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Nova Atlantis : Manifeste pour une utopie baconienne en sciences humaines et sociales


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Babou, Igor et Le Marec, Joëlle, « Nova Atlan­tis — Mani­feste pour une uto­pie baco­nienne en sciences humaines et sociales », Alliage n°47, Anais Edi­tions, 2001, p. 3–10.

Croyons-nous encore à la pos­si­bi­li­té d’un tra­vail col­lec­tif en sciences humaines et sociales ? Certes, les réseaux, axes thé­ma­tiques, grou­pe­ments de recherche, et autres groupes d’études, ne cessent de se créer. Mais la plu­part du temps, les cher­cheurs sont som­més de s’associer sous la pres­sion des modes de finan­ce­ment de la recherche et des logiques admi­nis­tra­tives et comp­tables de consti­tu­tion des équipes, en ali­gnant des « forces » et des réseaux d’influence, en pro­met­tant une inter­dis­ci­pli­na­ri­té bien sou­vent com­man­dée par la seule néces­si­té de faire avec l’hétérogénéité de démarches indi­vi­duelles. Existe-t-il encore mal­gré tout la pos­si­bi­li­té de faire exis­ter des groupes de recherche qui soient fon­dés sur un véri­table pro­jet scien­ti­fique commun ?

Croyons-nous encore en une vision de la science comme tra­vail col­lec­tif, empi­rique et public ? L’une des carac­té­ris­tiques de la pra­tique scien­ti­fique est l’effacement de l’auteur der­rière un dis­cours dit « ration­nel » qui évite le recours au « je » de la sub­jec­ti­vi­té et des posi­tions d’autorité. La science tente de contrer la puis­sance des dis­cours d’opinion et d’autorité en confron­tant ses hypo­thèses à la résis­tance des por­tions de réa­li­té qu’elle découpe concep­tuel­le­ment et sur les­quelles elle tra­vaille empi­ri­que­ment. Mais dans le même temps, la méta­phore du « champ » scien­ti­fique, les struc­tures édi­to­riales et l’organisation de la recherche ne pré­sup­posent-t-elle pas une topo­lo­gie, des guerres ter­ri­to­riales et des sys­tèmes d’exclusion qui montrent que des sujets s’affirment et posent leur iden­ti­té en tant qu’auteurs ?

La ques­tion que nous posons est alors la sui­vante : croyons-nous encore à l’utopie baco­nienne de l’organisation col­lec­tive de la pro­duc­tion des connaissances ?

baconAngle­terre, 1627 : le cha­pe­lain et secré­taire de Fran­cis Bacon publie à titre post­hume une œuvre majeure de son maître, la Nou­velle Atlan­tide. On y lit, sous la forme d’un récit de voyage ima­gi­naire, un plai­doyer pour une orga­ni­sa­tion col­lec­tive et publique de la recherche scien­ti­fique au sein de laquelle l’exercice de la Rai­son pren­drait le pas sur l’identité des cher­cheurs. La Mai­son de Salo­mon, ins­ti­tu­tion d’une île ima­gi­naire des mers du Sud, orga­nise en son sein des tâches qui pré­fi­gurent le fonc­tion­ne­ment actuel de tous les éta­blis­se­ments scien­ti­fiques : voyages d’études, recen­sions biblio­gra­phiques, véri­fi­ca­tions et pla­ni­fi­ca­tion d’expérimentations, inter­pré­ta­tions et géné­ra­li­sa­tions des résul­tats, déve­lop­pe­ment d’applications, et enfin for­ma­tion à la recherche et pré­sen­ta­tions au public. Peu après, de 1650 à 1660, Robert Boyle effec­tue publi­que­ment une série d’expériences de pneu­ma­tique et s’appuie sur la tra­di­tion juri­dique pour impo­ser l’idée que les faits scien­ti­fiques sont construits col­lec­ti­ve­ment dans la mesure où la vali­di­té d’une expé­ri­men­ta­tion dépend de la mul­ti­pli­ci­té des témoi­gnages pou­vant attes­ter de sa réus­site (Sha­pin, 1990). En 1660, la Royal Socie­ty est fon­dée à Londres et sera consi­dé­rée comme la réa­li­sa­tion de la Mai­son de Salo­mon (Le Dœuff et Lla­se­ra, 1995). Théo­ri­sa­tion de la science comme orga­ni­sa­tion col­lec­tive, pra­tique publique basée sur des prin­cipes juri­diques, et enfin ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion par l’État : l’Angleterre du XVIIe siècle voit se mettre en place les valeurs et les dis­po­si­tifs qui nous guident encore aujourd’hui dans notre tra­vail quotidien.

