Les esthètes.
Ecrit par Larbi benBelkacem, 29 Déc 2015, 26 commentaires
Je hais les esthètes. Je les hais pour ce qu’ils sont. Je les hais surtout pour ce qu’ils font. Je les hais pour avoir kidnappé les mots pour dire. Pour avoir privatisé le chemin qui va de l’émotion aux mots, des mots à l’émotion. Je les hais pour avoir fait en sorte que nul, s’il n’est de la famille, n’osera pas dire simplement, sereinement, qu’il aime ou qu’il n’aime pas. Je les hais pour nous avoir enjôlés par leur grande âme, ouverte à la beauté, à la pure joie, au pur bonheur. Je les hais pour nous avoir engeôlés dans les chromos saint-sulpiciens, saint-sulmerdiens, dans la musique légère ou lourde, dans les guidécares. Je les hais pour nous avoir repoussés là où il n’y a rien à dire. Je les hais pour le rouge de la honte qui nous monte au front quand ils nous pressent de dire nos émotions devant la beauté. Je les hais de nous faire sentir ridicules avec nos petits mots, nos petites phrases. Je les hais pour leurs mots sensibles, pour leurs phrases bien scandées, polies. Je les hais pour avoir séduit et entravé les poètes afin qu’ils n’aient aucune longueur d’avance. Je les hais pour avoir fait une arme des mots. Je les hais pour avoir adopté le jugement de dieu, où le meilleur frappeur a raison, où le plus beau parleur a raison. Je les hais pour le mépris de nous-mêmes dans lequel ils nous ont enfermés. Je les hais pour nous avoir préparés à donner raison au meilleur parleur, au meilleur tribun, au meilleur démagogue. Je les hais parce qu’ils ont toujours balisé le chemin des gourmands de pouvoir, qui savent pouvoir compter sur eux. Je les hais, et ce n’est pas tout, pour avoir décanaillé l’art.
Malfaiteurs, va!
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Pousser un coup de gueule, ça ne fait pas de mal.
Rimbaud n’avait quasiment jamais rien pu publier quand il part au Harar. Quand il en revient mourant, il est déjà célèbre — mais l’a-t-il jamais su ?
J’hésite juste quant à une formule que vous employez : “Je les hais pour nous avoir préparés à donner raison au meilleur parleur, au meilleur tribun, au meilleur démagogue”.
Dans mon expérience serait plutôt “au pire parleur, au pire tribun, au pire démagogue”.
Mais bon, je suppose que votre immersion plus étendue dans l’art que la mienne est meilleure juge…
Amicalement.
Bonjour,
Je ne pense pas être mieux placé que quiconque. Notre capacité à être ému est le meilleur de notre vie.
Ce n’est pas un coup de gueule, c’est ma haine de tous les jours. Malheureusement, elle n’a pas l’occasion ni le culot de s’habiller en dimanche.
Je cherchais la figure diabolique m’évoquait votre indignation, Larbi, mais je ne la retrouvais plus dans ma mémoire (normale, elle oblitère ce qu’elle ne supporte pas)… C’était Karl Lagerfeld.
Mais ce n’est pas vraiment pour rappeler la mémoire de ce triste sire que j’ai repris mon clavier. Je voulais surtout dire
que votre évocation de certains musées était très belle, qu’elle me rappelait de beaux souvenirs ;
que le très sympathique texte d’Alceste à propos des cimetières de campagne m’a rendu un instant mélancolique.
Bonne nouvelle année à tou(te)s.
Superbe ce coup de gueule !
Pour moi le pire ce sont les musées qui sont à l’art ce que sont les cimetières au monde des vivants. Défiler entre des toiles pendues, me fait le même effet que me promener entre des pierres-tombales ! Et, en plus, avec mes pieds plats, je souffre beaucoup quand je piétine … sauf si je piétine les plates-bandes !
Merci de ce moment de plaisir … et puis, zut, on ira quand-même au musée quand certaines œuvres ne sont visibles que là … comme le mur des fédérés ne l’est qu’au Père Lachaise.
