Le présent n’est pas déjà le passé mort d’un futur encore abstrait
Ecrit par Joëlle Le Marec, 18 Fév 2009, 0 commentaire
Il devient insupportable de devoir en permanence célébrer la nécessaire mutation de tout ce qui semble “figé”, c’est-à-dire vivant dans une échelle temporelle autre que celle des “années de chien”, selon l’expression employée par un informaticien pour l’échelle des changements technologiques (une année pour sept). Les luttes actuelles sont donc nécessaires. Mais l’anticipation des destructions, anticipation nécessaire à la mobilisation, nous amène parfois à considérer comme condamnés les environnements et les dynamiques quotidiennes menacées et donc à les frapper d’insignifiance. Pourquoi perdre du temps au soin et à l’attention quotidienne pour ce qui est bien vécu ici et maintenant puisqu’il faut s’occuper à plein temps de combattre les tendances de destruction ? Si nous raisonnons ainsi, nous sommes déjà morts. Selon moi, la lutte et la critique n’ont d’intérêt que s’ils s’accompagnent de l’effort constant pour compter précisément avec tel lieu, tel équipe, telle configuration, telle personne et leur donner sans cesse la même densité et la même réalité expérientielle et discursive que ce contre quoi nous luttons.
Mais comment parvenir à le penser ? De quoi s’agit-il ?
Des historiens amérindiens comme Sioui relatent que certains récits à propos des hommes blancs font état de leur étrange désir de mort : ce désir les fait sans cesse aspirer à autre chose que ce qu’ils vivent, et courir vers les catastrophes qu’ils fabriquent et auxquelles ils mêlent tous les peuples qu’ils rencontrent. Selon le conteur, quand l’homme blanc aura accompli son destin et atteint la mort, la prairie enfin reverdira.
Pierre Clastres et Claude Levi-Strauss ont tenté chacun à leur manière de rendre compte de la figure inversée de notre dynamique de changement, tiré par l’imaginaire d’un Progrès qui a de fait parfois pris le visage de la Mort. Les peuples amazoniens qu’ils ont étudiés s’activent sans cesse pour maintenir des états d’équilibre qui exigent tout le contraire d’une passive immobilité. Clastres évoque les efforts permanents des sociétés Guarani pour éviter que l’État n’apparaisse. Inversant l’idée de sens commun selon laquelle ces sociétés n’étaient pas encore arrivées au stade d’un État, il a montré que tout au contraire, elles faisaient tour pour éviter de glisser la pente de l’évolution vers l’État.
Levi-Strauss décrit le phénomène par lequel les sociétés amazoniennes (Nambikwaras et Bororo) tentent de maintenir un éternel présent des temps de la fondation de leur société, au prix là aussi d’un effort constant pour réajuster les mythes avec des éléments nouveaux. Là encore, ce n’est pas que les sociétés qu’il étudie soient sans histoire, c’est qu’elles ré-organisent sans cesse leurs mythes pour réactualiser le présent d’un état encore originel.
Que l’analyse porte sur la dimension politique ou sur la dimension sémiotique du fonctionnement social, l’idée est toujours celle d’une dynamique forte déployée pour maintenir le présent comme futur.
Rien de tout cela en ce qui nous concerne : non seulement nous en sommes venus à l’État mais nous allons plus loin, nous allons au-delà vers des systèmes plus massifs encore, plus intégrés, au-delà des échelles auxquelles se déroulent nos existences d’humains biologiques.
Non seulement nous préférons sans cesse le futur au présent, mais nous préférons sacrifier celui-ci, quoique tout vivant, à l’avènement d’un futur dont la vie est toute rationnelle. Notre société est à l’image d’un Muséum : un gigantesque cimetière de créatures héroïquement sémiotisées, sacrifiées à la vie biologique pour servir l’avènement d’un autre ordre d’existence plus vivant même si c’est d’une vie toute abstraite : le discours sur la nature.
Mais nous n’avons pas la foi, la grandeur, les espoirs des naturalistes du XVIIIème siècle. Les Romantiques ont flairé le danger, mais ils ont échoué à mettre en cause cette substitution des mots aux choses dans le rapports à la nature.
