De l’utilité des sciences humaines et sociales pour celles qui ne le sont pas
Ecrit par Jean-Marc Lévy-Leblond, 27 Déc 2015, 6 commentaires
Paru dans VRS (La Vie de la recherche scientifique), n° 399, décembre 2014, pp. 19--20
Sophie et Philippe se rencontrent au Quartier Latin. Amis, ils ne s’étaient pas vus depuis un moment. Philippe est physicien, et vient d’être recruté au CNRS. Sophie est doctorante en sociologie des sciences. Ils vont prendre un pot.
Philippe. Alors, que deviens-tu ?
Sophie. Eh bien je travaille sur ma thèse et justement, je voulais te voir pour en parler.
Phi. Oh moi, tu sais, les sciences sociales…
So. Rassure-toi, ce n’est pas comme conseiller mais comme objet d’études que j’ai besoin de toi.
Phi. Je ne sais pas si ça me rassure, car je ne comprends pas bien en quoi je peux t’être utile. Quel est donc le sujet de ta thèse ?
So. C’est la notion de vérité dans les sciences physiques contemporaines.
Phi. Ce n’est pas plutôt de la philo, ça ? De l’épistémologie ?
So. Évidemment, cela y touche, mais ce qui m’intéresse, ce n’est pas tant la notion abstraite de vérité que la façon dont elle est élaborée, vécue et utilisée dans la pratique collective des physiciens. C’est là-dessus que je veux t’interroger longuement un jour — si tu l’acceptes.
Phi. Mais que pourrais-je te répondre? La vérité, nous la cherchons, et parfois nous la trouvons. Qu’y a‑t-il d’autre à dire ?
So. Eh bien, il faudrait pour commencer que tu m’expliques ce qui vous convainc que vous l’avez trouvée, cette vérité.
Phi. Tu m’inquiètes. Je pressens dans ton questionnement un certain relativisme à la mode, selon lequel il n’y aurait pas de vérité scientifique absolue. Nombre de tes collègues ne pensent-ils pas que les résultats de la recherche scientifique dépendent du contexte social et culturel et n’ont pas de validité intrinsèque ?
So. Je crains quant à moi que tu ne confondes le relativisme, qui existe certes mais n’est guère répandu ni menaçant en France en tout cas, avec le constructivisme épistémique, qui met en évidence les conditions dans lesquelles s’opère le travail scientifique et qui le contraignent.
Phi. Tu peux être plus précise ? En quoi la validité d’une théorie ou le résultat d’une expérience pourraient-ils dépendre de ces conditions ?
So. Je sais que tu travailles en physique des particules et fais partie de l’équipe du CERN qui a mis en évidence le fameux boson de Higgs. Or, pour que vous puissiez effectuer cette expérience, il a bien fallu construire l’accélérateur LHC et ses détecteurs gigantesques, ce qui a coûté quelques milliards d’euros, non ? Et la décision de mener à bien ce projet n’a‑t-elle pas dû être prise au plus haut niveau de la responsabilité politique de plusieurs pays européens, c’est-à-dire en dehors des institutions scientifiques elles-mêmes ?
Phi. Certes, mais le boson de Higgs existe bel et bien, indépendamment des institutions, des humains et des machines qui ont permis sa découverte !
So. Mais imagine que la décision de construire le LHC n’ait pas été prise, il y a déjà plus de vingt ans. Cette vérité, « le boson de Higgs existe », n’en serait pas une aujourd’hui, et ce, pour des raisons politiques et non pas épistémologiques. Est-ce inconcevable pour toi ?
Phi. Il est vrai que les Américains qui étaient eux aussi partis à la recherche du Higgs, ont abandonné leur projet SSC d’accélérateur géant dès 1993 — non sans avoir dépensé 2 milliards de dollars, en vain donc — le Congrès états-unien ayant estimé que le jeu n’en valait pas la chandelle.
So. Tu m’accordes donc que le cadre social dans lequel la science contemporaine travaille délimite assez sévèrement le champ des vérités qui lui sont accessibles ? Et nous ne parlons ici que de physique. Mais nos collègues biologistes ont des exemples encore bien plus convaincants, montrant comment les intérêts des multinationales de la pharmacologie contraignent les possibilités de recherche dans les sciences de la vie.
Phi. Soit, mais conviens à ton tour que, si le « champ des vérités accessibles », comme tu dis, est ainsi restreint, cela ne disqualifie en rien le statut de vérité des résultats obtenus dans ce champ.