Et puis, se balader dans un cimetière, ça a son charme aussi: lire les messages, faire des hypothèses, s’imaginer des vies passées, constater que tant d’années après, telle tombe est encore approvisionnée en clopes et en rhum…
La preuve :
Même si la mort ne lui plaît guère, il aime visiter les cimetières. Rien de morbide à cet amour, car il pense que c’est peut-être eux qui en apprennent le plus sur le pays qu’on découvre. Perchés en montagne avec les guides morts au travail (et parfois, semblant vouloir encore les aider, enterrés à côté des victimes de l’accident d’avion ou d’escalade pour lesquelles ils ont donné leur vie), côtiers avec les péris en mer à la tombe vide comme est vide le cœur de leurs parents, de campagne où nombre de sépultures portent souvent les mêmes noms en trace d’une famille n’ayant guère migré. Ou au cœur des grandes villes, avec leurs quartiers réservés aux caveaux des familles de conséquence, plus somptueux et vultueux les uns que les autres, pendants funèbres des ports de plaisance où voisinent les yachts à qui aura le plus long et le plus haut, chrysanthèmes ici contre glaïeuls là, ne manquent que pastis, glaçons, starlettes légères et court vêtues. Il n’oublie pas les tombes abandonnées, en décomposition dans une deuxième mort, les plus impressionnantes furent une fois les derniers berceaux d’enfants engloutis par le sable, ne surnageaient que leurs petites croix de fonte partant de guingois et rongées par la rouille.
Il examine les dates, ému par celles des tombes collectives révélant en creux des drames de famille, accidents ou maladies en série rajoutant des couches au malheur. Il recherche celles sorties des sentiers battus. Signant des âmes vraiment nobles comme dans cet enclos aristocratique, où des dalles jumelles gardent à droite les restes des maîtres à particule et à gauche ceux de leurs serviteurs sans, mais salués un à un par une inscription élogieuse (esprits forts, ne voyez aucune signification politique dans cette répartition géographique). Ou livrant sans retenue de l’émotion comme le dernier ciel de lit d’une jeune femme morte en couches, un cube de granit gris incongru parmi toutes les croix, gravé de ce mélancolique « Elle n’a pas vu les yeux de sa fille s’ouvrir à la lumière du jour ».
Sa préférence va aux cimetières jouxtant les églises. Cela parce qu’il s’agit alors de petits villages lui qui ne prise guère l’anonymat des grandes villes. Et surtout parce que nos ancêtres y voyaient un signe saint et sain de la double face de la mort : une calamité qu’il convenait de conjurer à l’aide de Dieu, et une fatalité qu’il y avait lieu de connaître pour ne pas méconnaître le vrai prix de la vie. Et comment mieux acquérir cette science qu’en traversant régulièrement le champ du repos éternel, qui finit de plus par perdre à l’usage son côté inquiétant. Science inculquée parfois sans ménagement, ainsi cette inscription découpée dans le métal en haut du portail d’entrée de tel petit cimetière montagnard de sa connaissance où ses petits-enfants aiment flâner, il ne repose jamais qu’à quelques pas de leur maison : Nous avons ete ce que vous etes, vous seres ce que nous sommes. Le forgeron connaissait mieux Corneille que l’orthographe.
Les musées… ils m’ont tellement apporté, ils ont changé ma vie. J’ai passé énormément de temps avec les visiteurs, dans les salles, en train de lire, de regarder, d’être ensemble. Les musées ne cessent d’être critiqués, et je les sens pour beaucoup assez menacés (car il n’y a pas que le Louvre). Mais même le Louvre : il faut imaginer ce que ça a représenté, en pleine Révolution, la création des musées : Arts, Histoire Naturelle, Techniques, Monuments Français. Un patrimoine devenu commun et public, une histoire devenue celle de tous. Depuis il y a des milliers de musées qui naissent, vivent et parfois disparaissent : des lieux où fonctionne un autre régime de valeurs que celui du marché. Un jeune muséologue Brésilien Bruno Brulon, il y a quelques années, disait lors d’une rencontre que les musées étaient des lieux où les objets et es œuvres retrouvaient la liberté, et des potentialités : tout le contraire des cimetières. Ce sont les lieux de la transmission vivante, partout sur la planète. Pour moi en tout cas, les musées sont des lieux de vie.
