L’institution muséale gardée par ses publics : confrontation de modèles au musée
Ecrit par Joëlle Le Marec, 7 Avr 2007, 0 commentaire
Depuis dix ans, le recours au marketing s’est fortement développé comme un moyen de gérer les relations entre les (grands) musées et leurs publics. Dans un contexte où les objectifs politiques définis à l’échelle européenne sont de faire entrer dans l’espace marchand la production de connaissances, l’éducation et la culture, cette montée du marketing est ressentie une sorte de nécessité naturelle à tel point que les débats qu’il suscite dans les milieux professionnels portent sur l’accompagnement et les aménagements de ce processus, plus que sur sa signification. Pourtant, l’intérêt pour les publics et pour la communication muséale a suscité des enquêtes bien avant que n’émerge la problématique du lien entre musées et marché, et il se développe au nom d’intérêts et de valeurs qui peuvent être opposées à celles que porte le marketing . Le consensus apparent sur l’importance de la question des publics peut masquer des conflits majeurs dans les représentations, les valeurs et les pratiques de toutes les instances qui revendiquent ce souci du public, mais aussi de ceux qui se sentent faire partie du public. En particulier, il n’est pas certain que les représentations que se font les visiteurs du lien entre les institutions muséales et leur publics soit bien connu et bien compris. Cet élément est d’autant plus important que la définition des missions muséales ne relève pas d’une compétence technique ni même de la décision d’instances d’administration politique : elle résulte de l’investissement d’un ensemble d’acteurs, y compris des membres du public, dont on sous-estime trop souvent la sensibilité à la dimension politique de l’institution muséale. Ainsi, dans les limites de cette contribution, je soumettrai quelques éléments issus d’études de publics, pour proposer un point de vue sur les risques de malentendus croissants entre les institutions et leurs publics, alors même que l’impression de mieux connaître les publics peut se renforcer.
La connaissance des publics et de leurs pratiques : éviter la fixation des stéréotypes
Les recherches sur les pratiques des visiteurs et sur la signification qu’ils donnent à ces pratiques sont nombreuses mais difficilement cumulables, dans la mesure où elles s’effectuent souvent au coup par coup, à l’occasion d’une exposition, ou dans un établissement particulier. Notons cependant que les chercheurs qui se sont investis dans la réflexion sur les publics des musées sont porteurs de visions perspectives relativement longues sur leurs propres travaux, mis en relation avec ceux de leurs collègues, et par conséquent, d’éléments de comparaison sur les pratiques du public. Les comparaisons peuvent porter sur les pratiques des publics d’un même établissement suivi dans la durée (comme c’est le cas à la cité des Sciences et de l’Industrie, où le public de l’établissement est suivi depuis maintenant près de 20 ans ) ou inversement sur les pratiques des publics de très nombreuses expositions de différents types (comme c’est le cas des recherches menées par une même équipe avec une même approche, dans des musées et des expositions de sciences, d’art, ou de société ). Elles portent aussi sur l’évolution conjointe des formes de la communication, et de pratiques des visiteurs, comme le rapport à l’écrit, ou aux dispositifs d’accompagnement de la visite . Les visions perspectives peuvent également replacer l’évolution des rapports aux musées dans des mouvements plus généraux, comme l’évolution des pratiques culturelles, ou des rapports à la connaissance et aux institutions .
Ce qui caractérise ces convergences et ces régularités, c’est que, loin de pouvoir prétendre fixer une fois pour toute une vision des publics dans des catégories objectives stables (procédure de segmentation, typologies de comportements), il faut au contraire compter avec une culture sociologique et une réflexivité croissante de ces publics qui incorporent ou mettent à distance les schémas et représentations dont ils sont l’objet. Ce faisant, ils transforment sans cesse le sens des catégories produites à leur sujet. Des visiteurs savent par exemple qu’ils peuvent être considérés comme faisant partie des « jeunes », des « vieux », des « CSP aisées » des « touristes » et jouent de ces catégories sans nécessairement s’y sentir impliqués au premier degré.
