Lutte des classes
Ecrit par Larbi benBelkacem, 31 Déc 2015, 14 commentaires
Un article de Matthieu Stadelmann http://indiscipline.fr/la-commercialisation-de-la-pratique/ m’a amené à faire le commentaire ci-dessous (en gras). C’est pour moi une interrogation récurrente, j’ai cherché des réponses un peu partout mais je n’ai pas trouvé de “théorie de la lutte des classes” qui me satisfasse. Cette lutte est présentée comme un postulat ou un article de foi et les gardiens du temple m’ont renvoyé à ma débilité mentale (que je ne conteste pas). Ma vie m’a amené à d’autres constatations concernant les conflits entre intérêts divergents. Trop près des arbres, je n’ai pas pu voir la forêt. La colonisation (que j’ai connue) a des similitudes avec l’état de notre société inégalitaire : la comparaison par le colonisé entre le confort de vie du colon et le sien amène à un conflit explosif initié par le colonisé, mais la réponse du colon est déjà prête. Nous sommes en train de préparer un atelier sur le thème des conflits et j’aimerais avoir à ma disposition des concepts et un vocabulaire simples. Indiscipline est un lieu où je pourrais trouver ce matériel à voir la qualité des interventions. Merci d’avance.
“D’accord avec Olivier sur ce que la littérature peut nous apporter de plus pertinent lorsqu’on étudie le fonctionnement de notre société. Voilà ce qu’elle m’a apporté, peut-être malgré elle :
Je pense qu’il n’y a jamais eu de luttes des classes permanente. Pour qu’il y ait permanence d’une lutte, il faut que chacun des adversaires ait présent à l’esprit la nocivité de l’autre et qu’il ait une riposte toujours prête. Les gardiens de la paix n’œuvrent que pour la paix des dominants, ils sont la riposte toujours prête de ceux-ci à une révolte. Les dominés n’en ont pas l’équivalent, ils n’ont pas l’arme au pied.
Je pense plutôt à une domestication plus ou moins bien réussie. Tant que la pression des cupides est supportable, pas de lutte. Quand la pression augmente, les dominés grognent. Quand la pression devient insupportable, les dominés se révoltent, la répression fait son travail, les dominants lâchent du lest et les dominés retournent à leur pâturages en ronchonnant encore un peu.
Les humains sont domesticables, difficilement, mais ça le fait. La domestication des humains est beaucoup plus délicate que la domestication des animaux, mais avec un peu de pratique et de morgue on y arrive.”
- Nonsense — 27 janvier 2016
- Livres — 17 janvier 2016
- Spectateur ? — 10 janvier 2016
Toute personne qui pourra m’aider de ses conseils pourra être remerciée par des conseils sur le bâtiment ( maçonnerie, charpente, couverture, menuiserie, enduits divers, plomberie, électricité, etc.) qui sont des sujets que je maîtrise assez bien ayant dirigé 20 ans une entreprise générale de bâtiment.
Oulah, vous lancez un sacré défi Larbi…
Cela me fait rappeler que pour répondre à certaines nécessités d’exercice professionnel j’avais élaboré quelques idées il y a trente ans. Mais 1) c’était du “théorico-empirique” plutôt que de l’assuré ; 2) il faut retrouver et donner un format exploitable ici.
Je prends le temps de voir, et je repasse ?
Merci d’être aussi réactif, ça me réchauffe !
Oh j’étais passé à ce moment-là, il y avait de la lumière, j’ai juste poussé la porte
Bon voilà une refonte synthétique de mes notes d’il y a trente ans :
Alpha) Dans la conception marxienne classique la lutte des classes est liée au deuxième moment de l’industrialisation — celui de son triomphe -, elle émane de la frange “haute” (sécurisée socialement, culturellement consciente) du prolétariat industriel ;
Beta) Il n’existe plus effectivement à proprement parler de véritables luttes de classes dans les nations post-industrielles, d’abord parce que le prolétariat industriel y est est devenu très minoritaire, remplacé par des couches certes populaires mais ne revendiquant pas la réappropriation de la plus-value.