Bien sûr, tout ne fut pas aus­si linéaire et évident que ce rapide compte ren­du his­to­rique le laisse sup­po­ser : Des­cartes reçoit l’illumination de la connais­sance lors d’un séjour soli­taire et hiver­nal auprès d’un poêle sur les rives du Danube, et affirme dans son Dis­cours de la méthode (1637) que les œuvres col­lec­tives ne peuvent appro­cher autant de la véri­té que les rai­son­ne­ments d’un indi­vi­du seul. Mais il est clair que Bacon a eu sur ce point rai­son contre Descartes.

Les sciences humaines et sociales ont, aujourd’hui encore, une réflexion à mener sur leur dimen­sion col­lec­tive et publique. Ce n’est pas tant parce qu’elles devraient mimer la pra­tique des scien­ti­fiques en blouses blanches pen­chés sur leurs expé­ri­men­ta­tions, mais parce qu’elles détiennent elles aus­si une par­tie de leur légi­ti­mi­té du fait qu’elles pro­duisent un dis­cours non réfé­rable à la sub­jec­ti­vi­té ou à l’opinion d’un seul indi­vi­du. Loin de ne consti­tuer qu’un effet de style, l’effacement du sujet du dis­cours a en effet pour enjeu de favo­ri­ser sa com­pré­hen­sion par d’autres cher­cheurs, voire la véri­fi­ca­tion des énon­cés pro­po­sés par qui­conque se repla­ce­rait dans des condi­tions iden­tiques. Cette concep­tion pose la recherche scien­ti­fique comme le résul­tat d’un pro­ces­sus qui dépasse l’échelle indi­vi­duelle : au plan tem­po­rel (carac­tère cumu­la­tif des résul­tats), mais aus­si au plan orga­ni­sa­tion­nel (la construc­tion d’un savoir passe néces­sai­re­ment par des dis­po­si­tifs orga­ni­sés poli­ti­que­ment et tech­ni­que­ment). Sans une réelle prise de conscience de ces enjeux, les sciences humaines et sociales ne risquent-elles pas de se réduire à un exer­cice sans autre por­tée que littéraire ?

Qu’est-ce qu’une production scientifique ?

La pro­duc­tion scien­ti­fique n’est pas défi­nie une fois pour toutes de façon consen­suelle au sein de la com­mu­nau­té scien­ti­fique au sens élar­gi (sciences de la nature, sciences humaines et sociales). En par­ti­cu­lier, ce qui fait lien dans cette com­mu­nau­té élar­gie est aujourd’hui cer­tai­ne­ment autant d’ordre cog­ni­tif (dans une accep­tion de la construc­tion du savoir issue de l’épistémologie clas­sique), que d’ordre ins­ti­tu­tion­nel : c’est le sta­tut uni­fié des cher­cheurs et ensei­gnants cher­cheurs comme agents de l’État recru­tés selon des pro­cé­dures com­munes pour tous (la thèse, la qua­li­fi­ca­tion, le concours, les com­mis­sions de spé­cia­listes), ce sont les modes de cadrage de l’action dans des uni­tés d’enseignement et de recherche créés et éva­lués selon les mêmes cri­tères sur tout le ter­ri­toire [1].