Mais cette culture sociologique et cette réflexivité n’impliquent nullement un affaiblissement de l’engagement des visiteurs dans leurs rapports aux institutions et aux pratiques culturelles. On peut en effet s’impliquer dans une pratique à différents degrés, parfois contradictoires, avec à tout à la fois le désenchantement du consommateur averti des stratégies de séduction dont il fait l’objet, mais aussi de fortes attentes utopiques. Un certain nombre de travaux sur la croyance convergent sur ce point avec des études préalables à la conception des dispositifs culturels, réalisés à un stade où il est encore permis de croire sans réserve . Dans des études qui sont réalisées non plus à des stades préalables mais sur le rapport à des expositions effectivement réalisés, la dimension utopique s’estompe mais on voit apparaître les multiples engagements des visiteurs, soit dans les registres de perception mobilisés (voir les travaux de Jacqueline Eidelman dans ce même ouvrage) soit dans les niveaux de communication activés tout à la fois en tant que citoyen, usager des médias et musées, consommateur, membre d’une communauté culturelle, parent et éducateur, etc. ), soit dans l’interprétation et la construction du sens non seulement des expositions, mais aussi des institutions. Un des rôles essentiel des études de public me paraît donc être, non pas l’optimisation d’une bonne gestion des rapports au public, mais la mise en cause continue de stéréotypes du public, qui ont sans cesse tendance à devoir se figer pour les besoins d’une vision gestionnaire et fonctionnelle de ce rapport au public, alors celui-ci est sans cesse « travaillé » par les publics eux-même.
Le décalage entre les conceptions de la communication : entre publics et professionnels, et entre professionnels
En premier lieu, il existe un décalage entre les représentations que les professionnels se font de l’évolution des publics, et certaines évolutions effectivement constatées dans les relations des visiteurs à l’institution muséale. Les études de publics menées par les nombreux professionnels de l’enquête, en particulier les agences de marketing, ont certes permis de multiplier les informations concernant les visiteurs des musées et par conséquent d’accroître le sentiment de compétence des professionnels des musées sur la question des publics. Mais ce sentiment de compétence peut comporter le piège de favoriser une posture de « naïveté savante » : on court le risque d’accroître sans cesse un ensemble d’informations raffinées, à l’intérieur d’un modèle général de la relation au public qui quant à lui, n’évolue guère, voire régresse et se simplifie à l’excès. Or, dans le même temps, les individus membres des publics développent une culture médiatique et communicationnelle parfois fortement sous-estimée par les professionnels de la communication. Erwin Goffman, dans « Asiles » avait analysé cette naïveté savante à propos des relations entre médecins et patients dans un hôpital psychiatrique. Les médecins, aveuglés par leurs compétences techniques, étaient dépassés par les compétences communicationnelles et institutionnelles de leurs patients au point de ne pas ressentir leur propre ignorance dans l’analyse réflexive des situations de communication interpersonnelle avec leurs patients. Tout se passe un peu comme si le sentiment de performance apporté par des connaissances de plus en plus précises, construites avec des instruments de plus en plus sophistiqués techniquement, mais fondées sur un modèle faux ou dépassé, retardaient la perception du caractère faux et dépassé de ce modèle. On passe ainsi à côté, voire même en deçà d’une perception correcte de la manière dont le public lui-même se pense et pense la relation à l’institution. Dans certains congrès, les intervenants proposant des expertises sur la communication avec le public, issus des industries du loisir et du management de la communication, affichent clairement qu’ils ne ressentent pas la nécessité de s’informer sur le domaine des musées, comme si la légitimité de leurs domaine d’expertise les dispensait de cette culture. Ils peuvent donc se retrouver très en deçà de la culture muséale du public qui s’exprime dans les enquêtes, et qu’ils sont amenés à interroger.
Le musée comme espace médiatique : dispositif et contrat
La mobilisation par les visiteurs d’une culture réflexive des communications sociales renvoie au fonctionnement du monde muséal comme espace médiatique, c’est-à-dire, comme espace structuré par des communications et des langages, et par les relations entre une sphère de la production et des publics. Cela signifie que la critique de l’approche marketing pour penser les rapports au public et le fonctionnement des musées se fait non pas au nom d’une conception du musée qui valoriserait ses fonctions patrimoniales et académiques, ou bien au nom d’une conception du rapport à la culture et à l’art hostile à l’univers médiatique, mais tout au contraire, au nom d’une conception du musée comme espace médiatique.