So. Je ne souhaiterais pour rien au monde avoir l’air de mettre en cause l’intérêt et la qualité générale des résultats de la science contemporaine, mais je voudrais comprendre, sans plus revenir sur la question des contraintes externes, politiques, économiques, etc., la nature profonde de vos convictions intimes, à vous physiciens, quant à la véracité de vos conclusions.
Phi. Si je te suis bien, ta thèse de sociologie brasse à la fois de la politique, de l’économie et maintenant de la psychologie ?
So. Brasser, c’est trop dire, mais y toucher certes. Comment veux-tu isoler une science sociale et humaine des autres ? On ne peut séparer la sociologie des domaines adjacents, même si elle a ses propres méthodologies.
Phi. Ah tiens, parlons-en, de méthodologie ! Pour mettre en évidence le boson de Higgs, nous avons étudié des centaines de milliers de milliards de collisions entre particules, et fait des analyses statistiques d’une précision et d’une sophistication extrêmes. Et toi, tu vas aller interroger, quoi, quelques dizaines de physiciens au plus
et en tirer des conclusions ? Mais quel sera le degré de fiabilité de ton argumentation ?
So. Si tu veux me faire dire que nos démarches, dans les sciences sociales et humaines, n’ont pas la rigueur et l’exactitude de celles de la physique, j’en conviens bien volontiers. Mais ne vois-tu pas que nous étudions des objets d’une complexité incommensurablement plus grande les vôtres ? Un groupe humain est d’une richesse sans commune mesure avec un ensemble d’électrons. Pas étonnant que des outils aussi précis et donc aussi fragiles que les vôtres soient inadaptés : tu ne peux équarrir un tronc d’arbre avec un scalpel !
Phi. Dont acte.
So. Je veux revenir à ma question centrale : qu’est ce qui te fait accepter l’existence du boson de Higgs comme une vérité certaine ? On dit souvent que le test ultime de la vérité scientifique est la reproductibilité d’une expérience. Pourtant, me trompé-je ou bien votre expérience n’a‑t-elle pas été refaite ?
Phi. Non, cela reviendrait bien trop cher de dupliquer une manip aussi lourde et longue.
So. Tu vois donc qu’un critère classique de la vérité scientifique n’est plus valide, et je pense que cela est vrai dans la plupart des expériences de science lourde ?
Phi. Oui, certes.
So. Ce qui veut dire que la science telle que vous la faîtes maintenant est fort différente de celle, mettons, du dix-neuvième siècle et que la plupart des discours que l’on tient sur elle et des représentations qu’on s’en fait, y compris chez les chercheurs, ne sont plus guère adaptées à sa réalité. Ne crois-tu pas qu’il serait nécessaire, pour mieux maîtriser et orienter le développement de la science contemporaine, de mieux connaître la façon dont elle a évolué ?
Phi. Ah, c’est l’histoire des sciences à quoi tu me convies maintenant. Pourquoi pas. Mais pour en revenir à la question de la vérité, il y a heureusement bien d’autres critères que la reproductibilité qui nous font accepter la validité d’un résultat.
So. A savoir ?
Phi. Eh bien , le fait que ce résultat confirme une prédiction théorique, ce qui est bien le cas pour le boson de Higgs.
So. Alors, cela veut dire qu’un résultat non prévu sera plus difficile à accepter ?
Phi. Oui, et c’est normal. On peut prendre l’exemple de l’annonce en 2012 par une équipe de collègues du CERN de neutrinos supraluminiques, assez rapidement démentie. Ce cas montre bien l’efficacité des mécanismes de correction de la science actuelle et conforte notre confiance en sa véracité.
So. Il n’empêche que, pendant des mois, nombre de physiciens y ont cru à ces neutrinos, et que des centaines d’articles théoriques ont été publiés pour tenter d’expliquer un phénomène qui n’existait pas. Ce qui m’intéresse est justement d’analyser ces effets de croyance : pourquoi et comment certains ont-ils acquis suffisamment de conviction pour s’engager dans cette voie ?
Phi. Mais l’attrait de la nouveauté, je dirais même le goût du risque ! L’enjeu était révolutionnaire et d’aucuns ont estimé que cela valait vraiment la peine de se lancer dans cette aventure. Je t’accorde d’ailleurs que le défi n’était pas seulement scientifique, mais que des considérations de compétition professionnelle, de notoriété publique, d’accès aux financements, ont joué un rôle important.
