Le métier de chercheur. Travailler sur l’environnement du point de vue des sciences sociales
Ecrit par Igor Babou, 20 Sep 2015, 2 commentaires
De nombreuses idées fausses circulent à propos des métiers de la recherche et de l’enseignement supérieur. Aux stéréotypes de la “tour d’ivoire”, du “jargon”, et aux critiques souvent radicales de l’institution universitaire, se mêle parfois un inquiétant anti-intellectualisme. Par ailleurs, la pratique des chercheurs et des universitaires est trop souvent pensée à travers le cadre déformant des grandes idées philosophiques, de l’imaginaire d’une pensée critique déconnectée de tout ancrage dans des réalités tangibles, et des auteurs majestueux qu’on vénère ou qu’on critique d’autant plus qu’ils sont morts ou inaccessibles.
Or, l’université c’est aussi des professions, des lieux concrets, des sociabilités, et des pratiques observables et vivantes. Ce sont un peu moins de 130 000 enseignants et personnels administratifs et techniques (dont 59900 enseignants-chercheurs en 2015) qui travaillent dans l’enseignement supérieur et la recherche. Ce sont aussi plus de deux millions d’étudiants inscrits à l’université en France.
C’est de ce métier d’enseignant-chercheur, qui est le mien, dont je parlerai (presque) régulièrement sur ce blog, avec des billets ayant pour titre “Le métier de chercheur”, suivi d’un sous-titre thématique. J’en parlerai de manière concise et concrète : pas de théorie, donc, mais des observations destinées à documenter la pratique.
***
Mon domaine de recherche, c’est l’environnement. Je précise : en tant que chercheur en sciences sociales, je cherche à comprendre comment certains groupes sociaux construisent leurs relations avec leur environnement naturel, et quels sont les enjeux cognitifs, sociaux, culturels et politiques de ces relations. Et comme on ne peut pas mener sérieusement de recherche sans se donner des objets précis et des démarches empiriques, j’ai choisi de travailler sur les espaces naturels protégés : parcs nationaux, etc. Je vous épargne les aspects théoriques, ça prendrait trop de place.
Ces dernières années, je me suis concentré sur des enquêtes de terrain, menées sur des bases ethnographiques, et concernant des parcs naturels inscrits au patrimoine mondial. C’est un objet intéressant, car s’y croisent des savoirs et des pratiques en confrontation (ceux des scientifiques, ceux des habitants, etc.), des politiques publiques, et des initiatives parfois issues de la société civile et des habitants. Et aussi, comme ces territoires sont supposés être gérés rationnellement, puisque des scientifiques y interviennent, on peut interroger cette rationalité à la mesure de ses résultats sociaux et environnementaux.
J’étudie, par exemple, les processus de mise en politique de la nature dans ces territoires, et les formes de la participation citoyenne. C’est important d’aller y voir de près, car au-delà des grands discours sur la participation, c’est toujours dans le détail des pratiques et des langages que l’on comprend ce qui se passe, ce qui fait sens pour les gens, ce qui fait qu’ils agissent ensemble. En particulier, les scientifiques et les populations locales qui sont amenés à se rencontrer (plus ou moins…) lors des démarches dites “participatives” en lien avec des politiques environnementales. J’ai mené plusieurs “terrains” ethnographiques, en particulier en Argentine et à La Réunion. Ils ont été publiés sous forme de livres ou d’articles : celles et ceux que ça intéresse peuvent les retrouver facilement en cherchant sur un moteur de recherche ou en cliquant ici ou là. Voilà pour le traditionnel “d’où je parle”.
Je précise qu’à l’origine, mon domaine de recherche n’était pas l’environnement, mais les sciences et leur communication. C’est à la suite de la lecture des rapports du GIEC, et de ma propre perception de la catastrophe environnementale qui vient (j’aurais préféré que cela soit l’insurrection qu’on nous promet depuis si longtemps, mais bon, on a les changements qu’on mérite…), que j’ai décidé de réorienter assez radicalement ma carrière. Avec tout ce que ça implique au plan professionnel : quasi changement de discipline, difficultés à faire accepter et financer des projets, nécessité de revoir mes stratégies de publications, etc. Je ne m’en plains pas : je le referai si c’était à refaire. Mais je signale ici qu’au plan institutionnel, rien n’est prévu pour une telle réorientation. Il y a paraît-il une urgence à se mobiliser pour la Planète, contre le changement climatique ou pour la biodiversité, on insiste sur le fait que le problème est d’origine anthropique, mais dans les institutions, je constate que les approches de l’environnement menées du point de vue de sciences sociales sont toujours aussi difficiles à faire accepter et sont peu soutenues par nos tutelles.