En effet, si l’on devait citer une des différences majeures entre le modèle du musée issu de la démarche marketing, et les modèles développés par les sciences humaines et sociales qui se sont intéressées au public des musées (sociologie, psychologie, sciences de la communication, linguistique, etc. c’est-à-dire la communauté de la recherche en muséologie ou muséum sciences ), on pourrait retenir la manière dont est pensé le rapport entre musée et média. L’approche marketing opère un rapprochement entre les musées et les médias considérés comme industries de la communication, relevant d’une analyse essentiellement technique et économique, dans la mesure où le musée est considéré comme une future structure économique, encore archaïque, évoluant (ou devant évoluer) vers le modèle des industries de la communication. Jean Davallon, en 1992 , avait mis en garde contre cette vision très partielle du rapport entre média et musée, en proposant un rapprochement à un tout autre niveau, à partir de la conception des médias comme dispositifs sociaux dont la dimension symbolique, historiquement construite, est essentielle. Les médias et leur fonctionnement sont alors définis, à partir de dimensions nombreuses et plus précises que les seuls aspects techniques et économiques qui en sont une réduction récente. Ils constituent des agencements, des espaces sociaux, au sein desquels s’élaborent des langages, et où circulent des discours, à destination de publics. Ces discours sont produits par des acteurs dont les relations, notamment les rapports de légitimité et des rapports de pouvoir, sont spécifiques du média et peuvent évoluer dans le temps.
On se trouve donc dans la situation où la conception du musée comme média, justifiée, peut subir une réduction importante avec la généralisation d’une acception de sens commun où le média serait une structure technique et économique (la presse, la télévision, le cinéma, etc.) relevant de l’industrie des communications, et par extension, de l’industrialisation de la culture. Or, la conception du média comme dispositif socio-symbolique n’est en rien une complexification théorique inutile non opérationnelle. Elle inspire un courant important de recherches en communication menées sur les médias « classiques ». Plus fondamentalement c’est cette conception même qui est régulièrement mobilisée par les personnes enquêtées lors des études que nous avons effectuées. Cette culture médiatique n’est pas entendue ici comme une simple familiarité à des procédés techniques variés (le multimédia, les réseaux, le spectacle, etc.) mais comme une attention à la cohérence de l’espace médiatique, à l’identité des institutions et individus, à la nature du contrat de communication avec le public.
C’est ici qu’intervient une seconde réduction malheureuse dans l’idée, pourtant très riche, de rapprocher le musée du média. Elle concerne la notion de contrat (de communication, de lecture, d’énonciation). L’idée d’un contrat rend compte d’un des aspects du fonctionnement médiatique : les rapports de communication avec le public, tels qu’ils s’inscrivent dans les textes médiatiques, et dans les pratiques de réception. Il renvoie à la fois à des modes d’écriture (les genres), à des modes de reconnaissance et d’interprétation du média. Cette idée de contrat est typiquement issue des sciences du langage, et reprise par les théories de la communication, en particulier Eliseo Veron . La notion de contrat réfère à des modèles de communication dans lesquels on tente d’approcher ce qui constitue, historiquement, une culture commune des processus de communication par des auteurs et de leurs lecteurs. Elle permet ainsi d’intégrer la profondeur historique et sociale des pratiques qui déterminent à leur tour, à la fois des façons de faire (de concevoir ou d’interpréter, d’écrire ou de visiter), des horizons d’attentes, et leur transformation par des pratiques et des conceptions nouvelles. Or, la métaphore du contrat génère une confusion malheureuse entre une notion théorique désignant un processus de communication complexe fondé sur une culture commune des locuteurs et des destinataires, et une notion fonctionnelle destinée tout au contraire à purger l’échange commercial contractuel de sa dimension communicationnelle, pour gérer les relations au sein d’un espace social structuré par l’offre et la demande. L’idée de contrat, trop métaphorique peut-être, est ainsi un peu partout présente dans les études de positionnement d’offre, sous une forme très réductrice. Elle recouvre l’idée d’une formalisation des relations entre un offreur (institution, média,…) et un public considéré comme ensemble de consommateurs, pour que ce public de consommateurs sache à quels services et prestations l’institution s’engage par rapport à lui . Or, à l’occasion des situations d’enquêtes en milieu muséal, et de manière très régulière depuis le début des études de pratiques au moins en France, il apparaît que les publics des musées ne se sentent pas consommateurs des biens et services proposés par un offreur. Tout au contraire, la construction du statut de visiteur et de la pratique de visite, et plus largement, la construction d’un statut de membre du public parfois indépendamment de la visite, s’effectue contre le modèle de l’échange marchand. Cette attitude, souvent explicite, se manifeste également dans la manière dont la pratique est vécue. Ainsi, les notions d’attente et de satisfaction n’ont pas grand chose à voir selon que l’on est visiteur d’un musée ou consommateur d’un produit. Nous avons pu le constater de manière particulièrement nette à l’occasion d’une recherche qui nous avait amené à mesurer la différence entre le rapport à des cédéroms de musée consultés chez soi, en magasin ou au musée .
