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Tribune dans Le Monde : « Les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée »


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J’ai signé avec plus de 2000 col­lègues uni­ver­si­taires, doctorant.e.s et étudiant.e.s une tri­bune dans Le Monde  en réponse au mani­feste des 100 réac­tion­naires qui appe­laient à la mise en place d’une police de la pen­sée à l’u­ni­ver­si­té. Les temps sombres sont donc reve­nus : ceux où il faut se battre à nou­veau pour la liber­té de mener des recherches, d’en débattre et de les publier sans cen­sure poli­tique en France. Le pire étant qu’il faut se battre y com­pris contre ses propres col­lègues : une signa­taire du “mani­feste des 100”, lit­té­raire dis­tin­guée, fait par­tie de mon UFR… Des col­lègues qui, au lieu d’ar­gu­men­ter et de se docu­men­ter sur des tra­vaux qu’il n’ont visi­ble­ment pas lus ou en tout cas pas com­pris, adhèrent à la sinistre pro­pa­gande et au lexique de l’ex­trême droite et semblent sou­hai­ter le retour des auto­da­fés… Comme la tri­bune que nous avons signée n’est acces­sible qu’aux abonné.e.s du Monde, je la reco­pie inté­gra­le­ment plus bas. L’en­jeu est suf­fi­sam­ment impor­tant pour qu’on laisse chacun.e juger sur pièce des argu­ments échangés.

Cette tri­bune rejoint à sa manière les diverses tri­bunes de col­lègues et d’étudiant.e.s publiées récem­ment en réponse aux pro­pos calom­nieux pro­fé­rés par Jean-Michel Blan­quer à pro­pos de l’u­ni­ver­si­té, et éga­le­ment aux récentes et inad­mis­sibles attaques du Sénat contre les liber­tés académiques :

http://rogueesr.fr/lettre-ouverte-lpr/

https://blogs.mediapart.fr/eric-fassin/blog/011120/qui-est-complice-de-qui-les-libertes-academiques-en-peril

https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/041120/precarisation-libertes-academiques-stop-la-destruction-de-la-recherche-universitaire

https://blogs.mediapart.fr/solene-gc/blog/041120/les-universitaires-et-opposants-politiques-dans-le-collimateur-de-lrem

https://blogs.mediapart.fr/fanny-monbeig/blog/311020/pas-en-mon-nom

Pas de doute : c’est bien une droite extrême radi­ca­li­sée que nous avons actuel­le­ment au pou­voir, et si nous la lais­sons faire, elle plon­ge­ra le pays dans un tota­li­ta­risme d’au­tant plus violent et arbi­traire qu’il se pré­sente en col blanc et qu’il s’ac­com­pagne d’un déluge écœu­rant de pro­pa­gande médiatique.

 

Voi­ci le texte de la tri­bune publiée dans Le Monde :

Nous avons lu le texte déso­lant inti­tu­lé « mani­feste des cent ». Nous savons bien que nous ne convain­crons pas ses signa­taires : nous pour­rions donc les lais­ser dire et les lais­ser faire. Cepen­dant, leur appel à la police de la pen­sée dans les uni­ver­si­tés ne sau­rait res­ter sans réac­tion. Pas davan­tage que leur voca­bu­laire emprun­té à l’extrême droite, après Jean-Michel Blan­quer et son recours au registre de la « gangrène ».

« Isla­mo-gau­chisme », puisque telle est l’insulte agi­tée pour tout argu­ment, nous rap­pelle d’autres injures, à l’instar de « judéo-bol­che­visme » : des temps sombres et des ana­thèmes aux­quels nous refu­sons de céder.

