Culture et savoirs aux prises avec la (dé)raison technocratique
Ecrit par Igor Babou, 6 Fév 2007, 0 commentaire
Par Igor Babou et Joëlle Le Marec
Que l’on soit chercheur, enseignant, organisateur d’activités culturelles institutionnalisées ou pas, artiste, professionnels de l’action sociale, de la santé, du droit, que l’on soit parent, militant associatif, étudiant, on ressent partout la même incohérence entre une sorte de pragmatisme désabusé et les valeurs au nom desquelles on exerce ces activités, ou on assume ces statuts. La même désespérance, le même sentiment de paralysie anime les conversations quotidiennes. Car chacun est sommé de s’inscrire dans des visions réformistes et acritiques dont les promoteurs sont eux-mêmes incapables de défendre la portée politique. Il ne s’agit que de changement, de compétitivité, de mise en visibilité, de rationalisation, etc. Le fait d’agir au nom de principes (principes républicains par exemple) est publiquement disqualifié comme relevant d’une pensée dogmatique et théorique, dépassée, et éloignée de la demande sociale. Chacun sent confusément le piège des inversions idéologiques : la critique serait passéiste, l’émergence et la créativité sympathiques mais relevant d’un amateurisme insupportable, le don et la gratuité dangereux voire « intolérables ». [1]
Un enjeu épistémologique majeur : grossir ou se fondre dans la masse…
Prenons le cas de la recherche : en ce qui concerne les laboratoires en sciences humaines et sociales, l’émergence (par exemple de jeunes laboratoires, ou de thématiques nouvelles) a fini par devenir un processus systématiquement stoppé ou canalisé vers le renforcement de grosses structures déjà existantes. On peut résumer schématiquement la situation en disant qu’il faut déjà avoir été là pour avoir la possibilité d’exister. On en arrive à regrouper systématiquement des laboratoires en fonction de critères géographiques ou disciplinaires, même si par ailleurs leurs thèmes de recherche n’ont rien de compatible. En effet, ces mouvements ne découlent en aucune manière des nécessités propres à la recherche ou des logiques de développement des équipes. Il s’agit avant tout d’être présent sur l’échiquier européen, de faire masse et de favoriser ainsi la concurrence entre grands secteurs d’implantation universitaire. Pour quoi faire ? Personne n’en a plus aucune idée. Les tutelles politiques imposent l’objectif principal de contribuer à la compétitivité économique des unités géographiques (Région, État, Europe) [2]. À des niveaux de responsabilité plus locaux, au sein des établissements, on naturalise une sorte de principe de réalité : « on ne peut pas faire autrement ». Le processus de décision devient alors extrêmement technique et interdit tout débat sur les enjeux pratiques, cognitifs et politiques du pilotage de la recherche, confirmant a posteriori le diagnostic d’Habermas qui voyait dans la technicisation du débat public politique la méthode, propre au capitalisme, pour rendre impossible une saisie par le citoyen des enjeux des décisions le concernant [3]. À un niveau interne aux institutions, ce même processus de technicisation dépossède les acteurs professionnels (les enseignants et chercheurs) des finalités pratiques et éthiques de leur propre travail. Dans ce contexte, celui qui en appelle aux valeurs et aux normes de son métier est soupçonné d’immaturité professionnelle. L’un des instruments de cette technicisation est le changement des échelles de prise de décision qui deviennent européennes ou mondiales, et le foisonnement obscur des intermédiaires chargés de leur mise en œuvre (bureaux d’études, consultants, gestionnaires, administrateurs, services de communication, informaticiens, etc.). Par exemple, le travail de réponse aux appels d’offres européens a généré la création de professions intermédiaires et de services de consultance spécialisés, situés en dehors des laboratoires. Au nom d’une efficacité que rien ne démontre, on met actuellement en place des dynamiques dont l’unique évaluation repose sur le contrôle de leur propre mise en place, indépendamment de ce à quoi elles aboutissent en termes de connaissance. L’évaluation tatillonne des programmes de recherche consomme une énergie incroyable et suscite une inflation de procédures et de formalismes bureaucratiques, au point de dépasser parfois, en volume d’écriture, la production scientifique elle-même. Dans le même temps, le contenu des publications ne semble guère passionner les instances d’évaluation. Dans ces conditions on assiste à la montée d’un intérêt purement quantitatif pour ces publications (approches scientométriques).