Pour ce qui concerne la nature de l’activité de pro­duc­tion de connais­sances effec­tuée dans ces cadres ins­ti­tu­tion­nels rela­ti­ve­ment consen­suels, le débat est intense, sou­vent polé­mique, com­plexe, avec des stra­té­gies d’affrontement par­fois sur­pre­nantes comme dans le cas de l’affaire Sokal[2]. Une par­tie de la contro­verse, issue de la socio­lo­gie des sciences, porte sur la dimen­sion sociale de cette acti­vi­té de pro­duc­tion des connais­sances qui ne peut plus guère être réfé­rée exclu­si­ve­ment à des normes phi­lo­so­phiques et cog­ni­tives défi­nies en dehors de tout contexte. On admet aujourd’hui que les « logiques sociales » — terme flou et neutre pour dési­gner les rap­ports sociaux sans lâcher l’idée de déter­mi­nismes sous-ter­rains — sont une dimen­sion capi­tale de la construc­tion des savoirs et de leur cir­cu­la­tion, y com­pris dans la sphère sociale du scien­ti­fique. Mais les pro­mo­teurs de cette repré­sen­ta­tion y voient sou­vent un moyen de don­ner une bonne leçon aux scien­ti­fiques, en leur démon­trant que der­rière les rai­sons expli­cites invo­quées par eux pour jus­ti­fier et ratio­na­li­ser leurs modes de faire, se trouvent tou­jours d’autre causes invi­sibles au sens com­mun que seul un autre scien­ti­fique spé­cia­liste du fonc­tion­ne­ment social per­çoit par-delà les apparences.

Il se trouve qu’une telle pers­pec­tive ne règle pas l’une des déter­mi­na­tions fon­da­men­tales de l’action, qui est sa dimen­sion poli­tique : l’action n’est pas seule­ment sous-ten­due par des « logiques d’action » impli­cites, mais aus­si par des volon­tés d’agir expli­cites et assu­mées col­lec­ti­ve­ment et ins­ti­tu­tion­nel­le­ment. En fin de compte, les scien­ti­fiques du champ des sciences humaines et sociales peuvent par­fai­te­ment reven­di­quer le fait qu’ils sont des acteurs sociaux « comme les autres », construi­sant des pra­tiques qui s’affirment elles-mêmes expli­ci­te­ment comme des pra­tiques poli­tiques. Isa­belle Sten­gers, a détaillé la symé­trie des modes d’agir des cher­cheurs inté­res­sés aux pra­tiques et des per­sonnes qu’ils étu­dient, les uns et les autres étant des acteurs « qui ne cessent d’inventer la manière dont se dis­cutent et se décident les réfé­rences à la légi­ti­mi­té et à l’autorité comme aus­si la répar­ti­tion des droits et des devoirs, et la dis­tinc­tion entre ceux qui ont le droit à la parole et les autres » (Sten­gers, 1993, p. 71).

Comme on l’a vu, on trou­vait déjà chez Bacon, par­fai­te­ment expli­ci­té, le pro­jet poli­tique d’une science conçue comme acti­vi­té sociale pro­dui­sant un cer­tain type de savoir au moyen d’une ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion qui en assu­re­rait la péren­ni­té. L’engagement dans un col­lec­tif dont la tem­po­ra­li­té dépasse les échelles indi­vi­duelles s’appuie alors néces­sai­re­ment sur une croyance com­mune, c’est-à-dire une uto­pie assu­mée, néces­saire à l’action col­lec­tive à long terme.

Une per­cep­tion de l’activité scien­ti­fique sur un mode socio­lo­gique se répand très lar­ge­ment dans les sciences humaines, y com­pris chez les acteurs eux-mêmes, dans une pers­pec­tive réflexive : la per­cep­tion des modes d’organisation, des stra­té­gies, des cadres prag­ma­tiques de l’action, des situa­tions, des rap­ports de pou­voir, de com­pé­ti­tion ou de coopé­ra­tion, devient cen­trale dans l’intelligence cri­tique de la recherche. Ces élé­ments per­mettent aux cher­cheurs de se situer en per­ma­nence dans les enjeux sociaux qui sont l’objet même des pro­blé­ma­tiques qu’ils déve­loppent. Ain­si, la construc­tion d’une pos­ture cri­tique « dif­fé­rente » devient-elle un enjeu épis­té­mo­lo­gique reven­di­qué comme tel chez les socio­logues, de même que les approches com­pré­hen­sives sont théo­ri­sées comme telles en anthro­po­lo­gie. C’est là par­fois un moyen pour le cher­cheur d’éviter d’assumer trop ouver­te­ment la cou­pure épis­té­mo­lo­gique bache­lar­dienne : « voyez, je m’inscris moi aus­si dans le social ! ». Mais on se retrouve fina­le­ment à peu de choses près avec la même dif­fi­cul­té à carac­té­ri­ser l’activité scien­ti­fique : que l’on pose les prin­cipes épis­té­mo­lo­giques comme fon­de­ments de la construc­tion du savoir scien­ti­fique, ou que l’on pose les « logiques sociales » comme déter­mi­nants plus ou moins impli­cites de l’activité de pro­duc­tion de savoirs sociaux, la volon­té poli­tique des cher­cheurs en tant qu’acteurs sociaux est mise hors de ques­tion, « épis­té­mo­lo­gi­sée » et éva­cuée dans un cas, « socio­lo­gi­sée » et dénon­cée dans l’autre.