J’aime les musées, des lieux où le choc est de bonheur. Surtout quand il y a peu de monde. Dans le Kunsthistorisches Museum de Vienne, presque désert, être accueilli par Klimt, être entouré de Brueghel, faire quelques pas pour Arcimboldo… Que c’est bon !
Je n’aime pas les musées, des lieux entourés de barrières invisibles, barrières imperméables à ceux qui n’ont pas grandi dans la possibilité du beau, barrières inexistantes pour certains, dont moi, barrières édifiées par les nantis avec la complicité parfois volontaire des esthètes.
J’aimerais bien trouver un jour un esthète qui viendrait me vanter Guy des Cars !
(Ou alors, au second degré. Je me le suis fait un jour avec un synospis de La lépreuse (titre non garanti) : rire assuré.
Votre portrait-charge me renvoie à une artiste qui faisait l’exact inverse dans le Centre d’art contemporain en milieu rural qu’elle animait, elle savait ouvrir les portes et s’effacer pour les gens perdent leur appréhension, leur méfiance, leurs complexes. Mais fini les subventions, et l’association a fermé le lieu la mort dans l’âme…
Je me suis sans doute mal exprimé : les esthètes nous repoussent dans le Guy des Cars, nous, les gens d’en bas dont je fis partie. Les chromos saintsulpiciens et saintsulmerdiens nous sont aussi chaleureusement recommandés.
Nous sommes subventionnés pour nos créations qui, d’après les “experts”, tiennent la route. Nous utilisons 14 % de ces subventions à la création pour la médiation culturelle. Mais c’est de plus en plus dur de le cacher.
Je pense que nos dirigeants ne tiennent pas à pérenniser ce genre d’action. La richesse culturelle est énorme, c’est le partage qui est riquiqui.
Bonne soirée.
Il y a un bug quelque part… Le petit commentaire que j’avais posté il y a une demi-heure s’affiche avant tous les autres de la journée du 30 décembre, c’est curieux.
Il est vrai que l’ouverture à la culture est de plus en plus complexe pour le plus grand nombre. La faute, en revient très certainement aux subventions de plus en plus maigres allouées, mais la cause en est, je le crains, plus générale. Il y a (ou pas) une volonté des directeurs de lieux de culture d’ouvrir. Il me semble qu’elle est assez grande dans certains cas. Ici, je citerais volontiers la remarquable programmation d’Irina Brooks, qui dirige le TNN : une série de spectacles ouverts, gratuits ou presque (2 euros), dans des lieux non-consacrés- jardins, places- car le lieu aussi, pour ceux qui n’y sont jamais allés, peut paraître inaccessible, interdit intériorisé. Choix de pièces de très jeunes dramaturges ou metteurs en scène, retenus plutôt (ou à parité) avec des noms déjà reconnus, des pièces plus classiques. Choix des sujets aussi : vu un magnifique “Lampedusa beach”, jeune dramaturge italienne, sujets qui touchent à l’actualité, qui parlent d’humanité.
