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Université : une chercheuse Belge démissionne pour de bonnes raisons
2 février 2012 Réflexions et actions
Je suis professeur des universités en Sciences de l'information et de la communication.

Je travaille sur les relations entre nature, savoirs et sociétés, sur la patrimonialisation de l'environnement, sur les discours à propos de sciences, ainsi que sur la communication dans les institutions du savoir et de la culture. Au plan théorique, je me situe à l'articulation du champ de l'ethnologie et de la sémiotique des discours.

Sinon, dans la "vraie vie", je fais aussi plein d'autres choses tout à fait contre productives et pas scientifiques du tout... mais ça, c'est pour la vraie vie !
Igor Babou
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Voi­ci un texte, rédi­gé par une phi­lo­sophe Belge qui a déci­dé de démis­sion­ner de son uni­ver­si­té suite à une réflexion très géné­rale sur les évo­lu­tions contem­po­raines de nos métiers, sur l’i­na­ni­té des poli­tiques de “l’ex­cel­lence”, et sur la vic­toire de l’u­ti­li­ta­risme et du tech­ni­cisme. Ce texte cir­cule dans divers réseaux depuis peu, et il me semble contri­buer à une néces­saire et urgente réflexion. J’adhère à 100% aux constats de ce texte, en espé­rant qu’i­ci et là il reste encore quelques éner­gies dans les inter­stices pour contrer la mon­té de la médio­cri­té de l’i­déo­lo­gie de l’ex­cel­lence et de l’u­ti­li­ta­risme économique.

démis­sion (le texte en ver­sion pdf)

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POURQUOI JE DÉMISSIONNE DE L’UNIVERSITÉ APRÈS DIX ANS D’ENSEIGNEMENT

Plus que jamais il est néces­saire de réflé­chir au rôle que doivent jouer les uni­ver­si­tés dans des socié­tés en pro­fond bou­le­ver­se­ment, som­mées de choi­sir dans l’urgence le type de civi­li­sa­tion dans lequel elles veulent enga­ger l’humanité. L’université est, jusqu’à pré­sent, la seule ins­ti­tu­tion capable de pré­ser­ver et de trans­mettre l’ensemble des savoirs humains de tous les temps et de tous les lieux, de pro­duire de nou­veaux savoirs en les ins­cri­vant dans les acquis du pas­sé, et de mettre à la dis­po­si­tion des socié­tés cette syn­thèse d’expériences, de méthodes, de connais­sances dans tous les domaines, pour les éclai­rer dans les choix de ce qu’elles veulent faire de la vie humaine. Qu’à chaque époque l’université ait man­qué dans une cer­taine mesure à son pro­jet fon­da­teur, nous le lisons dans les cri­tiques qui lui ont constam­ment été adres­sées à juste titre, et il ne s’agit pas de s’accrocher par nos­tal­gie à l’une de ses formes anciennes. Mais jamais elle n’a été aus­si com­plai­sante envers la ten­dance domi­nante, jamais elle n’a renon­cé à ce point à uti­li­ser son poten­tiel intel­lec­tuel pour pen­ser les valeurs et les orien­ta­tions que cette ten­dance impose à l’ensemble des popu­la­tions, y com­pris aux uni­ver­si­tés elles mêmes. D’abord contraintes par les auto­ri­tés poli­tiques, comme on l’a vu de manière exem­plaire avec le pro­ces­sus de Bologne, il semble que ce soit volon­tai­re­ment main­te­nant que les direc­tions uni­ver­si­taires (à quelques rares excep­tions près) imposent la même fuite en avant, aveugle et irré­flé­chie, vers des savoirs étroi­te­ment uti­li­ta­ristes domi­nés par l’économisme et le technologisme.