Gamma) Ces dernières tentent de s’identifier aux couches sociales possédantes, et se retrouvent piégées par les fonctionnements modernes par rapport auxquels elles les singent (comptes sur livret, possessions du lieu d’habitation, souci de de s’élever, vacances, etc.).
Et donc peut-être par rapport à la Malaisie ou la Chine la lutte des classes reste-t-elle encore une notion pertinente, elle ne l’est plus pour la France.
Y pourraient sans doutes se reconstituer des luttes sociales structurantes, mais la théorisation de leur moyen de possibilité reste à produire.
En ce sens Mai 68 ne correspond sur rien à un moment de lutte des classes. Plutôt à une revendication de libération des mœurs.
Amicalement.
Quel boulot, je vous en remercie.
J’entends bien ce que vous exposez, mais je n’y trouve pas de quoi me faire changer d’avis sur la non-pertinence du concept “lutte des classes”.
Que ce soit dans “L’état …”, dans “La polémique avec les anarchistes”, dans “… le renégat Kautsky” ou ailleurs, je n’ai pas trouvé la contradiction avec ce que j’avance, à savoir qu’il s’agit plutôt d’une domestication, par les psychopathes dominants, du reste de la population. Si lutte constante il y a, elle se manifeste entièrement entre les différentes castes (ou classes) du reste de la société. Un peu comme dans un troupeau, il n’y a pas une hiérarchie qui irait de l’agneau au berger, il y a d’un coté le berger et de l’autre le troupeau dans lequel une hiérarchie et une lutte se manifestent. Les dominants se font parfois la guerre entre eux, mais ils passent le plus clair de leur temps à la répression ou à sa préparation.
Quand je parle de franges et de confins, ceux-ci n’existent qu’à l’intérieur du “troupeau”. Et même si de temps en temps, un groupe (ex. les Templiers) ou un individu (ex. Jacques Cœur, Nicolas Fouquet) parviennent à s’approcher du “berger”, ils sont très vite mis au pas. Il existe une lutte pour le pouvoir entre “bergers”, mais celle-ci se déroule toujours avec l’aide des “troupeaux” comme dans la concurrence libre et non faussée des producteurs de viande : l’abattoir est pour le troupeau.
Il y a des dominants psychopathes de chaque côté de la barrière. Du côté du “troupeau”, ces psychopathes (ex. Napoléon, Hitler) trouvent devant eux la coalition des psychopathes “bergers”, ou sont utilisés pour restaurer l’ordre ancien (ex. Franco).
Quel que soit le pays, les “bergers” sont en train de perdre face aux psychopathes de la finance, et, à moins d’un sursaut de leur part, ils risquent fort de tomber dans les poubelles de l’histoire. Je pense que leurs valets (ex. Richelieu) vont leur sauver la mise in extrémis.
Voilà où j’en suis. J’aimerais changer d’avis car ma vision des sociétés humaines est assez pessimiste.
Vous pouvez démolir ce qui précède, ça m’aidera.
Merci encore.
Ce que je trouve intéressant dans le terme lutte des classes, c’est aussi l’idée que le rapport de force entre dominants et dominés (ce qui est rare, je vous rejoins là-dessus, et nécessite une pression devenue insupportable), ne peut se faire que dans la lutte, la violence physique, et pas dans le dialogue. Si le dialogue était réellement possible, il y aurait certainement une permanence dans le positionnement des dominés par rapport aux dominants. Mais il est vain, car trop inégal et perdu d’avance face au pouvoir, à l’argent, à l’apprentissage très tôt de la langue de bois, aux arguments d’autorités et non vérifiables… à la violence symbolique. Donc la seule issue semble bien être la lutte, mais ce n’est pas anodin, ça demande un vrai effort, un vrai investissement, la peur de perdre le peu qu’on a, et du coup, en effet, ce n’est pas permanent, il faut être à bout. A ce propos, j’avais trouvé particulièrement intéressant le livre de Franz Fanon “Les damnés de la Terre” qui analyse ces différentes tensions dans le cadre de la décolonisation.