Pour les musées, c’est vrai, le lieu souvent immuable (il est difficile de voir un Klimt exposé en plein air) rend l’abord plus complexe ‑et complexe du “ça c’est pas pour moi”, notamment, dans cette acception-là aussi. Il faudrait davantage de crédit dans l’éducation pour pouvoir montrer à des gens très jeunes que si, c’est pour eux aussi. Et puis il y a les préjugés de classe. Je me souviens d’une expérience menée il y a quelques années, alors que je débarquais jeune enseignante dans un lycée réputé “pas facile” (de l’art d’euphémiser). J’avais proposé diverses activités culturelles — moyens alloués alors- dont un ballet, opéra Garnier, le lieu en lui-même avec ses ors et ses pourpres est peu abordable pour un public adolescent que ce décorum repousserait d’emblée. Un garçon m’a dit, je m’en souviens très bien, ‘je n’irai pas, je fais du foot, et les danseurs, ces mecs, c’est tous des…”, homophobie même pas dissimulée. J’ai répondu : “Si tu viens, tu verras que non seulement c’est beau, mais que ce sont aussi des athlètes de très haut niveau, et que ce qu’ils font aucun footballeur au monde ne pourrait le faire, on parie ?” Rigolard il a dit oui. Il était assis devant moi, durant tout le spectacle, il n’a pas plus bougé qu’une statue. Puis en sortant il m’a dit : “Ok, madame, vous aviez raison, c’est peut-être des …, mais ce qu’ils font, là, c’est des heures d’entrainement que même les joueurs du Barsa n’ont pas. Même Messi sait pas faire ça, et c’était beau, je reviendrai. ” Il a tenu à m’offrir un café, pari perdu mais honneur sauf. Je ne sais pas s’il y est jamais retourné, je ne suis pas restée dans cet établissement. Mais au moins, les préjugés étaient tombés, et il savait que de cela il n’était pas exclu, que c’était “pour lui” aussi. Il a sans doute continué le foot, mais j’espère qu’il est allé voir un autre ballet. Après tout je ne vois pas pourquoi ce serait incompatible. Personne n’est condamné à Guy des Cars, ou à la télé réalité, il faut simplement que les moyens soient donnés pour que chacun puisse le comprendre et ne pas se sentir rejeté. Autre politique, autre affaire, affaire de choix, sortir de l’inanité et du “panem et circenses”, cela peut s’apprendre, aussi.
Bonjour Christine et merci d’avoir pris du temps à me lire et à commenter.
Hubert Godard, Maître de conférences au département danse à Paris 8, lors d’un rendez-vous au ministère, demandait les moyens d’une plus large diffusion de l’enseignement artistique. Il s’est entendu répondre que l’autonomie de pensée ne faisait pas partie des objectifs du ministère de l’éducation nationale. (C’est à dessein que je ne mets pas de majuscule).
Nous ne pouvons pas compter sur les dirigeants pour améliorer l’accès à la culture ou à l’art. Bien au contraire, ils feront tout pour en empêcher l’avènement. C’est la raison pour laquelle ils sortent leur revolver et tuent les artistes.
Cet accès se fait de trois façons, comme je tente de me l’expliquer et de l’expliquer :
1/ L’héritage, ou transmission : Le bénéficiaire grandit dans un environnement de musique, de bibliothèque familiale, d’œuvres d’art plastique, etc. Biberonné à la culture, il n’a aucun mal pour s’en approprier une et choisir de la vivre ou pas.
2/ La mission : Le bénéficiaire, encadré par des personnes de bonne volonté est, sauf exception, largué dès le début. La première marche étant très haute, et même s’il est conquis, il se dit que les suivantes nécessiteront un effort dont il ne voit pas le bénéfice. Pour avoir subi cette mission, moi et mes camarades des classes qu’on dit (à juste titre) défavorisées, je peux témoigner de l’inutilité de ce mode d’acquisition, et pas seulement en ce qui concerne la culture : nous n’avons pas les bases, ni les codes ! La rancœur de cet échec est tenace et peut à elle seule expliquer le dédain affiché devant l’art contemporain par les naufragés de la mission. Il y a majoritairement un parallélisme entre réussite scolaire et “niveau” de culture.
3/ Le vol : Pour ce mode d’acquisition, je n’ai que mon expérience personnelle et celle de certains de mes proches pour en valider les bienfaits. Quel en est le déclic ? Je n’ai que quelques pistes qui sont polluées de mon itinéraire personnel, donc sujettes à caution. Je pense, en ce qui me concerne que le “C’est pas pour toi !” a précédé le “C’est pas pour moi !” et que ça a déclenché une révolte devant le destin qui m’était assigné. Va savoir !