Il est possible qu’au delà du rapport à la nature, ce soit le rapport à la vie qui soit en question, à la vie sociale notamment, aussi chaotique que l’a été la nature chaotique précédant sa classification. Les sciences sociales tardent à opérer sur le même modèle pour ordonner la société. Les sciences tout court l’ont tenté au moment des dictatures : pour Lefort, l’utopie, le modèle de la société humaine est le camp lui-même. Soljenitsyne n’a pu s’empêcher de faire avouer à un protagonistes du Premier Cercle : la charachka, à certains moments, est le laboratoire atrocement idéal. Mais la dictature s’achève, les Lumières réapparaissent comme si elles n’avaient jamais été éteintes.
Le fait que la science émancipatrice des Lumières nous ait conduit par deux fois au moins vers la Mort, par des dictatures fondées sur une autonomisation hystérique, atroce, de la rationalité instrumentale et sociale, ne nous a pas fait dévier d’un pouce de notre course au Progrès. Bien au contraire, les sciences humaines et sociales, sentinelles de nos sociétés, semblent aujourd’hui devenues d’encombrantes mythologies, absorbant inutilement des moyens et des énergies qui seraient mieux employés à produire, produire des artefacts, des informations, de la connaissance, de la croissance, de la valeur marchande, du futur, et pour ce futur, des modèles…
Mais les sciences humaines nous fournissent encore la réflexion sur notre vie sociale vivante. Dans un ouvrage récent, Davallon propose une inversion du sens commun de notre relation au patrimoine : celui-ci est la transmission non pas d’un bien qui nous rattache au passé, mais d’une dette qui nous engage vers l’avenir. Cette inversion des rapports du présent au passé et à l’avenir est particulièrement stimulante pour penser bien des contradictions. Par exemple : le porte à faux perpétuel entre d’une part un ensemble de déclarations réitérées à propos du caractère fondamental du service de l’héritage des Lumières, et d’autre part, au nom même de ces discours, les pratiques qui visent à anticiper en permanence la menace d’obsolescence de ces mêmes valeurs et qui organisent de ce fait la réalité future de cette obsolescence supposée regrettable.
En d’autres termes, non seulement le passé n’organise pas notre rapport au présent, mais de plus, notre présent finit par ne devenir que le passé du futur qui seul importe, quand bien même nous n’en serions pas encore. Qu’importe puisque ce qui est véritablement, c’est la perspective future, globale si possible.
Récemment, un auditeur posant une question à la radio formulait la remarque suivante : comment pouvons-nous supporter que notre quotidien familier, nos enfants, notre vie, deviennent insignifiants à nos propres yeux, comparés aux monde global, aux tendances cosmiques dans lesquels nous sommes plongés en permanence par la puissance des discours médiatiques.
Concrètement, nous participons en permanence à cette insignifiance de notre propre vie présente : nos efforts pour maintenir des espaces sociaux, forcément petits, où règnent la solidarité et la joie de vivre, sont minés non seulement par une autorité qui ne souffre plus rien de petit et rêve de visibilité mondiale, mais aussi par notre propre propension à voir ces espaces condamnés par les tendances lourdes qui les menacent.
Plus concrètement encore, nos petites équipes de recherche, échoppes d’artisans, jardins ouvriers de la sciences, communautés singulières infiniment attachantes et précieuses, nos bricolages amicaux entre collègues, entre maîtres et élèves, entre secrétaires et chercheurs, sont deux fois menacés : par ces grandes tendances qui condamnent les échelles du vivant social, par nous-mêmes qui anticipons déjà le fait que cette vie sociale fragile de sa vie même est condamnée si tout se réalise comme imposé par l’autorité. Or il ne faut pas : il ne faut pas que nos vies quotidiennes, nos sociabilités humaines et intellectuelles, soient déjà à nos propres yeux le passé mort d’un futur déjà trop vivant en tant que construction fictive.
C’est pourquoi, j’avance l’idée suivante : critiquer bien sûr, sans relâche, non seulement des volontés autoritaires que nous subissons pour les dénoncer et les combattre, mais aussi témoigner de notre présent de vivants sociaux corrects, de la vie sociale structuré par des liens vivants. Décrire le présent qui est vivant.