So. Eh bien, c’est toi qui te mets à sociologiser maintenant ! Mais j’ai encore un autre type de questionnement sur lequel il faudra que nous revenions plus longuement. Voilà : une vérité scientifique, ce n’est pas une idée pure, c’est un énoncé concret, mis en mots, même si, en physique en tout cas, il peut reposer sur un formalisme mathématique sous-jacent. Je me trompe ?
Phi. Non, bien sûr, même quand nous discutons d’un développement mathématique très sophistiqué, nous parlons !
So. C’est là que je veux en venir : comment jugez-vous de l’adéquation entre les termes que vous utilisez et leur contenu conceptuel ?
Phi. Je t’avoue que nous ne nous posons guère la question en général, puisque, justement, l’arrière-plan formel définit la référence du mot utilisé et garantit sa signification.
So. « Garantit », tu en es certain ? Quand vous utilisez des termes aussi concrets que « supercordes », «trous noirs » ou « big bang », peux-tu m’assurer que le statut métaphorique de ces expressions ne contamine pas le sens que vous leur accordez ? Quand on constate les incompréhensions et malentendus que sème l’emploi médiatique de ces images, on ne peut que se demander, excuse-moi de paraître outrecuidante, si vous n’êtes pas vous-même quelque peu victimes de vos abus de langage ?
Phi. Alors maintenant tu veux m’entraîner du côté de la linguistique ? Mais, oui, je veux bien en reparler avec toi un jour. J’ai effectivement constaté que certains de ces termes avaient une charge sémantique qui pesait parfois sur mes propres représentations.
So. Alors merci d’accepter d’être l’un de mes cobayes. On prend rapidement rendez vous pour une séance de travail ?
Phi. C’est d’accord et d’ici là je vais repenser à tout ça. Tu sais, je me dis au fond que les institutions scientifiques, tant les universités que le CNRS, exploitent bien mal leur pluralité. Tout le monde parle d’interdisciplinarité comme si c’était une panacée universelle dès qu’un thème de recherche est un peu complexe, mais les résultats sont assez maigres pour ce que j’en sais. Peut-être faudrait-il s’y prendre bien plus en aval, et, au niveau même de la formation des scientifiques, que ce soit dans les écoles doctorales, dans les journées d’accueil des chercheurs entrants ou dans des stages de perfectionnement, organiser des rencontres et échanges systématiques entre chercheurs en sciences humaines et sociales…
So. …et chercheurs en sciences inhumaines et asociales ! Pardon… Mais en voilà une
idée qu’elle est bonne. Si on élaborait un peu ce projet ?
Curieux une théorie validée par une seule expérience. Ne pourrait-on pas, au moins, y mettre un point d’interrogation ?
Ce dialogue passe en revue beaucoup de choses…
Plus facile d’être exhaustif avec ce statut d’énonciation que dans la réalité des conversations ordinaires…
Il me semble qu’on pourrait aussi focaliser sur un aspect paradoxal que j’ai souvent observé:
beaucoup de praticiens des sciences dites dures sont beaucoup plus conscients des dimensions économiques et socio-institutionnelles de leur recherche que les praticiens des sciences sociales et humaines. Ils sont de ce fait beaucoup plus pragmatiques dans la gestion des relations de pouvoir, d’autorité, de subordination, de concurrence pour les budgets … Ils ont une conscience plus claire de l’intérêt à occuper des positions symboliques élevées et défendent efficacement la hiérarchie des disciplines par niveau de financement…
Le pire, c’est quand certains de ces praticiens des sciences expérimentales ont lu Latour et que ça les encourage dans leur cynisme… car une lecture superficielle de Latour peut conduire à penser que le mieux à faire est d’occuper des positions de pouvoir afin de légitimer ainsi ce que l’épistémologie a aujourd’hui plus de mal à légitimer qu’hier. A défaut d’une réflexion épistémologique sur le statut de vérité de ses énoncés ou de ses expérimentations, on obtient des ANR et des subventions européennes. Cependant, je serai moins optimiste (?) que toi, Olivier, dans la comparaison que tu fais entre SHS et sciences de la nature : on a vite appris, en SHS, à cirer les bonnes bottes et, me semble-t-il, on n’a plus beaucoup de leçons de pragmatisme (je dirais même plutôt de “servilité” à l’égard des pouvoirs et du marché) à recevoir des sciences de la nature. Peut-être qu’il nous reste plus de “beaux restes” qu’en sciences de la nature (on peut citer quelques belles plumes encore à la mode histoire de faire bonne contenance en soirée), et peut-être qu’il nous reste encore quelques ilots de résistance et de refus du monde académico-économique qu’on nous présente comme incontournable. Mais je sens bien que ces 10 dernières années, les choses ont changé à grande vitesse. Et quand les ilots de résistance éthique auront été balayés par le temps, par la lassitude de lutter seul, par l’oubli de nos source d’inspiration critique et réflexive (dont Jean-Marc Lévy Leblond fait partie depuis longtemps, ne l’oublions pas !), que restera-t-il des ambitions émancipatrices de nos disciplines ?