J’ai proposé ce chemin de réflexion et d’étude à des étudiants en sociologie, mais on m’a ri au nez. Je crois que c’est dérangeant.
Bonnes années.
Je me demandais s’il n’y avait pas d’autres formes d’accès, d’autres conditions qui passent par le temps, et par les sociabilités, les liens à des personnes qu’on apprécie, qu’on aime, qu’on admire, qu’on côtoie (ça peut être des professeurs de français pour le théâtre ! Quel rôle énorme est le leur). Je vais partir de mon expérience familiale : mes parents sont montés dans l’ascenseur social. Ils n’auraient pas été à l’Opéra, mais ils avaient acheté des disques et des livres, pour eux et pour l’éducation des enfants. Je pense que les enfants (moi, nous) avons tout de suite senti qu’il y avait quelque chose qu’ils voulaient nous transmettre de cette manière : non pas des pratiques qu’ils n’avaient pas forcément eux-mêmes mes les conditions d’une appropriation de la culture dite générale : les classiques. On est sensible à cette intention et le moment venu on essaie, et on persiste un peu avec l’aide des rencontres, occasions, enseignants, etc. Le problème : ça prend du temps! Autre situation, qu’on connaît tous : le lien aux goûts d’une personne dont on est amoureux ou qui nous impressionne : on devient complètement fan parce que c’est le monde de l’Autre, mille histoires de ce type pour la musique ou la lecture. Mais ce dont je parle renvoie à des conditions de possibilité pas à quelque chose qui peut permettre d’ouvrir significativement l’accès à des univers culturels de spécialité (pas seulement la Culture Cultivée). Je me disais que pour ces étudiants en sociologie qui vous ont ri au nez c’est peut-être pareil : peut-être que certains, pas tous, ont gardé en réserve la réflexion sur la culture, et que celle-ci va prendre forme à un moment parce que ce sera vous qui l’aurez proposé et qui avez intrigué et qu’ils voudront entrer dans votre monde à vous. Qu’en pensez-vous?
Merci Joëlle de vos observations.
Ce que vous décrivez démontre qu’il peut y avoir des modes intermédiaires entre les trois modes que je cite, chacun de ces modes pouvant être modifié par les rencontres et les évènements qui se produisent dans notre vie. Mais comme vous le faites remarquer, ça prend du temps. Vous employez l’expression “ascenseur social” là ou j’emploie “escalier social”. Et comme les premières marches sont hautes ! Si on n’a pas la chance de devenir “fan du monde de l’Autre”, comment surmonter le sentiment que “Ce n’est pas pour moi !” devant les difficultés de l’escalade ! Le vol a l’avantage de mobiliser l’audace. L’audace de s’emparer d’un objet qu’on pensait inaccessible et qui se révèle être à portée de main. Et cette audace récompensée est génératrice d’audaces encore plus grandes qui permettent de grimper encore et plus facilement qu’on ne le croyait. Sans risques de prison, pour les biens immatériels.
L’escalade, ça n’est pas pour moi. Le parachutisme non plus, pas plus que le vol à voile. Mais je n’en tire aucune interprétation en termes de domination sociale ou culturelle. Ce qui est étonnant, pour moi, c’est l’idée que l’art (ou la culture, ou la science, le discours est en général le même) devrait, par nature, ou par la force de la médiation, être accessible à tous. On n’accuse pas les alpinistes, ni les parachutistes, ni les volavoilistes d’être des esthètes ni de faire partie d’une caste inaccessible, et on n’en tire jamais l’idée que la démocratie est imparfaite si jamais les gens du peuple ne peuvent pas sauter en parachute tous les quatre matins. On ne stigmatise pas, à longueur de journée, les clubs d’escalade pour leur élitisme, les clubs de parachutisme pour leur manque d’ouverture aux quartiers sensibles, ni les professeurs de vol à voile pour leur peu d’intérêt pour les unijambistes ou pour les grands paralytiques. Je crois que ces contrastes entre ce qui est attendu (voire exigé) des institutions du savoir et de la culture, et les institutions de sport extrêmes devrait nous intriguer plus, si on veut vraiment dépasser le sens commun en matière de réflexion sur la “démocratisation culturelle”.
