Que la bête meure : mettre fin aux souffrances de l’université
Ecrit par Igor Babou, 9 Mar 2015, 0 commentaire
Je reposte ici un texte, disons un billet de (mauvaise) humeur que j’avais écrit pour mon blog perso en 2013. Peut-être y trouvera-t-il un écho ? En tout cas, ma mauvaise humeur n’a fait que s’accentuer depuis.
Ils sont venus, les bons docteurs, euthanasier la bête. S’asseoir sur les ruines fumantes des institutions du savoir : les bureaucrates, les managers, les autocrates, les communicants, les directeurs de ressources déshumanisées, les liquidateurs de la pensée critique. Ils l’adorent, la Sainte Inquisition du Marché Triomphant : utilitarisme bêlant, université peuplée de dociles ouvriers spécialisés de l’industrie du savoir, ne formant plus qu’à la docilité d’un savoir industrieux, appliqué, fermé à toute imagination, opposé à tout autre monde possible. Servir à. Être au service de. Médiocres !
Ils sont venus il y a longtemps les Jack Lang, les Luc Ferry, les Valérie Pécresse, les Geneviève Fiorasso, se pencher au chevet des mourants et dire « que la bête meure ! ». Ils étaient là dès le début des années 1980, avec leurs certitudes mercantiles, leurs organigrammes au cordeau, l’instillation lente du cancer gestionnaire, leurs adoubements serviles à l’égard du libéralisme, leurs acronymes infects : RGPP, LRU, LMD, OMC, AERES, ANR, ‑3/+3, réduction de toute pensée à la comptabilité analytique des cages de fer d’institutions privées de valeurs, privées de débat. Le lieu fondateur de leur imaginaire étriqué se nomme Bologne, mais c’est plus l’absence de lieu, l’absence d’attachement, qui les caractérise. Leur haine du savoir a peuplé l’université de comptables irascibles et pointilleux, idolâtres de la pointeuse du XIXème qu’ils aimeraient tant installer à l’entrée de chaque campus, de chaque laboratoire, afin que nul n’ignore plus qu’ici on ne pense pas, monsieur : on compte. On compte les publications, comme s’il s’agissait de pièces usinées dans les soutes d’obscures industries, on transforme les chercheurs en « publiants », puis en « produisants », à grands coups de révisionnisme lexical, de fascisme managérial. Qu’ici, surtout, plus rien ne se pense en dehors du dogme de la Sainte Productivité et des Saintes Lois du Marché. Qu’on n’y forme plus que de bêlants bureaucrates, tout juste capables d’ânonner : « Oui, maître, bien, maître ! Oui, la Terre est plate, et le soleil lui tourne autour ! Le monde est tel qu’il est et nous ne le changerons pas ! ».
Au dehors, les scribouillards de la presse et des médias s’empressent de ne rien voir, de ne rien dire, et d’empêcher de voir, tout en continuant à cachetonner leurs heures complémentaires sur le dos de la bête : bonne fille, un peu stupide, il faut dire, l’université, qui les entretient à grand frais. Tu n’as rien vu en 2003, tu n’as rien entendu en 2009, tu ne diras rien en 2013, journaliste ! Et toi, le père d’un étudiant, d’une étudiante, la mère ou la grand-mère d’un lycéen ou d’une lycéenne : qu’as-tu dans le crâne pour brader à ce point ce que nos parents, tes parents, on eu tant de mal à conquérir ? Cette petite mais essentielle part de liberté qu’on appelle « esprit critique », cette possibilité de ne pas tout ramener à de sordides « référentiels de compétences », tout juste bons à assigner une place à tes gamins, là, juste en dessous de la ligne de flottaison qui leur permettrait de changer le monde, ou du moins d’espérer voir se transformer les rapports de domination, a minima d’y contribuer de manière créative.
Au dedans, les larmoyants ex 68tards, se tapent sur l’épaule à l’évocation de leurs souvenirs aussi glorieux que contrefaits sur les barricades. Mais ils votent comme un seul homme, comme une seule femme, ce qu’on leur dit de voter : 68, c’est bon pour épater les petits jeunes et emballer les minettes, mais quand le Président a dit, il faut. Ou alors, les serviles de service affirment, péremptoires, que les conditions historiques ne sont pas réunies pour une révolution, et qu’il faut d’abord que tous les autres, là, partout dans le monde, se lèvent une arme à la main avant qu’ils n’osent remettre en cause le tableau analytique de la page 250 du rapport quadriennal de 500 pages bourré jusqu’à la gueule de statistiques, de pourcentages et de camemberts qui caractérisent la productivité intellectuelle de leur unité ou de leur département : mieux vaut en être, n’est-ce pas, que d’assumer à sa place, là où l’on est situé, le respect d’un principe d’autonomie intellectuelle face aux pouvoirs qui a pourtant été fondateur de nos pratiques. Des pouvoirs pourtant si petits, en fin de compte, qu’on n’aurait même pas à se battre physiquement, ni à risquer sa paye, pour les contourner : juste à oser penser un peu en dehors des cadres.
A ceux qui résistent encore, il ne reste plus que la colère. Elle se transformera parfois en dépression : on en voit, qui errent tels des fantômes d’un passé mythique, radotant leurs Bourdieu, leurs Foucault, leurs Barthes ou leurs Mauss, dans des couloirs encombrés de collègues affairés qui ne pensent plus qu’en sabir acronymique, anglosaxonnisé : « so chic my dear, did you see my name in the last ANR workpackage ? ». A la colère peut aussi succéder la rage, la détestation d’être laminé par la force brute, l’angoisse de ne pouvoir faire qu’argumenter, tout en sachant qu’il aurait sans doute été préférable de foutre le feu à son bureau, ou de balancer quelques cocktails Molotov au bon moment pour que toute cette mascarade prenne fin.
Mais nous sommes pris dans des habitus d’intellectuels, et n’avons pas été formés au combat de rue : seulement à l’argumentation. Argumenter ? Pour quoi faire ?
We are a vanishing race…
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