Si ce phé­no­mène repose très clai­re­ment sur l’adhésion idéo­lo­gique de ceux qui exercent le pou­voir ins­ti­tu­tion­nel, il ne se serait pas impo­sé à l’ensemble des acteurs uni­ver­si­taires si l’on n’avait pas ins­tau­ré en même temps une série de contraintes des­ti­nées à para­ly­ser toute oppo­si­tion, par la menace de dis­pa­ri­tion des enti­tés qui ne sui­vraient pas la course folle de la concur­rence mon­diale : il faut atti­rer le « client », le faire réus­sir quelles que soient ses capa­ci­tés (« l’université de la réus­site » !), lui don­ner un diplôme qui lui assure une bonne place bien rému­né­rée, for­mer en le moins de temps pos­sible des cher­cheurs qui seront hyper pro­duc­tifs selon les stan­dards édi­to­riaux et entre­pre­neu­riaux, excel­lents ges­tion­naires et tou­jours prêts à sié­ger dans les mul­tiples com­mis­sions et conseils où se prennent les simu­lacres de déci­sions — simu­lacres, puisque tant les bud­gets que les cri­tères d’attribution et de sélec­tion sont déci­dés ailleurs. De qua­li­té, de dis­tance cri­tique, de réflexion sur la civi­li­sa­tion, il n’est plus jamais ques­tion. La nou­velle notion d’« excel­lence » ne désigne en rien la meilleure qua­li­té de l’enseignement et de la connais­sance, mais la meilleure capa­ci­té à engran­ger de gros bud­gets, de grosses équipes de fonc­tion­naires de labo­ra­toire, de gros titres dans des revues de plus en plus sen­sa­tion­na­listes et de moins en moins fiables. La fré­né­sie d’évaluations qui se déploie à tous les niveaux, depuis les com­mis­sions internes jusqu’au clas­se­ment de Shan­ghaï, ne fait que ren­for­cer l’absurdité de ces critères.

Il en résulte tout le contraire de ce qu’on pré­tend pro­mou­voir : en une dizaine d’années d’enseignement, j’ai vu la majo­ri­té des meilleurs étu­diants aban­don­ner l’université avant, pen­dant ou juste après la thèse, lorsqu’ils ont pris conscience de l’attitude qu’il leur fau­drait adop­ter pour conti­nuer cette car­rière ; j’ai vu les autres renon­cer à leur pro­fon­deur et à leur véri­table inté­rêt intel­lec­tuel pour s’adapter aux domaines et aux manières d’agir qui leur offri­raient des pers­pec­tives. Et bien sûr j’ai vu arri­ver les arri­vistes, à la pen­sée médiocre et à l’habileté pro­duc­tive, qui savent d’emblée où et avec qui il faut se pla­cer, qui n’ont aucun mal à for­ma­ter leur écri­ture pour répondre aux exi­gences édi­to­riales, qui peuvent faire vite puisqu’ils ne font rien d’exigeant. Hor­mis quelques excep­tions, quelques per­sonnes qui ont eu la chance d’arriver au bon moment avec la bonne qua­li­fi­ca­tion, ce sont ceux-là, les habiles médiocres, qui sont en train de s’installer — et la récente réforme du FNRS vient de sup­pri­mer les der­nières chances des étu­diants qui n’ont que leurs qua­li­tés intel­lec­tuelles à offrir, par la pré­pon­dé­rance que prend l’évaluation du ser­vice d’accueil sur celle de l’individu. Ces dérives pré­sentent des variantes et des degrés divers selon les dis­ci­plines et les pays, mais par­tout des col­lègues confirment les ten­dances géné­rales : concur­rence fon­dée sur la seule quan­ti­té ; choix des thèmes de recherche déter­mi­né par les orga­nismes finan­ceurs, eux-mêmes au ser­vice d’un modèle de socié­té selon lequel le pro­grès humain se trouve exclu­si­ve­ment dans la crois­sance éco­no­mique et dans le déve­lop­pe­ment tech­nique ; infla­tion des tâches admi­nis­tra­tives et mana­gé­riales aux dépens du temps consa­cré à l’enseignement et à l’amélioration des connais­sances. Pour l’illustrer par un exemple, un Dar­win, un Ein­stein, un Kant n’auraient aucune chance d’être sélec­tion­nés par l’application des cri­tères actuels. Quelles consé­quences pense-t-on que don­ne­ra une telle sélec­tion sur la recherche et les ensei­gne­ments futurs ? Pense-t-on pou­voir encore long­temps conten­ter le « client » en lui pro­po­sant des ensei­gnants d’envergure aus­si étroite ? Même par rap­port à sa propre défi­ni­tion de l’excellence, la poli­tique des auto­ri­tés scien­ti­fiques et aca­dé­miques est tout sim­ple­ment suicidaire.