Les musées dans les griffes du marketing et du management…
Ce qui se passe dans institutions de l’enseignement supérieur et de la recherche peut être rapproché sans difficulté des tensions qui affectent le monde des musées. Ceux-ci se sont fortement rapprochés de la sphère des industries de la culture et du tourisme, avec une explosion des professionnels issus du marketing, de la communication professionnalisée, et du management. Ces évolutions se font au nom d’une demande sociale supposée indifférente à des institutions traditionnelles, et friande de nouveaux produits et services. On assiste à la promotion d’une vision dans laquelle il a fallu attendre l’arrivée des démarches issues du marketing pour que le public soit « au centre des préoccupations » (des sociologues et psychologues s’évertuaient pourtant depuis le début du XXème siècle à promouvoir la prise en compte d’une connaissance de ces publics). Or, à l’occasion des enquêtes menées depuis plusieurs décennies, ce même public manifeste avec constance un attachement au musée comme institution patrimoniale et de service public. Ce sont parfois les visiteurs qui posent la question de l’ancrage du musée dans des temporalités historiques lorsque des mutations semblent nier cette épaisseur institutionnelle. Ils expriment une culture des musées et des institutions plus forte que celles des nouveaux professionnels travaillant au sein de ces musées et institutions : ceux-ci confondent le musée comme incarnation d’une institution globale (l’institution étant définie comme dispositif héritant de valeurs et les transmettant), et le musée comme équipement destiné à des pratiques culturelles et touristiques. Cette confusion aboutit à l’élimination de certaines structures majeures (musée de l’Homme, musée des Arts et Traditions Populaires) et à l’émergence simultanée de centres d’expositions et galeries supposée mieux répondre aux exigences de la vie culturelle et sociale des populations. Le constat d’une prise en charge par le public des valeurs oubliées par nombre de professionnels et d’instance politiques intervenant dans les institutions de la culture est très proche de ce que l’on peut observer dans le débat public à propos de sciences : certains citoyens (faucheurs d’OGM, écologistes, naturalistes, etc.) sont ainsi prêts à risquer leurs biens ou leur liberté pour défendre des valeurs qui étaient associées aux sciences à l’époque des Lumières : indépendance de la connaissance par rapport aux intérêt marchands ou politiques, continuité d’un effort anonyme et collectif dans la compréhension des phénomènes, publicité des débats, etc. Autre phénomène lié aux musées : on retrouve, comme dans le cas de la recherche, un changement des échelles de décision et de gestion au nom d’une rationalisation de l’offre muséale, avec l’abandon du tissu très dense des petits musées de société ancrés dans des dynamiques et des engagements locaux (musées souvent associatifs) et un renforcement des très grosses structures capables de drainer une clientèle internationale. Les régions elles-mêmes ne rêvent que de devenir des capitales européennes de la culture et tournent le dos à leur propre population.
Les musées et la recherche sont historiquement et structurellement liés : la crise qui les affecte est aussi une crise profonde du lien aux savoirs. La disparition des écomusées, puis des grands musées d’ethnographie, accompagne ainsi une crise de légitimité des disciplines qui les ont portés : l’ethnologie perd ses lieux d’inscription dans l’espace public, et dans le temps historique. On supprime au passage l’espace physique et intellectuel où l’ethnologie s’est engagée dans la résistance au nazisme (réseau « Musée de l’Homme » dirigé par Paul Rivet). Les conditions de création du musée du Quai Branly ne permettent hélas guère d’espérer une telle force du lien entre connaissance, éthique et engagement.
