Umberto Eco est-il un fainéant ?
Ecrit par Joëlle Le Marec, 7 Mar 2009, 2 commentaires
Dans la traduction de 1998, Umberto Eco dans “Comment voyager avec un saumon — nouveaux pastiches et postiches”, exprimait le décalage entre la perception du caractère naturel des limites de disponibilité de n’importe quel professionnel considéré comme sérieux, et l’idée que l’agenda de l’universitaire peut accueillir sans cesse de nouvelles tâches, puisqu’il est fainéant par nature.
Depuis que notre président a officialisé le constat de cette fainéantise du chercheur ou de l’enseignant-chercheur, nous sommes amenés à devoir faire avec cette vérité officielle, qui ouvre les vannes d’un sens commun désormais largement repris et assumé dans nombre de médias, blogs, forums, y compris par les enseignants-chercheurs eux-mêmes lorsqu’ils parlent de l’éternel collègue qui ne fait rien, ou, dans le cas des chercheurs retraités, lorsqu’ils adoptent la position du repenti fier d’apporter sa contribution au débat (“je l’affirme : on ne faisait rien dans notre labo ”).
Il nous faut donc remonter le rocher, patiemment, et apporter des éléments qui puissent permettre d’ébranler la vérité officielle et le sens commun déshinibé par l’expression de cette vérité officielle. Umberto Eco, justement, frère d’infortune, fainéant d’universitaire obligé lui aussi, déjà de rendre compte du détail de son agenda nous apporte sa précieuse contribution, il y a plus de dix ans déjà.
Reste à actualiser ce travail. En dix ans, tout semble avoir été fait pour amener l’universitaire à rajouter à la liste des tâches énumérées par Umberto Eco, toutes celles, fort nombreuses, qui consistent à devoir faire la preuve que son temps est effectivement employé en totalité.
Le programme d’Umberto Eco évoque presque un monde perdu, magique : le récit évoque le temps où l’humaniste (fainéant donc) est tout entier à son travail intellectuel et pédagogique.
Aujourd’hui, pour bon nombre d’enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales (toujours fainéants, c’est une constante) les journées sont envahies par le mitage proliférant d’une bureaucratie supposée nous faire “bouger” sans cesse. Elle nous fixe au contraire dans l’affreuse et stérile sur-excitation du dynamisme gestionnaire : contraintes permanentes, courses aux urgences urgences et échéances administratives, mise en applications des nouveaux dispositifs de toutes sortes, tâches imbéciles dont nous émergeons épuisés, quelques heures de temps en temps, respirer un grand coup dans le temps rétréci des plages réservées à la réflexion, aux enquêtes, à la lecture, à l’écriture, à l’enseignement : temps traqué, car c’est celui dont on soupçonne sans cesse qu’il puisse être occupé égoïstement à faire ce que nous aimons.
Sans plus attendre, ouvrons son agenda :
Si j’appelle mon dentiste pour prendre rendez-vous et qu’il affirme n’avoir plus une seule heure de libre dans la semaine à venir, je le crois. C’est un professionnel sérieux. Quand on m’invite à un congrès, à une table ronde, à diriger un ouvrage collectif, à écrire un essai; à participer à un jury et que je réponds n’avoir pas le temps, personne ne me croit. « Allons, cher ami — me dit-on — quelqu’un comme vous trouve toujours le temps. » Évidemment, nous les humanistes ne sommes pas tenus pour des professionnels sérieux, mais pour des fainéants.
Aussi ai-je fait le calcul. J’invite mes confrères à s’y essayer eux aussi et à me dire s’il est juste ou non. Une année non bissextile compte 8 760 heures. Huit heures de sommeil, une heure pour le réveil et la toilette, une demi-heure pour se mettre en pyjama et poser un verre d’eau minérale sur la table de chevet, enfin pas plus de deux heures par repas, total : 4 170 heures. Deux heures pour les déplacements en ville, égale 730 heures.
Avec trois leçons hebdomadaires de deux heures chacune et un après-midi consacré à recevoir les étudiants, l’université me. prend, pour la vingtaine de semaines que durent les cours, 220 heures d’enseignement, auxquelles s’ajoutent 24 heures d’examen, 12 de soutenance de thèse, 78 entre réunions et conseils divers. À raison d’environ cinq thèses annuelles de 350 pages l’une, chaque page étant lue au moins deux fois, avant et après révision, à la moyenne de trois minutes par page, j’en suis à 175 heures. Mes collaborateurs prenant en charge les exposés, je n’en compterai que quatre par session d’examen, trente pages chacun, cinq minutes par page entre lecture et discussion préliminaire, nous en sommes à 60 heures. Sans considérer mon travail de recherche, j’en arrive à 1 465 heures.
Je dirige la revue de sémiotique VS qui publie trois numéros avec un total de 300 pages par an. Sans compter les manuscrits lus et écartés, à raison de dix minutes par page (évaluation, révision, épreuves), j’en suis à 50 heures. Je m’occupe de deux collections afférentes à mes intérêts scientifiques, en calculant six livres par an pour environ 1 800 pages, à raison de dix minutes par page, cela fait 300 heures. Quant aux traductions de mes textes, essais, livres, articles, actes de congrès, en considérant uniquement les langues que je peux contrôler, je calcule une moyenne de 1 500 pages par an à raison de vingt minutes par page (lecture, vérification sur l’original, discussion avec le traducteur,· de vive voix, par téléphone ou par lettre), cela fait 500 heures. Ensuite, il y a les œuvres originales. En admettant que je ne sois pas en train d’écrire un livre, les essais, conférences, rapports, préparations des leçons, etc., me prennent facilement 300 heures. Pour la Bustina di Minerva, entre trouver le sujet, prendre des notes, consulter quelques ouvrages, l’écrire, la réduire au format imposé, l’expédier ou la dicter, en étant optimiste, je compte trois heures que je multiplie par 52 semaines, total : 156 heures (non compris les articles exceptionnels). Enfin, le courrier, auquel je consacre trois matinées par semaine de neuf à treize heures, sans réussir à l’écluser, me prend 624 heures.