Cer­tains diront peut-être que j’exagère, qu’il est tou­jours pos­sible de conci­lier quan­ti­té et qua­li­té, de pro­duire du bon tra­vail tout en se sou­met­tant aux impé­ra­tifs de la concur­rence. L’expérience dément cet opti­misme. Je ne dis pas que tout est mau­vais dans l’université actuelle, mais que ce qui s’y fait de bon vient plu­tôt de la résis­tance aux nou­velles mesures impo­sées que de leur appli­ca­tion, résis­tance qui ne pour­ra que s’affaiblir avec le temps. On constate, en effet, que toutes les dis­ci­plines sont en train de s’appauvrir parce que les indi­vi­dus les plus « effi­caces » qu’elles sélec­tionnent sont aus­si les moins pro­fonds, les plus étroi­te­ment spé­cia­li­sés c’est-à-dire les plus igno­rants, les plus inca­pables de com­prendre les enjeux de leurs propres résultats.

Même les dis­ci­plines à fort poten­tiel cri­tique, comme la phi­lo­so­phie ou les sciences sociales, s’accommodent des exi­gences média­tiques et conservent tou­jours suf­fi­sam­ment de confor­misme pour ne pas être exclues de la bataille pro­duc­ti­viste, — sans comp­ter leur inca­pa­ci­té à affron­ter l’incohérence entre leurs théo­ries cri­tiques et les pra­tiques que doivent indi­vi­duel­le­ment adop­ter leurs repré­sen­tants pour obte­nir le poste d’où ils pour­ront se faire entendre.

Je sais que beau­coup de col­lègues par­tagent ce juge­ment glo­bal et tentent héroï­que­ment de sau­ver quelques meubles, sur un fond de rési­gna­tion et d’impuissance. On pour­rait par consé­quent me repro­cher de quit­ter l’université au moment où il fau­drait lut­ter de l’intérieur pour inver­ser la ten­dance. Pour avoir fait quelques essais dans ce sens, et mal­gré mon estime pour ceux qui s’efforcent encore de limi­ter les dégâts, je pense que la lutte est vaine dans l’état actuel des choses, tant est puis­sante la conver­gence entre les inté­rêts indi­vi­duels de cer­tains et l’idéologie géné­rale à laquelle adhère l’institution universitaire.

Plu­tôt que de s’épuiser à nager contre le cou­rant, il est temps d’en sor­tir pour créer autre chose, pour fon­der une tout autre ins­ti­tu­tion capable de reprendre le rôle cru­cial de trans­mettre la mul­ti­pli­ci­té des aspects des civi­li­sa­tions humaines et de sti­mu­ler la réflexion indis­pen­sable sur les savoirs et les actes qui font gran­dir l’humanité. Tout est à construire, mais il y a de par le monde de plus en plus de gens qui ont l’intelligence, la culture et la volon­té pour le faire. En tous cas, il n’est plus temps de perdre ses forces à lut­ter contre la déca­dence annon­cée d’une ins­ti­tu­tion qui se saborde en se trom­pant d’excellence.

Annick Ste­vens,

Doc­teur en philosophie,

Char­gée de cours à l’Université de Liège depuis 2001.

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"4" Comments
    • Votre lien pointe vers une page intra­net qui n’est pas acces­sible pour quel­qu’un ne fai­sant pas par­tie du rec­to­rat. Quoi qu’il en soit, je trouve que les rai­sons évo­quées dans le texte de cette phi­lo­sophe sont excel­lentes : nous sommes des dizaines de mil­liers en Europe à res­sen­tir les choses de cette manière, et sans doute à rêver de d’ho­ri­zons p^lus sti­mu­lants que ceux que les tutelles uni­ver­si­taires nous imposent sans débat démo­cra­tique… Les rec­to­rats, pas plus que les pré­si­dences, ne nous repré­sentent pas. Ceci dit, je publie­rai volon­tiers votre lien quand il sera public.