Le contrôle des pratiques culturelles
Nous venons de passer sommairement en revue certains éléments relatifs à la situation des institutions de la culture et du savoir. Bien d’autres milieux sont également touchés par un réformisme destructeur. Par exemple, dans les grandes villes, on regroupe certains acteurs culturels tant au plan géographique que temporel : il s’agit des « mises en résidences d’artistes ». Ces dispositifs de regroupement géographique d’artistes subventionnés dans un temps donné permettent une centralisation et des économies d’échelle tout en assurant, au moins sur le papier, une visibilité aux actions des politiques, en particulier en matière de communication des élus locaux. On observe également des regroupements dans le cadre de la multiplication des festivals qui sont des opérations se déroulant à dates fixes, presque des rituels, entérinant ainsi l’idée que ce qui a existé une fois perdurera dans le futur, encore et encore… mais une fois dans l’année, et pas plus ! Cela conduit bien souvent les élus locaux à se dédouaner d’une gestion au long terme de l’action culturelle, car celle-ci devrait alors être pensée en fonction d’usages locaux ou d’attentes parfois marginales, émergentes, complexes à saisir. Cela permet enfin de pousser les amateurs vers la professionnalisation. Les pratiques culturelles amateures sont pourtant extrêmement répandues, souvent basées sur des prises en charge du lien social que les institutions abandonnent.
Un exemple : le 6 juin 2006, les occupants de la Gare Expérimentale, local désaffecté aux portes de Paris, sont expulsés et le bâtiment muré. Il était depuis quelques mois occupé et animé par une diversité de personnes, allant du sans domicile fixe résidant, à des bénévoles proposant des repas gratuits, en passant par des musiciens et artistes, des universitaires et des acteurs culturels indépendants, jeunes et moins jeunes, animant des soirées et développant des activités gratuites. Cette décision ne concerne pas seulement un lieu. Elle touche une dynamique, elle la sape, elle la détruit. À l’heure où la génération au pouvoir déplore la sinistrose, la crise des solidarités intergénérationnelles et promeut ce qu’elle appelle « participation », l’expulsion de tous les squats, phénomène récurrent partout en France, déracine en permanence la croissance et le développement possibles d’expériences uniques de prise d’initiatives et de solidarités. Tout se passe comme si l’initiative et la solidarité ne pouvaient tout simplement pas être perçues comme telles, ni même supportées, dès lors qu’elles ne sont pas pilotées par des instances politiques, techniques, ou par le marché. Ces expulsions ne se contentent pas de stopper un processus : elles créent le traumatisme durable de la désespérance chez ceux qui retournent à la rue, à la galère, à la méfiance. Les autres, ceux qui ont un travail, un domicile, y perdent moins matériellement. Mais ils y perdent parfois leur seul lien authentique avec l’engagement spontané.
Comment comprendre la schizophrénie d’une politique culturelle qui rénove à grands frais le Palais de Tokyo en 2002 en le transformant en faux squat chic pour artistes contemporains, mais qui ferme les vrais squats où des démarches indépendantes émergent et fédèrent spontanément des acteurs tout en créant du lien social ? Comment interpréter l’incohérence de ces mêmes politiques culturelles, cette fois-ci au plan local, quand chaque grande ville française semble prise de frénésie festivalière et prétend défendre les musiques actuelles à grands renforts de budgets alors qu’en parallèle ces mêmes mairies laissent les préfectures harceler puis fermer les lieux où cette culture tente de survivre [4] ? Cette situation absurde n’étant pas isolée, puisqu’il y a de nombreux exemples de ce type à Paris, Lille ou Marseille, elle s’interprète aisément si l’on considère que l’enjeu est soit de « valoriser » les centres-villes en les transformant en quartiers « de charme » expurgés des populations considérées comme marginales, soit de substituer aux dynamiques spontanées des amateurs une action rationalisée, encadrée et professionnalisante. La crise des musiques dites « actuelles » (rap, rock, jazz, electro, etc.) était de ce point de vue très perceptible lors du forum des musiques actuelles organisé à Nancy en octobre 2005 [5]. On y vit s’affronter des conceptions très antagonistes : d’un côté, celles portées par certains professionnels de la culture et par le ministère lui-même, qui ne voient dans les pratiques culturelles amateurs et émergentes que le point de départ d’une « structuration » par des « équipements culturels » et un « maillage territorial » (avec les fameuses SMAC, Scènes de Musiques Actuelles et Contemporaines) ayant pour enjeu ultime la « professionnalisation ». De l’autre, la revendication de pratiques culturelles pensées comme des moyens de tenir un discours de contestation de l’ordre établi et non de se mettre au service d’une technocratie de la culture, l’amateurisme étant parfois revendiqué comme une garantie de liberté. Dans ce contexte de crise, les lieux – et leur rareté – deviennent évidemment des éléments clés pour réguler, contenir et organiser ces pratiques culturelles, ou au contraire pour permettre à leur diversité et à leurs composantes contestataires de s’exprimer librement.