J’ai calculé qu’en 1987, en acceptant dix pour cent des propositions, en me limitant à des congrès autour de ma discipline, à des présentations de travaux dirigés par mes collaborateurs ou moi-même, à des actes de présence incontournables (cérémonies universitaires, réunions convoquées par les ministères compétents), j’ai totalisé 372 heures de présence effective (je néglige les temps morts). La plupart de ces engagements étant à l’étranger, j’ai compté 323 heures de déplacements. Le calcul considère qu’un Milan-Rome prend quatre heures entre taxi jusqu’à l’aéroport, attente, voyage, taxi jusqu’à Rome, installation à l’hôtel et déplacement vers le lieu de réunion. Un voyage à New York vaut 12 heures.
Il en résulte un total de 8 094 heures. Défalquées des 8760 que compte une année, il reste 666 heures, à savoir une heure quarante neuf par jour, que j’ai utilisée comme suit : sexe, échange avec mes amis et ma famille, enterrements, cures médicales, shopping, sport et spectacle. On le voit, je n’ai pas calculé le temps de lecture des imprimés (livres, articles, BD). En admettant que j’aie lu durant mes déplacements, en 323 heures, à raison de cinq minutes par page (lecture pure et simple et annotations), j’ai eu la possibilité de lire 3 876 pages, lesquelles correspondent à seulement 12,92 livres de 300 pages chacun. Et le tabac ? À raison de soixante cigarettes par jour, une demi-minute pour chercher le paquet, allumer et éteindre, cela fait 182 heures. Je ne les ai pas. Je vais devoir arrêter de fumer.
Je retrouve ce billet de Joelle en 2009, qui déjà parlait de l’écologie ergonomique à l’Université… Pas étonnant de lancer quelques années plus tard la revue Luciole.
Je suis maintenant retraité, et ça ne me viendrait pas à l’esprit d’imiter le personnage (que pourtant il m’est arrivé de rencontrer) qui répand l’idée d’une oisiveté des enseignants-chercheurs.
Il me semble qu’à partir d’un certain moment (et bien antérieurement au calamiteux processus de Bologne de 1998) nombre universitaires ont perdu les repères personnels essentiels de leur devoir envers eux-mêmes, envers leur culture, leur formation personnelle, leur recherche, pour adhérer aux injonctions d’un management intrusif et surmoïque, intégrer l’idée qu’il était “bien”, voire “nécessaire” d’aller au-delà de ses forces, de s’épuiser dans le sur travail, de laisser la part ingrate du travail primer sur sa part créative et heureuse…
Je me souviens d’avoir représenté le Président de mon Université à une réunion managériale de la CPU (à Tours) consacrée à “l’internationalisation”. Un orateur imprudent se risqua à évoquer la dégradation des conditions de travail et le surmenage. Aussitôt un intervenant, représentant d’une grande entreprise “partenaire” de certaines universités intervint d’une voix forte: “Ah enfin, vos collègues commencent à percevoir ce que c’est que d’avoir la pression. Eh bien, c’est le moment de la faire monter”… Il ne manqua pas d’applaudissements et de rires convenus…
C’est peu après dans les couloirs qu’un collègue “branché” autrement m’expliqua ce qu’était la “slow science”… Plus prometteuse…
Le problème c’est que la Slow science, on en a entendu parler, mais personne ne l’applique jamais, nulle part. Une grande quantité de collègue a naturalisé la (ré)pression bureaucratique et les injonctions à l’urgence. Les plus jeunes, arrivant dans la carrière, n’ont aucune idée de ce que pouvait être l’université que ma génération n’a connue que sur sa fin, et en partie à travers la mémoire de celles et ceux qui nous avaient précédé : l’université post 68 où on passait encore un peu de temps à lire et à réfléchir. Quand ma génération aura pris sa retraite (j’ai tellement hâte, si tu savais, de quitter le mouroir universitaire !), il ne restera plus que quelques récits, dont celui d’Umberto Eco, pour nous rappeler qu’un autre monde a pu être possible.
Et comme nos “maquettes” de formation et nos gestionnaires de cours ont naturalisé depuis bien longtemps les idéologies bureaucratiques et celles de la communication professionnalisée également, on se trouve dans la situation de ne même plus pouvoir enseigner sainement.
Un exemple, en Master 2 (bac + 5 pour les non familiers de l’université 2.0), notre “défi pédagogique” est d’arriver à faire lire UN livre à nos étudiants, pour qu’ils rédigent leur mémoire de recherche. UN LIVRE, imagines-tu l’incroyable régression que cela suppose en quelques années ? Et encore, avec mes collègues, nous considérons cet exercice comme un “défi pédagogique”, bien conscients que rien ne va pousser nos étudiants à le lire, ce foutu livre, et qu’au contraire ils seront pris dans des urgences artificiellement entretenues par les intervenants professionnels qui, de fait,
détruisentdirigent la formation par l’ ”aval” : en tant que futurs recruteurs, il est évident qu’ils ne soutiennent pas franchement les velléités d’enseignement critique et d’érudition que quelques rares dinosaures dans mon genre s’évertuent à faire perdurer, notamment à travers la lecture de textes. Grosse déprime…