ca­tion des thèses a pu géné­rer des débats sur­pre­nants : une bonne thèse serait d’emblée un bon livre, c’est-à-dire une pro­duc­tion édi­to­riale adap­tée au mar­ché ! On peut s’étonner que les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques aient pu délé­guer à ce point la valo­ri­sa­tion tant sociale que pro­fes­sion­nelle de leur pro­duc­tion au champ édi­to­rial clas­sique. Peut-être est-ce jus­te­ment parce que le champ édi­to­rial per­met de faire d’une pierre deux coups, valo­ri­sa­tion sociale et valo­ri­sa­tion pro­fes­sion­nelle, que la néces­si­té d’une publi­ci­té répon­dant aux cri­tères d’une pro­duc­tion scien­ti­fique col­lec­tive n’a pas été assez forte pour géné­rer un type d’édition ori­gi­nal. Ain­si, la recon­nais­sance sociale est trop sou­vent un cri­tère de valo­ri­sa­tion pro­fes­sion­nelle dans les sciences humaines. L’idée de plus en plus fré­quente de pas­ser direc­te­ment de la thèse au livre irait dans cette logique du raccourci.

Y croire, encore

La thèse se pré­sente comme une pro­messe : pro­messe que l’effort de construc­tion de connais­sances four­ni pen­dant des années serait par la suite pro­lon­gé, déve­lop­pé et amé­lio­ré dans des condi­tions d’exigence iden­tiques ; pro­messe que les liens à la com­mu­nau­té scien­ti­fique seraient régu­lés par l’exercice de la rai­son et non par celui du pou­voir ; pro­messe d’intégrer des col­lec­tifs sur la base de pro­jets scien­ti­fiques cohé­rents et non d’une ges­tion comp­table et addi­tive des postes et des pro­duc­tions édi­to­riales. Face à cette situa­tion, l’anonymat de la pro­duc­tion scien­ti­fique pour­rait être une forme de mise à l’épreuve de la capa­ci­té du champ édi­to­rial des sciences humaines et sociales à assu­mer, ne serait-ce que ponc­tuel­le­ment, les valeurs qui ont fon­dé l’activité scien­ti­fique. Sommes-nous encore prêt à croire qu’un texte puisse ne ser­vir qu’au débat col­lec­tif dans la com­mu­nau­té des pairs ? Bien enten­du, il ne s’agit là que de l’un des mul­tiples aspects sur les­quels inter­ve­nir pour recons­truire les uto­pies per­dues des sciences humaines et sociales. Bien enten­du, le contexte contem­po­rain d’une scien­to­mé­trie ges­tion­naire et triom­phante ne s’y prête guère.

C’est à tous les niveaux qu’il fau­drait agir : dans les comi­tés de sélec­tion des revues et col­loques, dans les com­mis­sions de spé­cia­listes qui choi­sissent les futurs ensei­gnants cher­cheurs, dans les labo­ra­toires, dans les minis­tères concer­nés, au sein des uni­ver­si­tés et de leurs moda­li­tés concrètes de fonc­tion­ne­ment, etc. Ce qu’il fau­drait réa­li­ser pour que la notion de col­lec­tif prenne sens relève d’une ambi­tion poli­tique. Or, nulle action poli­tique d’envergure ne sau­rait se déve­lop­per sans être gui­dée par une forte croyance, sans uto­pie fon­da­trice. Cette uto­pie fon­da­trice, nous n’avons même pas à l’inventer : elle existe déjà, et c’est elle qui a fon­dé les ins­ti­tu­tions qui nous hébergent aujourd’hui. Ce que nous avons à faire, c’est y croire, encore.

Références bibliographiques

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DESCARTES, René. « Dis­cours de la méthode », Paris : Vrin, 1992. [1ère édi­tion : 1637]

SHAPIN, Ste­ven. « Une pompe de cir­cons­tance : la tech­no­lo­gie lit­té­raire de Boyle », In : LATOUR, Bru­no et CALLON, Michel [sous la dir. de], La science telle qu’elle se fait, Paris, La Décou­verte, 1991, p. 37 à 86.

STENGERS, Isa­belle. « L’invention des sciences », Paris : La Décou­verte, 1993.

Notes

[1] Par contre, dans le détail, des struc­tures qui ont même sta­tut peuvent dif­fé­rer consi­dé­ra­ble­ment dans leur forme et leur fonc­tion­ne­ment. Par exemple un labo­ra­toire de phy­sique et un centre de recherche en socio­lo­gie n’ont maté­riel­le­ment pas grand chose à voir l’un avec l’autre : des locaux très équi­pés avec des cher­cheurs pré­sents quo­ti­dien­ne­ment dans un cas, un bureau équi­pés d’une table et d’un télé­phone où l’équipe se réunit tous les mois dans l’autre cas, l’activité de recherche pro­pre­ment dite se dérou­lant ailleurs.

[2] JEANNERET, Yves, L’affaire Sokal ou la que­relle des impos­tures, Paris, PUF, 1998 ; JURDANT, Bau­douin, Impos­tures scien­ti­fiques, Paris, La Découverte/Alliage, 1998.

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