Votre titre est polémique et aussi se veut une accroche… Mais ne serait-il pas plus fidèle à votre propos de dire “de l’utilité des sciences humaines et sociales pour celles qui ne le seraient pas” pour éviter qu’une lecture rapide de votre titre nous mette sur la fausse piste de la dénonciation des “sciences sans conscience” et de la “ruine de l’âme” ?
Quelques idées sont présentes dans votre texte, mais comme un socle qu’on ne regarderait pas parce qu’on voit seulement l’oeuvre qu’il soutient.
Par exemple, il est clair que le débat entre vos jeunes chercheurs (que feront-ils d’ailleurs vraiment à la revoyure?) suppose d’admettre que la “vérité” est une propriété possible, et relative des énoncés, et/ou propositions mais pas une propriété du réel. Ce qui introduit d’entrée de jeu la vérité scientifique dans l’univers langagier, même si, au moins apparemment, normalisé par la logique et l’épistémologie…
La dimension institutionnelle est d’autre part donnée dès l’introduction, même si ça peut passer inaperçu tant c’est la mise en place d’un cadre banale:
elle est doctorante et prépare une thèse
il vient d’être recruté comme chercheur au CNRS
Le débat est donc d’entrée de jeu entre des personnes qui ont de bonnes raisons socio-institutionnelles de se poser la question de la réalité sociale des vérités qu’ils cherchent, trouvent, montrent, publient, exploitent.
Merci en tout cas d’avoir partagé ces questions sur indiscipline…
Merci Jean-Marc, quelle joie de te lire sur le site!
En lisant ce dialogue, j’ai rêvé qu’il puisse être joué, un peu comme Baudouin Jurdant nous avait fait jouer une conversation sur la vulgarisation dans un colloque il y a quelques années : ce mélange d’argumentation et de conversation mêlées.… Je me suis aussi dit que j’aimerais discuter de scientificité tous les jours comme on trouve une bonne raison de rire tous les jours. Je m’aperçois en te lisant que ça devient moins fréquent depuis que les Grrrrandes Réformes nous sont passées dessus et que nous avons été sommés de devenir des vrais professionnels sur le modèles des professionnels de la gestion ou de la production, avec dans les sciences humaines et sociales, l’imaginaire des sciences chères et formelles comme modèle à copier (thèses en trois ans, équipes énormes et donc “crédibles”, performance, division des tâches, etc.). L’interdisciplinarité comme ligne à cocher et non comme une nécessité intellectuelle, culturelle, politique.
C’est vrai… Je me rappelle une époque, pas si lointaine, où le dernier Bourdieu était discuté passionnément au restaurant entre collègues. Je me rappelle bien d’une de ces discussions : j’étais alors jeune doctorant, embarqué dans une formation de professeurs au Maroc avec des collègues déjà en poste et donc plus âgés que moi, et qui l’avaient tous lu, le-dernier-Bourdieu. Évidemment, j’étais fasciné par ce monde d’intellectuels qui me paraissait presque à ma portée.
Ensuite, une fois en poste, après les Grrrandes Rrrrréformes dont parle Joëlle, on n’a plus parlé que du dernier budget européen obtenu de haute lutte, grâce à un dossier de 30 pages truffées de vocabulaire anglo-saxon de cuisine (“work-package”, graphique “SWOT”, etc.), au lexique gestionnaire absurde (comment trouver des “leviers” pour contourner les “freins et résistances”, etc.) et avec des rétroplannings réalisés sur tableur informatique. Même à l’ENS où nous enseignions alors, les projets de recherche soumis au CNRS se sont mis à devoir rentrer dans des cases de 300 caractères. Ça ne s’est pas arrangé depuis…
J’ai juste envie de faire comme Grothendieck en ce moment… Il a tout de même fini de manière plus classe que Kristeva, légiondhonneurisée par Hollande : berk !