Bonsoir,
Sur votre idée première et ce développement je ne vais évidemment rien tenter de démolir du tout, parce qu’il n’y a ombre de quoi que ce soit à démolir : mon propos convergeait avec le vôtre, et n’avait que ceci de différent de prendre pour seul objet la formule “lutte des classes”.
L’idée que les rapports de force sociaux s’apparentent à une “domestication” est en effet loin d’être inintéressante. Le seul bémol que j’apporterais à l’ensemble de vos propos porte sur deux détails qui se voulaient exemplifiants et que vous avez rajoutés.
Nous avons en effet peut-être parfois besoin de complexifier l’analyse : les conflits entre bergers sont importants (la Révolution française nait, pour employer votre vocabulaire, d’un conflit entre bergers seigneuriaux et bergers royaux, ce n’est qu’ensuite que les moutons y mêlent leur voix). Il y a aurait donc peut-être des bergers et des compagnie de bergers : le chef de la compagnie de bergers Louis XIV se serait énervé de l’achat massif d’actions par un berger singulier nommé Fouquet ; il y aurait donc peut-être aussi parfois conflit local, mais en rien général, entre bergers financiers et bergers économiques “classiques”.
Vous avez une pensée personnelle forte et authentique, continuez à la cultiver, à la livrer. Faites seulement attention, peut-être, quand vous articulez le particulier et le général, à toujours confronter le premier à ses contingences précises. Mais comme je l’ai déjà dit, il ne s’agit que d’un bémol dans une jolie partition d’ensemble.
Très amicalement, et avec mes meilleurs voeux à vous, à tou(te)s.
Chaque fois qu’un “économiste” présente sur un média le “coût du travail” comme une source de dépenses préjudiciables, il mène la “lutte de classes”.
Chaque fois qu’un ministre promeut une loi pour “simplifier les conditions” de licenciement, il mène “la lutte de classes”
La dernière fois que le gouvernement Hollande a monté le taux de la TVA, il a pris une mesure de lutte de classes.
L’évasion fiscale des grands groupes industriels et financiers, la complicité des états avec cette évasion, c’est de la lutte de classes.
Se servir de “l’état d’urgence” pour limiter l’expression de critiques contre l’ordre écologique capitaliste, c’est mener la lutte de classes.
Quand Cazeneuve envoie ses flics arrêter au petit matin des ouvriers coupables de laise-chemise de patron, il mène la lutte de classes.
Favoriser le financement des études universitaires par un système de prêt bancaire, c’est mener la lutte de classes…
Organiser la ségrégation urbaine par une politique de logement discriminatoire, c’est mener la lutte de classes.
Il suffit de regarder autour de soi et nombre de choses qui nous semblent des banalités, du flux courant de l’ordinaire, sont en fait de la lutte de classes.
Il est vrai que c’est généralement la classe dominante qui est la plus active et la plus consciente de la nécessité de mener la lutte de classes…
Ce n’est pas une raison pour lui faciliter les choses en l’aidant à faire cela dans la discrétion…
Merci pour ces illustrations, je suis entièrement d’accord, et comme je l’évoquais dans un commentaire plus haut, celle que l’on nomme la classe dominante a les moyens de mener cette lutte sans prendre de risque, au travers de discours qui semblent honorables, insidieusement… la classe dominée ne dispose pas de ces moyens, sa réponse sera violente, et aussitôt montrée du doigt comme inacceptable, irrecevable.
La lutte de classes est un conflit permanent, un rapport entre les inséparables du système de production et d’échange que sont la propriété et l’exploitation active d’une part, la dépropriation et l’exploitation subie d’autre part.
Ce rapport n’assigne pas de manière simple leur place à tous les individus dans telle ou telle catégorie. Plutôt, s’agissant d’un rapport, il structure et configure la vie des groupes et des individus, qu’il traverse.
Il organise la société, et pour perdurer et se reproduire il se ressource en permanence dans tous les dispositifs de domination qui lui sont disponibles, en s’appuyant sur les idéologies de la domination que sont l’âgisme, le sexisme, les rapports de castes et de classe, le racisme.