La sin­gu­la­ri­té de la science, qui fait qu’elle relève aus­si d’un pro­jet col­lec­tif, ne peut pas seule­ment être ana­ly­sée en termes épis­té­mo­lo­giques, ou être dénon­cée en termes socio­lo­giques. Nous pen­sons que ce pro­jet col­lec­tif doit rele­ver d’une volon­té, d’une croyance en un hori­zon uto­pique, et qu’il s’agit, encore et tou­jours, de le construire comme une éthique gui­dant l’action : nous devons avoir envie d’une science réel­le­ment col­lec­tive, sans quoi aucune construc­tion d’un savoir scien­ti­fique n’est jus­ti­fiable. On peut dénon­cer le fait que l’utopie col­lec­tive que nous reven­di­quons ici serait un ali­bi ou une illu­sion mas­quant la toute puis­sance des logiques sociales ordi­naires. Mais jus­te­ment, pen­ser tout fonc­tion­ne­ment scien­ti­fique à par­tir des « logiques sociales ordi­naires » n’est-il pas le symp­tôme d’un refus de croire en cette uto­pie sans laquelle la science actuelle n’aurait jamais existé ?

Il est néces­saire aujourd’hui de rap­pe­ler cette dimen­sion de l’activité scien­ti­fique pour évi­ter que les argu­ments sur la nature de la pro­duc­tion scien­ti­fique ne soient exclu­si­ve­ment dépen­dants du constat désa­bu­sé de ce qui est effec­ti­ve­ment fait, au nom d’une sorte de moder­nisme faus­se­ment modeste et prag­ma­tique : la science n’aurait pas à être autre chose que ce qu’on pour­rait en voir ici et main­te­nant et qui aurait le mérite d’exister réel­le­ment, contrai­re­ment aux uto­pies qui seraient quant à elles des fic­tions culturelles.

Quels enjeux de connaissance pour les sciences humaines ?

Une fois posé cet hori­zon uto­pique, il convient d’examiner ce qui s’oppose encore au che­mi­ne­ment de la recherche vers un réel fonc­tion­ne­ment col­lec­tif, assu­mé sur ces bases éthiques. Les sciences humaines ont des dif­fi­cul­tés aujourd’hui à trou­ver un consen­sus sur leurs enjeux épis­té­mo­lo­giques. Il y a un double sys­tème de valeurs pos­sible : la valeur heu­ris­tique, et la valeur du résul­tat. La nature de la connais­sance pro­duite n’est pas la même dans les deux cas. Le débat est légi­time, il struc­ture plus ou moins la par­ti­tion sciences humaines/sciences sociales, et il est aigu dans le cas de dis­ci­plines jeunes. Mais il nous semble que dans bien des cas, le pro­blème vient moins de l’absence d’un consen­sus sur la ques­tion, que de deux phé­no­mènes qui empêchent un débat scien­ti­fique de se déve­lop­per loya­le­ment : d’une part la com­pé­ti­tion entre la pro­duc­tion du ques­tion­ne­ment et la pro­duc­tion de résul­tats et d’autre part la valo­ri­sa­tion de la pro­duc­tion dans le champ édi­to­rial. Dans des dis­ci­plines telles que l’anthropologie ou les sciences de la com­mu­ni­ca­tion, les deux ten­dances co-existent, ce qui consti­tue une réelle richesse.

