Les trottoirs du quai Branly
Ecrit par Joëlle Le Marec, 24 Mar 2007, 0 commentaire
Janvier 2007. Je découvre pour la première fois le musée du Quai Branly. Je n’étais guère pressée de m’y précipiter, mais je dois assister à une manifestation qui s’y déroule, un séminaire de recherche organisé par une équipe de recherche de l’EHESS, séminaire quasi clandestin sans avoir cherché à l’être, non signalé, non fléché. L’institution génère ses interstices, ses panneaux sauvages. Pour le moment je longe le bâtiment, les jardins, le mur rouge, les plantes. Il y a du charme dans cette grande façade noyée dans la végétation, même si tout chuchote pesamment le discours du Grand Architecte, les métaphores trop évidentes, la n‑ième déclinaison d’une avant-garde académique supposée questionner des formes convenues. Nous traversons une allée au milieu du jardin parisien, pour sortir déjeuner. En franchissant la porte d’accès à la rue, nous découvrons sur le trottoir que nous longeons à pied une ribambelle d’enfants assis par terre sur le bord de l’enceinte. Ils ouvrent leurs sacs à dos colorés et déballent les sandwichs, les canettes, les pommes, ils les posent sur les plastiques à terre ou sur le rebord, les maîtresses regardent anxieusement les installations, redoutent pour l’hygiène, le confort. Ils sont très jeunes, 4 ou 5 ans, à la fois calmes et animés, minuscules et nombreux, rangés à l’ombre du bâtiment du Grand Architecte. Pour le moment ils n’en veulent à personne parce que les puissances et les adultes ont prévu les choses telles qu’elles sont. Il n’y a pas de place pour eux dans le musée, il n’y a pas de place pour eux dans les jardins. Ils déjeunent sur le trottoir hors de l’enceinte du musée, un de ces musées du XXIème siècle trop occupés à regarder vers l’avenir pour apercevoir son tout jeune public refoulé à la rue. D’ailleurs qui pourrait le voir ? Le musée du Quai Branly et les musées du XXIème siècle sont fiers de sous-traiter la totalité de l’accueil et de la médiation à des sociétés extérieures. Les enfants déploient bien mieux que ne pourrait jamais le faire aucune exposition sur les cultures du monde le spectacle poignant de la diversité humaine : tresses serrées et cheveux blonds, grands yeux noirs, peaux sombres et tâches de rousseur, marques et imprimés contemplés un jour, ignorés depuis. Ils font à la fois plaisir et mal à voir. Ils sont venus aujourd’hui avec leur maîtresse visiter le musée des cultures du Monde, ils ont traversé un jardin, ils ont regardé, écouté, ils sont à face aux voitures et aux pots d’échappement, serrés comme des hirondelles, tâchant de ne pas mettre le pain sur le trottoir. Mon voisin conservateur, venu à Paris découvrir le musée du quai Branly, empoigné par la vision, saisit son appareil photo et photographie le scandale. C’est l’image qu’il gardera du musée du Quai Branly à Paris.