Quand les acteurs culturels ne sont pas incités à se regrouper, ils le font d’eux-mêmes tant ces logiques de massification de l’action, y compris de l’action revendicative, ont quelque chose à voir avec l’idéologie dominante qui veut que pour exister, il faut être nombreux et visibles, et maîtriser sa communication. Les immenses teknivals de la techno, ces sortes de disneylands de la contre-culture, témoignent de cette naturalisation de l’idéologie dominante.
Entrer en résistance…
Pour conclure, une véritable analyse géostratégique des politiques culturelles ainsi que des politiques liées à l’enseignement et à la recherche serait utile et urgente. On a affaire à un changement de « granularité » dans les échelles de décision et d’action : le rapport entre les nœuds des réseaux sociaux et culturels et les territoires qu’ils maillent sont en train d’être bouleversés pour des raisons qui n’ont rien de culturel ni de social. Or — on a affaire ici à un apparent paradoxe -, ces changements sont largement accompagnés, voire suscités de l’intérieur, par les acteurs eux-mêmes, y compris par certains opposants traditionnels (syndicalistes, activistes, etc.) qui s’empressent de reproduire ce contre quoi ils s’imaginent lutter. Autrement dit, ces logiques ne sont pas seulement imposées de l’extérieur par le « pouvoir ». Car le pouvoir, c’est aussi et surtout la manière dont les idéologies réussissent à pénétrer au cœur des actions quotidiennes, les plus triviales, les plus secondaires en apparence. Dans ce contexte, les résistances à ces logiques doivent être assumées à tous les niveaux et en particulier dans les lieux de travail.
Il est temps que les milieux de la recherche et de la culture qui, à souffrance égale avec les milieux de l’action culturelle ou militante, sont les moins exposés, se sentent concernés et sortent de la paralysie et de la lâcheté qui les étouffent et qui ne peuvent déboucher que sur leur disparition. C’est parce que nous sentons que les valeurs et utopies des Lumières sont encore, pour le public, présentes et vivantes dans nos institutions, que nous nous devons d’avoir le courage de les incarner. Qu’importe si cette position est désormais rituellement ridiculisée. L’assumer, c’est se rendre témoins les uns des autres et permettre à des résistances de s’exprimer et de se reconnaître, et de se structurer entre elles au quotidien, et pas seulement dans les mouvements de crise ou dans les milieux politiques et syndicaux.
Notes
[1] Un rapport élaboré par Pierre Sirinelli dans le cadre du Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique (le CSPLA est sous tutelle du Ministère de la Culture) stipule que « Sur le plan économique, le mythe de la gratuité totale a vécu. Il n’est pas possible de tolérer des formes de distribution des œuvres qui ne permettent pas d’assurer la rémunération de la création et de la production. Quelles que soient les offres faites aux utilisateurs, sous forme gratuite et/ou payante, la rémunération et/ou le financement de la création et de la production doivent être assurés » (http://www.culture.gouv.fr/culture/cspla/Avis2005‑2.pdf, p. 2)
[2] Le contexte politique et les objectifs principaux sont définis dans la Communication de la Commission COM (2005) 118 final du 6 avril 2005 : « Bâtir l’Espace Européen de la Recherche de la connaissance au service de la croissance ». Il y est écrit : « En tant que moteur de la production et de l’exploitation des connaissances, la recherche est avant tout un pilier de la mise en œuvre de la stratégie de Lisbonne visant à faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable de soutenir la croissance économique, l’emploi et la cohésion sociale ». (http://cordis.europa.eu/search/documents/documentlibrary/2462FR.pdf, p. 1)
[3] Habermas, Jürgen, La technique et la science comme « idéologie », Paris :Gallimard, 1996, p. 41–42.
[4] Par exemple, à Lyon le festival des Nuits Sonores a été doté d’un budget de 850000 € en 2006, mais le Squat « Grrnd Zero » a été fermé ainsi que la plupart des clubs electro qui faisaient vivre cette culture au quotidien, généralement pour cause de « nuisances sonores ».
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