La réflexion sur le public : complexification des représentations, simplification des modèles d’action
Le fonctionnement médiatique du musée doit nous rendre sensibles à d’autres phénomènes qui sont également très sous-estimés. Il s’agit non plus de l’importance de la culture médiatique des publics, mais de l’évolution des rapports entre les nombreux acteurs qui interviennent en nombre croissant tant que professionnels au sein du monde muséal. En effet, tout média est caractérisé par un mode de production collectif. La professionnalisation des métiers de la culture et notamment ceux de l’exposition, à des fins d’optimisation de la communication, participe donc du fonctionnement médiatique du musée. L’effort général, l’engagement volontariste pour maintenir l’objectif d’une complémentarité supposée être souhaitée par tous, a tendance à retarder l’analyse sérieuse de l’évolution des modes de faire, des rapports de légitimité, et des conflits de valeurs latents qui les sous-tendent.
Un des points sur lesquels est entretenue l’illusion d’une complémentarité qui masque des confrontations radicales est par exemple la notion de public.
Le public est une notion très hétérogène. On peut parler de public bien sûr à propos des individus ou des groupes qui sont considérés comme cible, comme récepteurs, potentiels ou effectifs. On parle du public d’une exposition bien avant que celle-ci soit ouverte à la visite, pour désigner ceux que l’on souhaite faire venir. Le public désigne également des individus ou des groupes qui décident par eux-mêmes de se considérer comme cible ou récepteurs, ou impliqués. De ce point de vue, il est abusif de parler de « non-publics » pour évoquer tous ceux qui ne franchissent pas les portes d’un établissement. Dans certaines études préalables à la programmation des expositions , des personnes qui visitent pourtant très rarement les musées se sentent concernées et impliquées par l’existence de l’institution muséale, au point d’être volontaires pour des enquêtes préalables, mais sans avoir aucunement l’intention de devenir des visiteurs. On peut également évoquer, dans le cas des musées de territoires, le réseau des individus et des structures impliqués à un titre ou à un autre dans la vie d’un musée dont ils ne sont pas visiteurs. On peut être « public » du musée sans jamais y pénétrer du fait d’être le témoin de l’existence et de l’action de l’institution. Le public peut enfin être externe à l’espace médiatique restreint, il regroupe les membres qui sont témoins ou acteurs du fonctionnement d’un média au sein d’espaces sociaux plus vastes, par rapport auxquels le média est positionné (espaces politiques, culturels, sociaux, etc.) : on est public du musée quand on lit une critique ou un commentaire sur les musées dans la presse, ou quand on compare une émission avec une exposition qu’on a vue, etc. Le public désigne encore, bien sûr, des individus ou des groupes qui ont une pratique effective, un usage du musée : l’ensemble des visiteurs d’une exposition ou d’un musée, mais aussi les participants à des actions culturelles qui peuvent ne pas impliquer la visite proprement dite. Mais le public est aussi une figure du discours lui-même : il est mis en scène très fréquemment, comme dans le cas de l’exposition « Le train du génome », qui présentait des séquences vidéo dans lesquelles des acteurs jouant le rôle « des gens » posaient à tour de rôle une question supposée représenter les interrogations du public à propos de la génétique.