Mais le cre­do d’une inter­dis­ci­pli­na­ri­té heu­reuse, d’un métis­sage des approches de tous types, est au mieux illu­soire, au pire hypo­crite dès lors que ces deux concep­tions de la pro­duc­tion scien­ti­fique refusent de recon­naître leur anta­go­nisme néces­saire au plan théo­rique et les cli­vages qui en découlent quant aux moda­li­tés de la construc­tion et de la valo­ri­sa­tion de la recherche. Au plan théo­rique, ce qui est hypo­thèse de départ pour l’un est résul­tat pour l’autre. Ou plus exac­te­ment, ce qui est hypo­thèse des­ti­née à la construc­tion d’un pro­to­cole de véri­fi­ca­tion pour l’un est pour l’autre le maté­riau concep­tuel qu’il faut tra­vailler en vue de l’élaboration d’une inter­pré­ta­tion ou de la pro­duc­tion de ques­tions nou­velles (dont on dif­fère bien enten­du la véri­fi­ca­tion). Il est évident que les deux concep­tions ne peuvent pas se tolé­rer sans se renier, et elles ren­voient dans toute car­rière de cher­cheur à des expé­riences fon­da­trices : sen­ti­ment de la décou­verte issue du trai­te­ment d’un cor­pus ou d’un ter­rain pour l’un, plai­sir de la cohé­rence issue de l’argumentation pour l’autre. La croyance des empi­ristes dans la capa­ci­té des faits à les éton­ner jus­ti­fie l’austérité de leurs pra­tiques : construc­tion fas­ti­dieuses de cor­pus, temps pas­sé sur le ter­rain, opé­ra­tions de trai­te­ment des don­nées. Elle s’oppose chez les her­mé­neutes à la croyance dans le carac­tère suf­fi­sant du « sac à ques­tions » de la phi­lo­so­phie pour rendre compte de tout ce qui a pu être pen­sé d’intéressant depuis l’antiquité, grecque si possible.

On est ren­voyé ici à la dimen­sion poli­tique des sciences, dans la mesure où le mode de for­ma­tion des indi­vi­dus construit ces expé­riences fon­da­trices qui orga­nisent l’adhésion au col­lec­tif. La thèse est sans conteste l’une de ces expé­riences. Au plan de la construc­tion de la recherche, les tem­po­ra­li­tés res­pec­tives mises en jeu ne sont pas com­pa­rables. La recherche cen­trée sur la pro­duc­tion de résul­tats néces­site de longues séquences pour la construc­tion des pro­to­coles, des col­lectes et des trai­te­ments de don­nées. Et il n’est pas garan­ti d’avance que les résul­tats seront aus­si beaux que les hypo­thèses. La recherche cen­trée sur le ques­tion­ne­ment valo­rise par contre une acti­vi­té d’écriture pour « cher­cher » la pen­sée à par­tir des intui­tions, acti­vi­té qui fait bien sou­vent l’économie de l’étape de véri­fi­ca­tion empi­rique. On rejoint alors une autre pierre d’achoppement dans la concep­tion de la pro­duc­tion scien­ti­fique : l’opérativité sociale des sciences sociales. Dans les démarches inter­pré­ta­tives, on passe sans heurt de la posi­tion du scien­ti­fique à la posi­tion d’interprète, voire d’avocat du social, c’est à dire à la pos­ture de l’intellectuel. La pos­ture de dénon­cia­tion ou la pos­ture apo­lo­gé­tique de la pro­phé­tie se sub­sti­tuent à la pers­pec­tive cri­tique ou à l’ambition pré­dic­tive qui sont effec­ti­ve­ment des hori­zons de réfé­rence dans le champ scientifique.