Or, si le problème est d’origine anthropique, on a au moins une certitude : on ne le résoudra pas par des approches en sciences de la nature. Aucune écologie scientifique ne peut prétendre résoudre un problème diagnostiqué comme anthropo-écologique. C’est par une interdisciplinarité accrue qu’on pourra avancer. Pourtant, nouveau constat, cette interdisciplinarité n’est pas du tout soutenue par nos institutions, ou alors seulement à la marge. Et les problèmes de légitimité entre disciplines des sciences sociales et disciplines des sciences de la nature sont toujours aussi graves : en gros, dans les tours de tables des programmes de recherche, les sciences sociales sont considérées comme superflues, voire comme d’aimables décorations, sortes de cerises sur le gâteau des “vraies” sciences, et le cœur de l’affaire — des budgets et des postes — reste dans les mains des sciences de la nature. Inutile de dire qu’on n’avancera pas vers un quelconque règlement des problèmes environnementaux avec de tels partenariats dissymétriques entre disciplines. C’est, à mon sens, l’un des points important de blocage aujourd’hui, pour avancer dans la réflexion et pour tenter de résoudre les problèmes d’environnement, mais il n’est pratiquement jamais désigné publiquement. D’où ma contribution ici.
Il existe une sorte de mode, dans les programmes de recherche nationaux ou européens, qui consiste à afficher un volet en sciences sociales proposant d’interroger les perceptions des populations locales. Donc, on demande aux gens, aux supposés “vrais gens”, cette figure assez vague du “peuple”, de la “population locale”, ce qu’elle “ressent” : par exemple, sa perception des changements climatiques . C’est encore mieux, du point de vue des financeurs, si ces populations locales sont lointaines : plus on construit l’image d’une population proche d’un état supposé de nature (tribu amazonienne, société africaine, etc.), plus on est supposés avoir un échantillon de perceptions intéressantes. Je vous laisse imaginer tout ce que ces présupposés empaquettent de condescendance, sans oublier le bon vieux poncif de la “tradition” s’opposant à la “modernité”, ou celui de l’état de “nature” supposé s’opposer à l’état de “culture”. Avec de tels dualismes, on n’est pas rendus…
Qu’attend-on d’une telle démarche en termes de construction d’un savoir sur le problème du climat ? A priori, il n’y a pas la moindre controverse au niveau du GIEC sur la réalité du phénomène d’un changement planétaire, ni sur le caractère anthropique du changement global, dont le climat est l’une des facettes. Les débats portent plutôt sur les mécanismes de détail de ce processus de changement. Donc, à quoi bon interroger les perceptions des “gens”, si on n’a besoin d’aucune confirmation empirique du phénomène ? J’avoue ne pas avoir de réponse. Dans un groupe de recherche auquel je participais, et qui travaillait entre autre sur les perceptions du sol par des agriculteurs Sénégalais, et sur ce qu’on pouvait en tirer du point de vue du développement durable appliquée à l’agriculture, cette interrogation n’a pas fait changer d’un iota les hypothèses de travail des biologistes du projet. Alors que cela aurait dû être le cas : à nouveau revenait le problème de légitimité entre disciplines que j’évoquais plus haut. L’idée aujourd’hui est souvent de pister les mécanismes d’adaptation au changement climatique : comme si on avait déjà naturalisé l’idée que l’on ne pouvait pas agir contre, mais seulement s’adapter. Déprimant, non ?
Parfois, on demande aux sciences sociales d’aider les politiques et les écologues à agir sur les comportements des populations en travaillant sur leur représentations. Sauf que s’il y a quelque chose qu’on sait en sciences sociales, c’est bien que le lien entre représentations (la manière dont les personnes et les groupes se figurent certaines choses à propos de leur environnement) et action est loin d’être direct : des tas de médiations, de discours, de cadres politiques, organisationnels et matériels structurent nos représentations, ce qui fait qu’on aura beau mettre en place des analyses de représentations, puis des campagnes de communication, on a peu de chance d’aboutir aux effets souhaités. Les humains en société sont plus complexes que ce qu’imaginent les politiciens et nos collègues biologistes. Mais comme les sciences sociales ont perdu leur légitimité, elles n’arrivent pas à faire entendre leur voix dans le concert des yakafokon de ceux qui pensent qu’en faisant de la com’ on traitera les problèmes. Ce qui fait qu’on n’avance pas.