A mon avis, il y a, de fait, des dimensions de la culture qui resteront à jamais inaccessibles à certaines populations : car y accéder pleinement demande un travail intense que peu de monde est prêt à fournir. Et je pense que c’est non seulement normal, mais que c’est bien. Désolé si ça me fait passer pour quelqu’un d’élitiste, mais je n’ai jamais pensée que l’élitisme était un problème.
Chaque jour, dans les milieux qu’on suppose parfois un peu facilement être “subalternes” (les gens d’en bas, le “peuple”, etc., des tas d’expressions un peu naïves et sommaires tentent de désigner cet espace social de l’Autre ou du Soi, qui reste quand même assez flou), se développent d’autres formes d’élitisme : le rap et ses codes est un élitisme, le foot et son discours de spécialité est un élitisme, la vente en gros de dope est un élitisme, etc. Car n’y sont admis que celles et ceux (surtout ceux…) qui font partie du petit cercle des initiés du rap, du foot ou de la dope. Mais étrangement, je n’ai jamais entendu les classes supérieures de la société (celles qu’on désigne tout aussi naïvement par le terme vague d’ ”élite”) se plaindre d’un problème de démocratisation culturelle du rap, du foot et de la dope à Neuilly ou dans le 16ème arrondissement de Paris. Ca aussi, ça devrait nous interroger sur l’énorme couche de sens commun et de préjugés qu’on trimbale tous à propos de termes comme “culture”, “science” ou “art”. Et aussi à propos de l’idée “d’élitisme”.
Tout ça pour dire que je n’arriverai jamais à haïr les esthètes, car on est toujours l’esthète de quelqu’un d’autre, de même qu’on est toujours le con de quelqu’un d’autre. On est juste Autres, et je crois que la diversité est plus une chance pour la société et les fonctionnements démocratiques que l’uniformité.
Igor Babou
Très pertinent, et j’ai mis du temps à répondre à cette objection que je me faisais.
Une activité dépend d’un savoir préalable qui oriente le choix de poursuivre ou de refuser l’acquisition d’un savoir supplémentaire. Le savoir préalable “vertige” est personnel et peut orienter notre choix quant à l’escalade. On peut également se convaincre (par affection ou amour propre) de tenter l’expérience malgré un premier refus. Ce choix (à l’âge adulte) est affaire individuelle. Et là, on peut, ou pas, dire “ça, c’est pas pour moi”.
Dans le cas de la culture ou des connaissances (je doublonne), l’adhésion ou le refus n’est pas la conséquence d’un choix uniquement personnel. Là se mêlent la pression sociale et la timidité, l’arrogance des nantis et le doute quant à ses capacités propres, l’obligation de vocabulaire spécifique et la pauvreté des moyens d’expression. Et là, on ne peut que dire “ça, c’est pas pour moi”.
Un “nanti” pourra pénétrer dans un restaurant ouvrier “12 euros boisson comprise”, alors qu’un ouvrier n’envisagera même pas d’entrer chez Ledoyen, même si on l’invite.
“Un “nanti” pourra pénétrer dans un restaurant ouvrier “12 euros boisson comprise”, alors qu’un ouvrier n’envisagera même pas d’entrer chez Ledoyen, même si on l’invite.”
Ça, je n’en suis vraiment pas sur. Le fait de disposer de moyens économiques supérieurs à d’autres ne donne aucune clé de décodage particulière de la culture et des manières de faire et d’être des autres : qu’il existe des rapports de domination dans une société ne rend pas les dominants (au plan économique et culturel) plus capables que d’autres de comprendre ou de s’adapter à des situations qui leur sont étrangères. Il faudrait demander leur avis aux Poinçon-Charlot (les sociologues qui ont travaillé sur les riches). Je n’ai pas lu leur travail (la sociologie des riches ne m’intéresse pas, du moins c’est trop éloigné de mon domaine), mais j’en mettrais ma main à couper.