Les uni­ver­si­taires auteurs de ce texte devraient le savoir : il ne suf­fit pas de bran­dir des mots dis­qua­li­fiants, comme « doxa » ou « prê­chi-prê­cha », à la place d’un argu­men­taire. Parce que ces mots risquent fort, alors, de se retour­ner contre leurs signa­taires. Mieux vaut donc uti­li­ser avec pru­dence les accu­sa­tions de « confor­misme intel­lec­tuel », de « peur » et de « poli­ti­que­ment cor­rect » : elles pour­raient bien s’appliquer à ceux et celles qui les émettent.

Au fond, une seule « thèse » est ici avan­cée : un cou­rant d’étude et de pen­sée se déve­lop­pe­rait dans les uni­ver­si­tés, qui nour­ri­rait « une haine des “Blancs’’ et de la France ». Une telle affir­ma­tion est sidé­rante. En quoi l’étude des iden­ti­tés mul­tiples et croi­sées, des oppres­sions et des com­bats pour l’émancipation condui­rait-elle à de tels sentiments ?

Nous connais­sons l’histoire de France dans toute sa diver­si­té. On y trouve des enga­ge­ments pour l’émancipation, l’égalité et le droit ; on y trouve aus­si des hor­reurs, vio­lence colo­niale, vio­lence sociale et formes ter­ribles de répres­sion. Mais rien qui en fasse une « essence ».

Une autre accu­sa­tion grave vient du mot « racia­liste » cen­sé défi­nir l’« idéo­lo­gie » pré­ten­du­ment dif­fu­sée dans les uni­ver­si­tés. L’approche ici visée, parce qu’elle exa­mine entre autres le poids des oppres­sions sociales, sexistes, et racistes, serait « racia­liste ». L’épithète est infâme : elle désigne des pen­sées et régimes racistes qui se fondent sur une sup­po­sée hié­rar­chie des races. Les signa­taires le savent pour­tant très bien : l’approche socio­lo­gique et cri­tique des ques­tions raciales, tout comme les approches inter­sec­tion­nelles si sou­vent atta­quées, en met­tant au jour ces oppres­sions, entend au contraire les com­battre. 

Il est encore un stig­mate dis­til­lé dans ce texte : cette approche vien­drait des « cam­pus nord-amé­ri­cains ». Cette « accu­sa­tion » prê­te­rait à sou­rire si elle ne sous-enten­dait pas que toute forme de réflexion s’inspirant et se nour­ris­sant d’ailleurs serait par prin­cipe sus­pecte. De sur­croît, cette manière d’étudier les socié­tés émane de tous les conti­nents – et tout autant d’ailleurs de l’ensemble du conti­nent amé­ri­cain et des Caraïbes. C’est réjouissant.
 
Le « Mani­feste des cent » pro­pose deux choses : fus­ti­ger tout un cou­rant d’analyse des socié­tés qui devrait être com­bat­tu et tra­qué ; exi­ger une ins­tance de contrôle pour la défense des liber­tés aca­dé­miques. Ses signa­taires ne paraissent pas per­ce­voir à quel point ces pro­po­si­tions sont contra­dic­toires : com­bien les liber­tés sont pré­ci­sé­ment fou­lées au pied lorsqu’on en appelle à la dénon­cia­tion d’études et de pen­sée. Cher­cher à cen­su­rer l’expression de ce tra­vail est non seule­ment inac­cep­table ; cela avi­lit aus­si les prin­cipes  que dit défendre l’« appel des cent » : la répu­blique et la liberté.
 
Il est conster­nant qu’à l’heure du deuil face à des atten­tats ter­ro­ristes, à l’heure des rap­pels sur la liber­té d’expression, des uni­ver­si­taires s’emparent d’assassinats abjects pour régler leurs comptes et accu­ser leurs col­lègues de com­pli­ci­té. C’est indigne de la situation. 
 
Nous conti­nue­rons de défendre la place d’une approche ouverte, cri­tique et tolé­rante, une transmission 
des savoirs fon­dée sur l’émancipation et la digni­té, comme une contri­bu­tion salu­taire face à la vio­lence et la haine.
Igor Babou
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