      • le lien public conte­nant la réponse et les argu­ment de Ber­nard Ren­tier est ici 🙂
        http://recteur.blogs.ulg.ac.be/?p=808

        Les argu­ments de la phi­lo­sophe res­tent d’ac­tua­li­té, mais leur contexte semble effec­ti­ve­ment à nuancer …

        • Mer­ci pour le lien. J’ai bien lu les argu­ments de Ber­nard Ren­tier, et je ne trouve pas qu’ils rela­ti­visent ce texte. Je dirais même : au contraire. Le rec­teur rabat une réflexion géné­rale sur une stra­té­gie per­son­nelle sans avoir aucune preuve qu’il n’y aurait pas un lien entre le désir de démis­sion­ner pour cause de désac­cord de fond avec les poli­tiques uni­ver­si­taires de son pays et celui de rejoindre Mar­seille (pour la phi­lo­sophe Belge) : après tout, si les uni­ver­si­taires Belges se sen­taient si bien dans leurs uni­ver­si­tés (ce qui, à ma connais­sance, est loin d’être le cas…), ils y res­te­raient. Le fait de quit­ter sa ville pour une autre (avec les contraintes fami­liales qu’on ima­gine) n’est pas for­cé­ment un élé­ment à charge dis­qua­li­fiant une ana­lyse posée d’un point de vue géné­ral. Mais c’est clas­sique de la part de nom­breux ges­tion­naires de refu­ser à leurs per­son­nels la légi­ti­mi­té d’un regard construit sur leur situation. 

          Je sou­ris éga­le­ment à l’é­vo­ca­tion du pas­sé “gau­chiste” de M. le Rec­teur : j’en ai connu tant, de ces ex 68tards mon­tés en grade sur la base d’une ter­ri­fiante dupli­ci­té poli­tique. Ils sévissent dans les uni­ver­si­tés fran­çaises aus­si, et n’ont ces­sé de nous don­ner d’une main des gages de conscience poli­tique bien pen­sante de gauche(ode au ser­vice public, res­pect des valeurs fon­da­men­tales de l’hu­ma­nisme, j’en passe), tout en contri­buant acti­ve­ment, de l’autre main, à la des­truc­tion de ce même ser­vice public en votant, là où ils auraient pu résis­ter, pour l’ap­pli­ca­tion locale de la LRU. Pour moi, l’af­fir­ma­tion d’un pas­sé gau­chiste est tout sauf une cau­tion morale.

          Bien enten­du, ces mêmes gau­chistes mon­tés en grade ne savent que qua­li­fier “d’ar­ro­gance” tous ceux qui osent avoir des idées dif­fé­rentes de celles du prag­ma­tisme en vogue rue de Sol­fé­ri­no (je ne connais pas l’é­qui­valent Belge de cette antre du libé­ra­lisme décom­plexé de gauche)… Nous avons été des dizaines de mil­liers d’ar­ro­gants en France, à ce compte-là, lors des manifs anti-LRU, à ne pen­ser qu’à notre petit nom­bril égoïste pen­dant que de fiers anciens gau­chistes lut­taient pour le bien, la véri­té et la science dans des sphères où, tou­te­fois, ils n’ont jamais jugé utile de nous convier… 

          Enfin, si je me réfère au texte qui a cir­cu­lé, je ne vois aucune attaque per­son­nelle du rec­teur : j’ai­me­rais bien que ce der­nier cite pré­ci­sé­ment les para­graphes où ils se sent, lui, atta­qué per­son­nel­le­ment. Encore une fois, la rhé­to­rique qui consiste à dénier à quel­qu’un toute capa­ci­té de géné­ra­li­sa­tion et à rabattre son argu­men­ta­tion sur une simple stra­té­gie per­son­nelle (pro­blèmes d’e­go, pathos, exa­gé­ra­tion, radi­ca­lisme, ou conve­nances per­son­nelles) n’est pas un mode argu­men­ta­tif acceptable. 

          Il faut enfin avoir en tête que la Bel­gique est allé plus vite, plus loin et plus fort que la France en matière de des­truc­tion de son ensei­gne­ment supé­rieur… ce qui ren­drait légi­time y com­pris le fait de cher­cher un nou­veau poste à Mar­seille, où on est encore loin d’a­voir atteint, si j’en juge ce que tous mes col­lègues Belges ont pu me dire, le niveau de délire ultra-libé­ral, éva­lua­tion­niste, coer­ci­tif et uti­li­ta­riste de leurs universités.

          Mais au delà de toutes ces consi­dé­ra­tions, il reste le conte­nu d’un texte, que cha­cun des mil­liers d’en­sei­gnants cher­cheurs que nous sommes est à même d’é­va­luer en le réfé­rant à son vécu per­son­nel : même après avoir lu la longue réponse de Ber­nard Ren­tier, j’a­voue ne pas être convain­cu par ses arguments.

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