La notion de public recouvre donc à la fois une sphère de la réception, des figures du discours produites par les différents acteurs impliqués dans cette production, et enfin des relations entre un espace médiatique ou institutionnel et son environnement politique, culturel, social. Parmi ces différentes acceptions, il en est une qui domine les préoccupations des instances politiques et économiques au point de structurer les représentations de la notion : il s’agit du public considéré comme l’ensemble des individus et des groupes qui ont un usage effectif de l’établissement muséal. C’est le seul public pour lequel il y a recouvrement entre le statut et un comportement mesurable : la fréquentation. La mesure de la fréquentation (payante, non payante, occasionnelle, régulière, etc.) est considérée le plus souvent comme l’instrument nécessaire et suffisant pour rendre compte de l’essentiel des relations entre le musée et son public et de l’évolution de ces relations. L’effort pour penser la diversité des relations entre le musée et son public se concentre tout entier dans l’exploration fine des modalités de cette fréquentation, et symétriquement dans le registre de la production, dans l’expérimentation tout aussi fine des propositions qui peuvent se traduire par une modification de la pratique mesurable (politique de fidélisation, couplage de différentes pratiques, etc.). Or, ce processus converge avec une tendance à penser les communications sociales à partir de modèles théoriques aisément convertibles en schémas d’action, se prêtant bien à leur formalisation et leur opérationnalisation technique (par exemple les modèles linéaires de type : offre/demande ou émission/réception). Cette formalisation et cette opérationnalisation appellent des savoir-faire techniques, et par conséquent une exigence de professionnalisme, à laquelle aspirent les milieux du savoir et de la culture. Dans ce contexte, il est presque irrésistible de favoriser une importation dans l’espace muséal des modèles, des techniques et compétences professionnelles qui peuvent renforcer cette tendance. Il y a simultanément simplification de la notion de public et donc du modèle grâce auquel se structurent les communications entre institution et public, et une complexification des représentations, acteurs professionnels, techniques mobilisées, actions engagées, enjeux, rapports de légitimité, qui se nouent autour de l’opérationnalisation et de la gestion de ce modèle.
L’évaluation, il y a quinze ans, est ainsi apparue comme une spécialité professionnelle en voie d’autonomisation possible par rapport aux autres métiers du musée, avec un débat sur le positionnement de cette communauté professionnelle, interne ou externe à l’institution muséale. Depuis, les groupes professionnels qui revendiquent une expertise spécifique n’ont cessé de se multiplier dans l’espace muséal, important des valeurs et des modes de faire issus d’autres espaces sociaux. Lors du colloque « Musées, marketing, communication » (11décembre 2002, COMPA Chartres), la succession des interventions a permis de voir se déployer des acteurs professionnels proposant leur expertise technique au musée dans tous les interstices de la chaîne de communication qui matérialise le modèle que nous venons d’évoquer (émission/réception, offre/demande, etc.) : architectes scénographes, graphistes, agences de communication externes, consultants multimédia et réseaux, chargés d’études des public, etc. On peut évidemment intégrer à spectre d’intervenants tous ceux qui défendent non pas une optimisation des fonctions de communication, mais l’ancrage des missions muséales dans les institutions du savoir, ancrage souvent lié aux missions patrimoniales du musée (conservateurs et universitaires impliqués dans le monde muséal). Les chercheurs en sciences humaines et sociales intervenant sur la question des publics et de la communication muséale (linguistes, sociologues, sciences de la communication, psychologues, sémioticiens, etc.) sont dans une situation intermédiaire, associés au monde muséal en vertu d’une part des relations historiques fortes entre musées et institutions académiques, d’autre part de la multiplication des professionnels intervenant dans l’espace médiatique de l’exposition.
Une rhétorique de l’hybridation, des logiques de concurrence