En revanche, ce qui avait été observé par Bourdieu, c’est l’effet de seuil culturel vis à vis des niveaux d’études : les moins dotés en capital culturel ont du mal à se projeter dans des projets (notamment de formation) qui n’ont pas cours dans leur entourage. J’ai pu voir ça très directement dans ma famille, où personne n’avait vraiment les clés pour me guider vers des formations d’excellence, alors que c’est un truc que je saurais faire si j’avais des enfants. Symétriquement, le phénomène d’hypercorrection linguistique, également analysé par Bourdieu, montre que le langage des dominants (ou du moins la représentation de ce que devrait être le langage des dominants) peut être sur-joué dans sa normativité par les dominés, et inversement, le relâchement lexical des aristocrates renvoie à leur maîtrise du langage qui ne doit pas être affectée. Je n’ai plus ces textes de Bourdieu en tête, mais la normativité sociale n’est pas forcément descendante. Elle peut aussi être appropriée et revendiquée par ceux-là mêmes qui en sont les victimes.
Deux dernières idées, pour compléter :
Igor Babou
J’aime ce que vous avez mis en place sur Indiscipline : ces conversations en “oral/verbal”. Mais qu’est-ce que ça peut être foisonnant ! Je passe à coté de plein de choses !
J’ai tort d’employer le mot “définition” avec ce qu’il contient de définitif. Description, peut-être ? Qui dépendrait du point d’où je regarde ?
Les artistes (et les esthètes) ne sont pas tous du même bois, on y trouve des déviants par rapport à ma généralisation. Comme sur ces cartes des Eaux et Forêts qui signalent une hêtraie : quand on y pénètre on rencontre quelques chênes, châtaigniers et autres accents circonflexes. Il y a des Avida Dollar chez les artistes, comme le disait Breton de Dali. Et il y a des humbles parmi les esthètes. Mais ces cas ne sont pas représentatifs de l’espèce. Encore cette notion de frange et de confins.
La “commande à soi-même” a toujours existé parallèlement à la “commande”, la Dame de Brassempouy (vraisemblablement une commande à soi-même) ne date pas d’hier. Il a fallu l’émergence d’une société hiérarchisée pour voir apparaître la commande.
Je dois aller travailler à mon bûcheronnage, je reprendrai ce soir, mais bon dieu que c’est bon la “disputatio” !
Igor Babou.
Bon ! Je reprends. Comme je le disais plus haut, je tiens à nos deux formes d’intelligence, la cérébrale et la sensible. L’harmonie entre ces deux modes de perception nous permet un équilibre mental et affectif. La proportion de l’une par rapport à l’autre peut varier en fonction des événements (ex. : préparer le café, perte d’un être cher), mais l’une et l’autre doivent toujours être présentes pour éviter un déséquilibre mental.
Nature/culture (je pense que ces deux formes d’intelligence sont du côté culture, mais sans en être sûr), il n’y a, pour moi, pas de fracture entre nature et culture, mais plutôt, comme je l’ai déjà dit, des recouvrements, des franges, des confins qui ne permettent pas de déterminer où commence l’une et où finit l’autre.
D’accord avec vous pour dire qu’on ne peut pas tous être des athlètes de haut niveau. D’abord il n’y aurait pas assez de place sur le podium et surtout, nous ne sommes pas égaux physiquement, même sans handicap. Mais mon optimisme me fait agir comme si nous étions tous égaux sur le plan des deux intelligences, et qu’il suffit de réparer les dégâts de la vie pour que chacun de nous soit un humain sensible et cérébral de haut niveau. Sinon, dans nos ateliers de médiation culturelle (c’est le terme officiel) je ferais des sélections, j’écarterais les “endurcis” de l’une ou l’autre de ces intelligences.