Ce système de production et d’échange, à la fois produit et expression de la lutte de classes qui pourrait être son autre nom, se déploie dans le paysage social dans le cortège des discriminations et dominations: racialisme, sexialisme, classisme, âgisme, eugénisme, ethnicisme, nationalisme …
Dans le contexte contemporain il faudrait sans doute rajouter “l’identitarisme” ou “l’originarisme” tant les notions ségrégatives d’identité et d’origine sont en train de devenir les évidences partagées du système de gestion des personnes et des groupes… Larbi, dans un autre billet, désignait aussi, à sa façon, “l’esthétisme” (une catégorie à creuser elle aussi, que le cinéma a touché par exemple dans “Le gout des autres”, ou certains fils de Visconti … que Bourdieu a décortiqué sous l’étiquette distinction et don Proust est l’analyste inégalé…)
Cette illustration de “lutte des classes” au travers de divers comportement est très intéressante … mais on a juste du mal à voir quelle est, exactement, la “classe” qui est engagée dans cette lutte.
O.K. Je vais adopter pour un temps le terme de “lutte des classes” et développer autrement.
La lutte entre les classes dominées est organisée par une classe, celle des dominants. Cette organisation est illustrée par les exemples que donne Olivier : des lois, des règlements édictés par les dominants, mis en place par les valets des dominants et appliqués par les dominés eux-mêmes. Pour reprendre l’analogie du troupeau, on a le berger dominant d’un côté, de l’autre le chien valet, puis le bélier meneur, et enfin les moutons qui se battent entre eux pour l’herbe. (avec en plus les brebis protégeant leurs agneaux). Parfois les bergers entrent en lutte pour le pacage le plus bénéfique à l’engraissement qui leur rapportera un bénéfice plus important, mais ça ne dure pas et un modus vivendi est adopté jusqu’au prochain affrontement. Notons que le principal de la bagarre est assumé par les deux troupeaux ennemis, les bergers en viennent rarement aux mains quand il sont présents (voir les pacages “libres” d’Écosse ou des Moors anglaises). Le troupeau vaincu et chassé se contente alors des terres les plus ingrates et son berger fait maigre.
Si j’ai des réserves sur l’emploi du concept “lutte des classes” c’est parce que je constate que cette lutte n’implique que les dominés, les dominants n’étant que rarement menacés dans leurs intérêts.
Notre président a surnommé “sans dents” la classe des dominés et il a introduit le loup dans ma théorie. Le loup serait-il le bénéficiaire des efforts du berger, des valets et du troupeau ?
Je suis conscient de ne faire qu’un survol rapide du concept et de négliger les aspects que j’ignore (comment pourrais-je faire autrement ?) mais je suis en train de préparer pour l’été 2016 un atelier sur les conflits avec quatre cas de figure et je me sens dépassé :
Conflit avec soi-même qui peut mener au suicide.
Conflit avec un proche qui peut mener au meurtre.
Conflit inter-classes qui peut mener à la guerre civile.
Conflit international qui peut mener à la guerre mondiale.
Et ce que je voudrais dégager, c’est que ces conflits sont pratiquement toujours le résultat de ce qui est mis en œuvre par les dominants.
Merci de vos commentaires et objections, Olivier, Jean-Paul, M. Carbo, Underzevolkano.
Magali Carbo pose une deuxième question, tout aussi intéressant que celle de Larbi : les mécanismes de révolte contre l’exploitation et la mise sous tutelle (ce que Larbi appelle la “domestication”) se doublent-ils de discours destinés à les supporter, et ces discours sont-ils audibles ? Ce débat mériterait à lui seul un billet distinct, mais on peut aussi bien continuer la discussion ici.
Et sur ce point je suis d’accord avec vous, Larbi, pour dire que les “conflits sont pratiquement toujours le résultat de ce qui est mis en œuvre par les dominants”.
Par contre j’ai tendance à penser que Jean-Marie nous en dit un peu trop en même temps, même si son indignation juvénile fait plaisir à voir.
Ce qui me frappe c’est que nous tournons encore en circuit fermé : nous sommes loin d’atteindre la masse critique suffisante pour que le débat soit suffisamment aéré, qui tourne autour de deux cents participants — nous ne sommes que trente…
Ne t’inquiète pas … on va bientôt en faire venir d’autres !