Tous ces professionnels viennent d’univers différents et apportent avec eux non seulement des techniques et savoir-faire, mais aussi, évidemment, les valeurs et des pratiques qui sous-tendent ces techniques, et qu’ils cherchent à promouvoir dans l’espace muséal. Par exemple, les professionnels de la publicité, s’ils sont sollicités, vont très naturellement tenter de convaincre les musées que ceux-ci ont intérêt à importer une qualité et des standards communicationnels propres à leur domaine Par exemple, les campagnes publicitaires assument clairement le fait que l’enjeu est de faire reconnaître le style…..des publicités ! Les intérêts des différents professionnels mobilisés introduisent des revendications concurrentielles quant à l’importance qu’il faut donner à tel ou tel aspect de la médiation : personne n’est jamais un « simple technicien », et toute technique rapatrie nécessairement des représentations et des valeurs. Les analyses actuelles de l’émergence des campus numériques peuvent apporter des pistes de réflexion au champ muséal sur ces questions. En effet le développement rapide de ces campus numériques, suscité par une volonté politique forte, a permis de voir, dans des temps contractés, le développements de logiques dite d’hybridation, entre le monde universitaire académique, les professionnels de l’informatique et des réseaux, les acteurs du marché de l’enseignement à distance. Les analyses effectuées ou en cours peuvent mettre en évidence la façon dont les formalismes et les langages, loin d’être neutres, contraignent des pratiques collectives et véhiculent des représentations. Par exemple, les formalismes et la terminologie importés de l’entreprise, pourtant antinomiques des conceptions du rapport au savoir dans le milieu universitaire, s’imposent grâce à la légitimité et la supposée neutralité de l’outil technique : dans les documents techniques qui circulent entre les différents partenaires d’un projet pour fédérer leurs interventions, le cours peut devenir un produit de formation, l’étudiant un client, l’enseignant un fournisseur de contenus, etc. Celui qui impose un formalisme (grille, charte, etc.) grâce à sa légitimité, acquiert le pouvoir d’imposer une vision, un vocabulaire, des cadres. De tels phénomènes existent également dans le cas de l’hybridation entre musées marché, et industries de la communication. Plus généralement, si l’on évoque couramment des logiques d’hybridation ou et de complémentarité pour qualifier l’extension et cette complexification des relations entre musées, marché, et industries de la culture et de la communication, il s’agit plutôt d’un mot d’ordre consensuel, pour tenter de rendre les partenariats acceptables et constructifs. Les termes ne renvoient à une description effective des dynamiques en cours, qui mériteraient de réelles analyses. En particulier, il est difficile de parler de complémentarité dans le cas d’une forte asymétrie de la relation. Par exemple, si l’on présente les dynamiques d’hybridation comme étant une nécessité plutôt pour le musée, supposé devoir bouger pour combler un retard, et évoluer vers le modèle des structures techno-économiques qui incarnent l’ouverture et l’efficacité, cette manière de poser les choses conditionne évidemment un type de rapports entre les acteurs concernés, en particulier de rapports de légitimité. Or, les valeurs mobilisées par les différents acteurs sont parfois contradictoires. En soi, une telle situation n’a rien de dramatique ni d’inquiétant : tout espace médiatique est ouvert, et les rapports entre les acteurs qui y interviennent évoluent au cours du temps. Mais lorsque les rapports entre des acteurs très différents, favorisés au nom des valeurs de l’ouverture, se déploient dans un cadre qui quant à lui est fermé par l’injonction de développement et de complémentarité, par les impératifs de calendrier et de résultats à moyens constants, la confrontation de logiques devient un rapport de forces. L’espace muséal peut ainsi devenir un espace concurrentiel. Mais le terme « concurrentiel » ne renvoie pas ici au fait que le musée serait obligé de se positionner par rapport à d’autres institutions ou structures que lui préfèreraient le public, mais au fait que le musée comme espace professionnel est lui-même traversé par des logiques concurrentielles, avec la confrontation des différents système de valeurs portés par des acteurs intervenant au sein de l’espace muséal. Or, paradoxalement, cette concurrence interne à l’espace muséal est mise en œuvre au nom de l’impératif de faire face à la concurrence externe, entre les musées et les autres espaces de loisir, culture, communication. Ce sont les comportements du public qui sont considérés comme une mesure objective de cette concurrence externe, matérialisée par les fluctuations de la fréquentation, elle-même déclinée dans de multiples modalités (décisions de visite, enjeux de fidélisation, cumul des pratiques, prescription des pratiques, sensibilité à des facteurs multiples, etc.).
Or, nous allons voir que les visiteurs, ou plus largement les personnes interrogées en situation d’enquête, ont une conception du public et des relations entre publics et institution, qui a très peu à voir avec celle qui s’installe peu à peu dans les représentations des professionnels, et qui font d’eux des consommateurs de biens et services culturels, ayant des attentes et des comportements de consommateurs constamment en quête des services et produits les plus attractifs.