C’est dans ce jeu d’assimilation par­fois directe entre prise de dis­tance cri­tique et prise de dis­tance métho­do­lo­gique, que les approches empi­riques peuvent être consi­dé­rées comme posi­ti­vistes ou tout au moins tou­jours trop com­plai­santes puisque non cri­tiques (au sens moral du terme). De même, en anthro­po­lo­gie, la reven­di­ca­tion d’approches com­pré­hen­sives devient un posi­tion­ne­ment métho­do­lo­gique qui est posé en réac­tion à cette for­tune de la pos­ture cri­tique de l’intellectuel mora­liste ou acteur social. Le brouillage des posi­tions intel­lec­tuelles et scien­ti­fiques est posé en termes métho­do­lo­giques, mais il ren­voie à des pro­blèmes de posi­tion­ne­ment de la science comme mode de construc­tion des connais­sances ayant valeur de véri­té à d’autres échelles d’action et de temps que les débats inter-indi­vi­duels dans le temps immé­diat du sémi­naire, du col­loque ou du débat public. Cela ne signi­fie évi­dem­ment pas que les cher­cheurs ne puissent expri­mer des opi­nions ni prendre des posi­tions, y com­pris à par­tir de leurs propres pra­tiques : il y a loin des prin­cipes aux pra­tiques effec­tives qui s’incarnent dans des réa­li­tés sociales vivantes, et c’est tant mieux.

C’est prin­ci­pa­le­ment au plan de la valo­ri­sa­tion de la recherche que les anta­go­nismes se tra­duisent concrè­te­ment en une com­pé­ti­tion inégale : le fait que l’essai ou le com­men­taire soit une pro­duc­tion scien­ti­fique n’est pas assez ques­tion­né. Ce qui fait pro­blème par exemple, c’est que le com­men­taire ou l’essai soit sen­si­ble­ment plus valo­ri­sé dans la com­mu­nau­té scien­ti­fique que le rap­port de recherche ou l’article pré­sen­tant des résul­tats empi­riques. L’édition scien­ti­fique se cale sur les struc­tures de l’édition lit­té­raire : valo­ri­sa­tion des auteurs, pres­tiges des mai­sons d’éditions cano­niques, effets de « sai­son » dans cer­tains cas, notam­ment dans le contexte d’une actua­li­té sen­sible (Inter­net, les ban­lieues, le lien social, etc.). Ce type d’enjeux est très lar­ge­ment contra­dic­toire avec la logique de l’écriture scien­ti­fique. La cir­cu­la­tion et l’organisation du débat à l’intérieur des com­mu­nau­tés scien­ti­fiques a bien sus­ci­té des types d’organisation édi­to­riale spé­ci­fiques tels que les bases de pré-prints adap­tées au débat, mais celles-ci sont très rares et elles ne sti­mulent guère les cher­cheurs qui ont peu inté­rêt à consa­crer du temps à ce type de pro­duc­tions peu valo­ri­sées. Les exemples mon­trant la colo­ni­sa­tion de l’édition scien­ti­fique par les enjeux de pres­tige sont innom­brables. Ain­si, un papier dans une revue à comi­té de lec­ture est une pro­duc­tion scien­ti­fique nor­ma­li­sée, mais en aucun cas elle n’aura l’impact, même dans l’institution scien­ti­fique elle-même, d’un ouvrage écrit par une per­son­na­li­té et publié par une mai­son d’édition pres­ti­gieuse. Même dans les revues scien­ti­fiques, la recherche des signa­tures est un enjeu majeur pour la noto­rié­té de la revue, bien plus que les normes qu’elle se donne pour éva­luer les papiers sou­mis à publi­ca­tion. La per­son­na­li­té d’un auteur vedette légi­time la publi­ca­tion bien plus sûre­ment que la com­po­si­tion et l’organisation des col­lec­tifs qui garan­tissent le fonc­tion­ne­ment de la revue.

Récem­ment, la course à la publi­ca­tion des thèses a pu géné­rer des débats sur­pre­nants : une bonne thèse serait d’emblée un bon livre, c’est-à-dire une pro­duc­tion édi­to­riale adap­tée au mar­ché ! On peut s’étonner que les ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques aient pu délé­guer à ce point la valo­ri­sa­tion tant sociale que pro­fes­sion­nelle de leur pro­duc­tion au champ édi­to­rial clas­sique. Peut-être est-ce jus­te­ment parce que le champ édi­to­rial per­met de faire d’une pierre deux coups, valo­ri­sa­tion sociale et valo­ri­sa­tion pro­fes­sion­nelle, que la néces­si­té d’une publi­ci­té répon­dant aux cri­tères d’une pro­duc­tion scien­ti­fique col­lec­tive n’a pas été assez forte pour géné­rer un type d’édition ori­gi­nal. Ain­si, la recon­nais­sance sociale est trop sou­vent un cri­tère de valo­ri­sa­tion pro­fes­sion­nelle dans les sciences humaines. L’idée de plus en plus fré­quente de pas­ser direc­te­ment de la thèse au livre irait dans cette logique du raccourci.

