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Réformes et vision du monde : contre la technicisation et la dépolitisation des débats sur l’université


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grandverreSi les débats autour de l’université et de la recherche sont si pas­sion­nés, c’est qu’ils ne se résument en aucun cas à des reven­di­ca­tions cor­po­ra­tistes. En arrière plan des “réformes” en cours, il y a des visions du monde et des choix de société.

Si je suis atta­ché à mon métier d’universitaire, c’est parce qu’il porte jus­te­ment des concep­tions du monde et du rap­port aux autres. Disons, pour faire court, quelque chose qui a à voir avec l’humanisme et que les régimes auto­ri­taires et bureau­cra­tiques, de droite comme de gauche, ont tou­jours combattu.

C’est ça, qui est en jeu depuis quelques années à l’université, et non nos payes, notre orga­ni­sa­tion ou nos sup­po­sés avan­tages. Ce qui se joue, c’est la lutte entre une vision de la socié­té comme quelque chose d’égalitaire où la connais­sance est consi­dé­rée comme un patri­moine et un bien PUBLIC, contre une socié­té de la concur­rence, inéga­li­taire, où la connais­sance, trans­for­mée en mar­chan­dise, se retrou­ve­ra pri­va­ti­sée et mise au ser­vice de quelques privilégiés.

Je suis bien conscient que le com­por­te­ment quo­ti­dien de bien des uni­ver­si­taires — de droite comme de gauche — n’a rien d’humaniste, et ce, depuis bien long­temps. Pour autant, il ne faut pas confondre la manière dont les indi­vi­dus actua­lisent les pos­si­bi­li­tés d’un sys­tème, et les règles de ce sys­tème. Si l’autoritarisme bureau­cra­tique des actuelles réformes gagne, il n’y aura plus aucune place pour l’humanisme : la bar­ba­rie bureau­cra­tique aura gagné.

Pour le moment, nous héri­tons encore des der­niers ves­tiges de l’humanisme et des Lumières : un savoir n’est pas une “don­née” échan­geable sur un mar­ché, mais quelque chose de construit col­lec­ti­ve­ment et mis au ser­vice, sou­vent gra­tui­te­ment, de la col­lec­ti­vi­té, dans le contexte d’une dis­cus­sion publique entre pairs (la thèse, par exemple) ayant pour objec­tif l’établissement d’une véri­té concer­nant une por­tion déli­mi­tée du réel. C’est pour cela que nous sommes des scien­ti­fiques ET des intel­lec­tuels, et non de simples tech­ni­ciens de la connais­sance : nous éla­bo­rons col­lec­ti­ve­ment des dis­cours à pré­ten­tion de véri­té por­tant sur la nature, les socié­tés ou les indi­vi­dus, en prin­cipe dans le but de contri­buer à une vie plus juste.

Nous ne sommes pas les tech­ni­ciens du savoir que l’actuel gou­ver­ne­ment envi­sage de nous faire deve­nir : nous nous posons des ques­tions, et nous en posons à la nature, aux socié­tés, à leur his­toire. C’est ce qu’on appelle “la critique”.

machine1Un tech­ni­cien du savoir, lui, sera ame­né à répondre à des demandes éma­nant du poli­tique ou du mar­ché : c’est bien dif­fé­rent. Il ne SE pose­ra pas de ques­tion : il éla­bo­re­ra des réponses aveugles à leurs propres déter­mi­na­tions (idéo­lo­giques, poli­tiques, éco­no­miques, etc.). Il sera “effi­cace”. Il obéi­ra à des normes impo­sées et indis­cu­tables. Il ne sera qu’un ins­tru­ment au ser­vice du pou­voir. C’est mal­heu­reu­se­ment ce que sont déjà deve­nues une bonne par­tie des sciences de la nature, et éga­le­ment une par­tie des sciences humaines et sociales, depuis l’hyper-spécialisation dis­ci­pli­naire et l’abandon de l’idéal de pro­duire un savoir cri­tique par une par­tie de l’université fran­çaise, sui­vant en cela les injonc­tions des libé­raux de droite comme de gauche : ce vaste mou­ve­ment de tech­no­cra­ti­sa­tion de l’université et de la recherche a des racines anciennes.

Si nos débats sont vifs, c’est parce qu’en arrière plan, c’est la trans­for­ma­tion de toute la socié­té fran­çaise qui est en jeu. Si triom­phait une concep­tion de la recherche et de l’université comme de simple offi­cines répon­dant aux besoins de l’économie, alors la socié­té fran­çaise aurait per­du ce qui fait qu’une socié­té n’est pas seule­ment un assem­blage tem­po­raire d’intérêts bien com­pris entre des indi­vi­dus en concur­rence pour des res­sources : la capa­ci­té à éla­bo­rer une réflexi­vi­té. La capa­ci­té à SE pen­ser. La recherche et l’enseignement supé­rieur, ça ne sert pas seule­ment à pro­duire des bre­vets et à pondre des publi­ca­tions à la chaîne pour répondre à un dogme bureau­cra­tique et sta­tis­ti­cien. Ça sert à ouvrir les esprits sur le monde, à rendre les gens capables de cri­ti­quer le monde, d’en dénon­cer l’état comme n’ayant rien de natu­rel, à mon­trer que les idéo­lo­gies sont construites, bref, à ouvrir des pos­sibles. C’est net­te­ment plus utile à une socié­té qu’un bre­vet OGM ou qu’une sta­tis­tique de chô­mage. Et c’est net­te­ment plus dan­ge­reux pour les pou­voirs auto­ri­taires qu’une chambre à bulles ou un synchrotron.

Il y a quelque chose de pro­fon­dé­ment bar­bares dans les réformes en cours, et je pèse mes mots : la bar­ba­rie, c’est l’étrangeté à soi-même, à l’humanité et à la socié­té de ceux qui croient (plai­gnons les !) qu’entre les humains il n’y aurait que des rap­ports de domi­na­tion, des échelles per­met­tant de clas­ser tel ou tel par rap­port à tel ou tel selon des cri­tères abs­traits. La bar­ba­rie libé­rale, c’est une pen­sée qui éva­cue les indi­vi­dus et les col­lec­tifs en les abs­trac­ti­sant, tout comme l’avait fait en son temps le com­mu­nisme sta­li­nien : les indi­vi­dus n’étant plus consi­dé­rés que comme des ins­tances per­mu­tables de classes abs­traites, de même que les savoirs n’étant plus consi­dé­rés que comme des “don­nées” échan­geables et ser­vant le pou­voir de l’économie, la bar­ba­rie libé­rale a pour objec­tif ultime de trans­for­mer la socié­té en lieu de per­mu­ta­tion où plus une seule dif­fé­rence ne sub­sis­te­rait dans un champ d’indifférence radi­cale à l’humain…

Puis­sions nous évi­ter un si funeste destin.

Igor Babou
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