Autour de moi, dans le milieu des spécialistes en environnement, je ne vois guère de collègues qui penseraient encore qu’on peut changer les choses. Et comme on ne nous donne aucun moyen de travailler, comme les labos poursuivent leur descente aux enfers budgétaires (environ 13% de financements structurels en moins chaque année), comme la bureaucratie enfle et nous paralyse chaque jour un peu plus, comme nous n’avons plus guère de liberté d’initiative et d’innovation (merci la version française du libéralisme dogmatique appliquée à l’enseignement supérieur et à la recherche…), hé bien… hé bien… je suis devenu aussi pessimiste que mes collègues. La COP 21, dont on nous rebat les oreilles, aurait pu être une fenêtre d’opportunité pour engager un plan ambitieux de soutien aux recherches sur l’environnement, pour décloisonner les disciplines, pour créer des postes, pour flécher des budgets. Mais rien de tout cela ne se passe. Et comme ni l’université, ni la recherche, n’ont été soutenues dans leurs luttes, ni par les médias, ni par la population, hé bien… hé bien… rien n’avance. Ah si : des chaires d’excellences financées par Total commencent à apparaître, en environnement, si vous voyez où je veux en venir…
On ne résoudra pas les problèmes environnementaux en se penchant sur les perceptions des “gens”. On aurait une petite chance d’avancer en redonnant des marges de liberté et des financements à des projets interdisciplinaires pensés de manière plus audacieuse qu’une simple (et simpliste) juxtaposition de disciplines reliées par des dissymétries de légitimités. Mais pour cela, il faudrait revenir radicalement sur les réformes de l’enseignement supérieur, abroger la loi LRU, financer des créations de postes, restaurer une démocratie académique qui a disparu, réduire les mandarinats qui ont été recréés par la LRU, etc. Inutile de dire qu’on n’en prend pas le chemin, et que sans un soutien bien plus actif de la population et des médias, cela n’arrivera pas.
Voilà, je vous laisse sur cette note crépusculaire. Je suis loin d’avoir fait le tour de la question, mais ça peut donner tout de même quelques pistes de réflexion.
- Université : Opération « Écrans noirs » du vendredi 13 au mardi 17 — 13 novembre 2020
- Tribune dans Le Monde : « Les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée » — 4 novembre 2020
- Pandémie et solidarités: associations et collectifs citoyens à bout de souffle sonnent l’alarme — 13 mai 2020
Au début des années 70, je faisais partie des “Amis de la Terre”. René Dumont avait énoncé un préalable à toute action, quel qu’en soit le domaine : déconsidérer les politiciens et le système électoral. Il voyait dans les appareils des partis le ferment d’un conservatisme totalitaire. La majeure partie des militants étaient issus de la bourgeoisie (ça n’a peut-être aucun rapport, mais j’en voyais un) et ont considéré que, mis à part quelques modifications, on pouvait continuer dans le même train. Nous avons été écrabouillés lors des élections présidentielles de 74 (1.3 %) car ces militants ont tous voté Mitterrand au premier tour. Ils disaient que le PS avait la veine écolo et que nous obtiendrions des postes en nous ralliant dès le premier tour. J’ai quitté ce mouvement, et depuis aucun mouvement écolo n’a pu me convaincre de le soutenir. La petite fraction de tenaces avait rédigé un code électoral contenant notamment le fait que l’élection se ferait sur un programme rédigé par des scientifiques (genre Club de Rome) interdits de candidature, et non sur les personnes en charge de l’appliquer. Référendum à mi-mandat sur les buts atteints. Si négatif, destitution. Nous étions jeunes et n’avions pas pensé à tout. A refaire,et en mieux.
L’écologie politique avait, en effet, plus d’ambition à cette époque… Son épisode gouvernemental, et pire son adhésion aux thèses européistes, a tué sa dimension critique, du moins dans les cercles politiciens qui se sont constitués autour d’elle. C’est une vraie catastrophe en France. Le pire étant les cuistres à la Nicolas Hulot et tous ces chantres d’une écologie “transversale et débarrassée des idéologies” : quelle bêtise ! Confondre ainsi la dimension politicienne de la profession avec les idées politiques, ça témoigne d’une réflexion bien peu structurée. Typiquement médiatique, évidemment : juste médiocre. Mais attention, le score de Dumont en 74 n’a pas été négligeable, si on tient compte du contexte historique : première présence d’un écologiste à une présidentielle à une époque où les questions du changement global ne se posaient pas encore aussi frontalement qu’aujourd’hui. Depuis, il y a eu des candidats écologistes à chaque élection. Un problème qui a sans doute nuit à l’écologie politique, c’est son ancrage dans l’expertise scientifique (des sciences de la nature) et son peu d’intérêt pour les approches sociologiques. Bien souvent, le côté “virons les humains pour préserver une nature vierge et authentique” est insupportable. C’est bien entendu une caricature de ma part, mais pas tant que ça : j’ai, de fait, entendu plusieurs fois ce discours absurde de militants (ou de professionnels de l’environnement), selon qui il faudrait se débarrasser des humains pour préserver la nature. Une conception de la nature grossièrement scientiste/positiviste qui naturalise (c’est le cas de la dire !) sans la penser la coupure nature/culture. Aucune écologie politique socialement pertinente ne peut se développer sur de telles bases positivistes qui sont, par nature (hé hé…) anti-politiques.