Y croire, encore

La thèse se pré­sente comme une pro­messe : pro­messe que l’effort de construc­tion de connais­sances four­ni pen­dant des années serait par la suite pro­lon­gé, déve­lop­pé et amé­lio­ré dans des condi­tions d’exigence iden­tiques ; pro­messe que les liens à la com­mu­nau­té scien­ti­fique seraient régu­lés par l’exercice de la rai­son et non par celui du pou­voir ; pro­messe d’intégrer des col­lec­tifs sur la base de pro­jets scien­ti­fiques cohé­rents et non d’une ges­tion comp­table et addi­tive des postes et des pro­duc­tions édi­to­riales. Face à cette situa­tion, l’anonymat de la pro­duc­tion scien­ti­fique pour­rait être une forme de mise à l’épreuve de la capa­ci­té du champ édi­to­rial des sciences humaines et sociales à assu­mer, ne serait-ce que ponc­tuel­le­ment, les valeurs qui ont fon­dé l’activité scien­ti­fique. Sommes-nous encore prêt à croire qu’un texte puisse ne ser­vir qu’au débat col­lec­tif dans la com­mu­nau­té des pairs ? Bien enten­du, il ne s’agit là que de l’un des mul­tiples aspects sur les­quels inter­ve­nir pour recons­truire les uto­pies per­dues des sciences humaines et sociales. Bien enten­du, le contexte contem­po­rain d’une scien­to­mé­trie ges­tion­naire et triom­phante ne s’y prête guère.

C’est à tous les niveaux qu’il fau­drait agir : dans les comi­tés de sélec­tion des revues et col­loques, dans les com­mis­sions de spé­cia­listes qui choi­sissent les futurs ensei­gnants cher­cheurs, dans les labo­ra­toires, dans les minis­tères concer­nés, au sein des uni­ver­si­tés et de leurs moda­li­tés concrètes de fonc­tion­ne­ment, etc. Ce qu’il fau­drait réa­li­ser pour que la notion de col­lec­tif prenne sens relève d’une ambi­tion poli­tique. Or, nulle action poli­tique d’envergure ne sau­rait se déve­lop­per sans être gui­dée par une forte croyance, sans uto­pie fon­da­trice. Cette uto­pie fon­da­trice, nous n’avons même pas à l’inventer : elle existe déjà, et c’est elle qui a fon­dé les ins­ti­tu­tions qui nous hébergent aujourd’hui. Ce que nous avons à faire, c’est y croire, encore.

Références bibliographiques

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STENGERS, Isa­belle. « L’invention des sciences », Paris : La Décou­verte, 1993.

Notes

[1] Par contre, dans le détail, des struc­tures qui ont même sta­tut peuvent dif­fé­rer consi­dé­ra­ble­ment dans leur forme et leur fonc­tion­ne­ment. Par exemple un labo­ra­toire de phy­sique et un centre de recherche en socio­lo­gie n’ont maté­riel­le­ment pas grand chose à voir l’un avec l’autre : des locaux très équi­pés avec des cher­cheurs pré­sents quo­ti­dien­ne­ment dans un cas, un bureau équi­pés d’une table et d’un télé­phone où l’équipe se réunit tous les mois dans l’autre cas, l’activité de recherche pro­pre­ment dite se dérou­lant ailleurs.

[2] JEANNERET, Yves, L’affaire Sokal ou la que­relle des impos­tures, Paris, PUF, 1998 ; JURDANT, Bau­douin, Impos­tures scien­ti­fiques, Paris, La Découverte/Alliage, 1998.

Igor Babou
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