Attentes et attention du public : culture institutionnelle et culture médiatique
C’est avec l’analyse de l’ensemble des études préalables à la programmation des expositions menées à la cité des Sciences de 1989 à 1997, dans le cadre de la cellule Evaluation de la direction des Expositions , que nous avons constaté pour la première fois la manière dont les visiteurs considérés comme représentants du public pour les besoins de l’enquête, exprimaient quelle était de leur point de vue la nature des relations entre le public et l’institution, soit l’équivalent de ce qu’on l’on peut appeler le contrat de communication évoqué plus haut. Depuis, au fil des études et des contextes très différents (musées de sciences, musées d’histoire, musées de société), les tendances qui étaient apparues alors ne cessent d’être confirmées. Avant tout, il apparaît nettement que les visiteurs de musée ne se sentent pas être des consommateurs. Par exemple, lorsqu’ils formulent des attentes, il s’agit rarement de désirs ou de souhaits personnels, mais plutôt d’une anticipation de ce que le musée peut faire, de ce à quoi ils peuvent s’attendre dans le cadre d’une relation où l’on s’en remet avec confiance aux intentions de communication de l’institution, considérée comme ayant de bonnes raisons de faire telle ou telle proposition. Les attentes sont plus une anticipation (« s’attendre à ») de ce que l’institution propose, qu’une envie souhait de trouver tel ou tel service ou thème. Et une des formes de ces anticipations est la disponibilité en ce qui peut advenir dans la visite, et qu’on préfère souvent ne pas être trop prévisible. Dans certains récits de visite, on ressent à quel point les visiteurs mettent du leur pour se laisser surprendre ou ébranler par une visite. Là encore, les termes sont cependant trompeurs : l’envie d’être surpris ne se réduit pas à l’envie d’être immergé dans des environnements et des expériences inédites au plan perceptif. Elle relève plus d’une confiance dans la valeur de l’expérience de visite sur des plans multiples, perceptifs certes, mais aussi cognitifs, affectifs, politiques.
Mais surtout, les visiteurs enquêtés ne considèrent pas l’hétérogénéité et la complexité comme étant un problème, relevant de la théorie et de ses abstractions. Cette hétérogénéité et cette complexité sont assumées directement dans leurs pratiques et leurs discours. On se trouve donc dans la situation délicate où la préoccupation du public peut amener les musées à développer des conceptions techniques des publics comme consommateurs, alors que les publics eux-mêmes sont très loin de soupçonner qu’ils sont pris pour tels et engagés dans ce type de relation avec le musée du point de vue des professionnels de l’institution.
Il est d’ailleurs significatif que les visiteurs cherchent souvent à définir les missions muséales par rapport à d’autres institutions ou médias, avec l’idée que le musée est situé hors des pressions du marché, proches des sources du savoir. Ainsi, on attend d’une exposition sur l’environnement ou sur la santé qu’elle soit différente « des médias que nous critiquons », voire, qu’elle tienne un discours sur ce qui circule dans les médias. On attend également qu’elle reflète la position de l’institution. Plus encore, on s’attend, lorsqu’un thème est traité par l’institution, à ce que celle-ci ait pris l’initiative de tenir un discours sur ce thème pour des raisons pertinentes, et ainsi, d’agir dans un espace public et culturel élargi : l’institution muséale bénéficie d’un crédit considérable auprès de ses publics. Or, les études sur la réception télévisuelle montrent que le crédit accordé aux émissions est sans rapport avec sa « consommation » : une hausse de la consommation télévisuelle peut ainsi aller de pair avec une chute du crédit accordé au contenu des émissions. Ce qui change, c’est la perception de ce qu’on peut attendre de ces émissions, qui peuvent être regardées de façons plus ou moins désenchantée.
Ces prises de positions ne sont pas seulement des postures sans lien avec les pratiques. On retrouve dans les pratiques de visite cette fois, et non plus lors des enquêtes préalables, une attention permanente à la possibilité de pouvoir référer le discours à un énonciateur, même si celui-ci n’est pas nommé (c’est en effet l’institution qui parle le plus souvent, anonymement). Dans certaines expositions, les visiteurs ont spontanément deviné que certains éléments étaient probablement réalisés par des partenaires : ils manifestent une sensibilité aiguë à la cohérence du discours, au genre, et la capacité à repérer des routines rhétoriques . Cette réaction est à mettre en relation avec ce qui nous semble être une montée de la culture médiatique des publics, et qui apparaît de manière parfois très nette dans les pratiques. Ainsi, lors de l’évaluation de l’exposition « Sons » à la cité des Sciences en 1999, nous avions constaté chez les visiteurs, souvent jeunes, une attention soutenue aux formes de médiation, qui constituent parfois pour eux le contenu véritable de l’exposition visitée. Alors que dans les premières évaluations menées à la cité, avant 95, il était très rare que les visiteurs se mettent en position de juger, d’évaluer les expositions visitées, dans « Sons », les visiteurs jugent plus volontiers à partir d’une culture de la réception. C’est par la comparaison avec d’autres situations que cette culture se construit : rapport à la télévision, rapport aux musées dits « classiques », rapport à l’informatique, rapport à l’enseignement, rapport à la publicité, rapport à des environnements de pratiques amateurs ou professionnelles externes au musée mais liés au thème. Mais la comparaison porte moins sur la performance, que sur la pertinence des formes de médiation : on attend de l’exposition qu’elle montre ce qu’est une exposition, qu’elle propose un langage et une expérience spécifiques. La perception d’un effort pour concurrencer ou intégrer d’autres univers médiatiques (le cinéma, le spectacle, etc.) peut être apprécié, mais il peut fortement irriter, et de ce fait générer une perception critique distanciée, au second degré.