Je rédige des demandes de subventions pour notre compagnie et je refuse d’employer la langue de bois vernie en usage dans le milieu culturel, comme on en voit en effet sur les dépliants distribués avant un spectacle. Comme me disait un conseiller culturel : “Si vous ne faites pas ça, on ne vous prendra pas au sérieux, il faut savoir parler d’une œuvre !”. Je lui ai répondu que c’était moi qui ne le prenais pas au sérieux. Un ange passa.
Je ne lâche pas la main de l’enfant analphabète que j’étais, c’est lui qui me dit quand je deviens cuistre. Cuistre est une assez bonne description de l’esthète.
Merci de me titiller, j’espère en avoir toujours besoin.
Ce que vous évoquez du vocabulaire imposé dans les dossiers de demandes de subventions s’est également imposé dans les appels à projets des agences de moyens scientifiques : le vocabulaire n’est pas “cuistre” (au sens de la pédanterie), mais c’est celui de la médiocrité du marketing et de la gestion appliqués à la recherche. A la limite, entre la médiocrité des communicants et des gestionnaires et la pédanterie, j’aurais une nette préférence pour la pédanterie. Au moins, elle présuppose une érudition, et donc un contenu un peu maîtrisé. Mais avec les communicants, les gestionnaires et les gens du marketing, on n’a ni érudition, ni intelligence critique, ni rien du tout d’ailleurs : juste la doxa bête et méchante du libéralisme et de l’utilitarisme. C’est franchement pire que les pédants, car ça oblige à penser dans des cadres qui ne sont même pas ceux de la prétention à la maîtrise d’un contenu d’érudition, mais ceux de la non maîtrise d’un vide conceptuel radical…
Sinon, pour finir sur une note plus légère, je pense que vous connaissez ce spectacle d’un ancien responsable culturel qui brocarde, justement, le vocabulaire imposé des politiques culturelles. Là aussi, on touche au sublime dans la néantisation de la pensée…
Les “Conférences gesticulées” sont un salutaire détartrage des neurones : exit le prêt-à-penser !
Si je comprends bien, Larbi, vos “esthètes” sont ceux qui attribuent aux uns et aux autres, selon les présupposés de la ségrégation socio-culturelle, ou du marketing culturel et médiatique, les décors et ambiances qui leur reviennent… Plus que des “esthètes”, ce sont les mercaticiens de la diffusion, ou distribution culturelle.
Un bon exemple en serait sans doute ce Monsieur Bolloré qui est en train de reconfigurer le style de Canal+, parce que les esthètes de l’époque Miterrandienne sont has-been et ceux du Sarkozisme s’enfoncent dans l’insignifiance… il réinvente donc Berlusconi, plus dans l’air du temps…
Mais … il suffit de ne pas s’abonner à Canal +, de prendre du temps pour écrire, dessiner, faire de la musique, aller au musée, danser … avec ses concitoyens et concitoyennes. Je dis “il suffit”, mais je sais qu’il y a là toute la construction de la pratique, en … esthète de sa propre vie et de celle que nous partageons.
Olivier Chantraine
Je crois que ma définition de l’esthète va en faire bondir plus d’un. Je dois d’abord indiquer que je sépare nettement l’artistique de l’esthétique. L’art est pérenne, l’esthétique a la poubelle pour avenir. Dire aussi que je crois aux deux intelligences, la cérébrale et la sensible. Et que d’empêcher l’expression de l’une ou de l’autre nous amène à la perdition. (Très curé, ça).
L’esthète nourrit son présent du passé. On le reconnait à sa phrase fétiche : “Mais coco, ça ne se fait plus, ça !). Pour lui , l’avenir c’est aujourd’hui. Le doute est une torture, donc il l’évite. La certitude est un terrain sûr, il s’y déplace avec assurance, ce qui fait qu’on le recrute pour assurer les différentes censures et la lutte contre les offenses au bon goût.
L’artiste ne pense que peu à l’avenir : il vit dedans sans s’en apercevoir. Il n’impose pas, il donne.