Les résultats concernant les attentes des visiteurs vis-à-vis de l’institution se recoupent non seulement dans le temps, mais aussi dans une variété de contextes, au-delà de la cité des Sciences. Nous avons pu mettre en relation ces phénomènes avec des discours et pratiques liés à d’autres musées. On peut citer par exemple d’une enquête étude menée en 2000, très en amont de la programmation de ce qui devait être le musée des Cultures du Monde à Lyon. L’étude avait été menée en consultant ce que nous avions défini comme étant un public du projet, c’est-à-dire des groupes et des individus impliqués à divers titres dans la thématique du futur musée, et susceptibles pour cette raison d’avoir un intérêt pour le projet : associations actives dans le champ de l’interculturel, immigrés résidant et travaillant à Lyon, étudiants étrangers en séjour long, adolescents d’une classe de lycée. Il est apparu clairement à cette occasion à quel point on peut avoir des attentes fortes vis-à-vis du musée, sans avoir l’intention d’en être usager : des immigrés résidant en banlieue et n’envisageant pas de visiter ce futur musée avaient pourtant une intelligence remarquable de ce qu’est l’institution muséale. Le fait qu’il existe un projet de musée des Cultures du Monde amenait ainsi certains participants, à imaginer qu’il s’agissait d’intégrer dans le patrimoine français les éléments des communautés culturelles de toutes sortes qui constituent aujourd’hui la Nation. D’autres participants s’attendaient à ce que le futur musée soit un lieu qui fédère un grand nombre d’acteurs et de ressources : laboratoires de sciences humaines et sociales, associations, individus porteurs de mémoire ou porteurs de parole, etc. Les participants n’ont pratiquement jamais pensé au futur musée d’abord comme à un équipement de loisir culturel. Pour se représenter un musée à venir, quels que soient leur milieu culturel et leur pratiques, ils pensent d’abord à la signification politique que peut avoir le projet, par rapport à la mission de l’institution muséale. Cela n’empêche pas que les commentaires concernant les formes de médiation dans le futur musée soient très nombreux.
On retrouve dans les études consacrées aux usages des dispositifs de médiation interactifs ou des audioguides , l’intérêt que les visiteurs portent aux dispositifs de médiation parce qu’ils y voient une occasion de comprendre ce que l’institution attend de son public, la manière pertinente de pratiquer le musée. Même si ces dispositifs sont perçus et exploités comme des moyens d’individualiser les rapports au musée, ils sont aussi, dans le même temps, utilisés en même temps sur le mode opposé, comme une manière d’apprendre comment pratiquer le musée, comment appartenir au collectif à qui le musée s’adresse.
Conclusion
Les résultats très brièvement rappelés ici – on aurait pu faire référence à bien d’autres – permettent de rappeler que les rapports entre institutions et publics ne peuvent pas être gérés du seul point de vue d’une compétence technique et professionnelle particulière, et du seul point de vue interne à l’institution. Ils s’ancrent dans des échelles historiques et dans des espaces culturels et sociaux larges. De ce point de vue, ils suscitent toujours le sentiment d’une paralysante complexité, peu propice à la décision et à l’action. Mais ce qu’ils montrent est cependant très simple fondamentalement : tout au long des enquêtes, aujourd’hui comme hier, les publics enquêtés expriment une foi dans l’institution muséale et dans la qualité de ce qu’on peut en attendre, et ce résultat contraste fort avec les visions désenchantées qui circulent souvent dans le milieu muséal. Face aux réactions des visiteurs dans les enquêtes, l’évaluateur a très souvent envie de transmettre un message qui pourrait en substance être le suivant : intéressez-vous aux raisons pour lesquelles ces personnes ont confiance dans le musée, même lorsqu’ils n’en sont pas usagers, Non pas pour que rien ne change, mais tout au contraire, pour fonder la dynamique du changement sur le lien entre l’institution et ses publics.
Joëlle Le Marec
Texte également publié en 2006 dans l’ouvrage « Musée, connaissance et développement des publics », Ministère de la culture et de la communication.