La campagne de Médecins du Monde : le marketing jusqu’à la nausée
Ecrit par Joëlle Le Marec, 18 Déc 2015, 14 commentaires
Je viens d’écrire un courrier à Médecins du Monde.
Comme beaucoup je fais mes versements annuels à quantité d’organismes qui transmettent mes coordonnées à des dizaines d’autres : la pile d’envois postaux (papiers bariolés, enveloppes renflées) envahit la boite aux lettres, la messagerie explose, le téléphone sonne…Plus il y en a plus il y en a. J’essaie de ne rien penser de ce bruit de fond permanent, je donne malgré tout, il y a des besoins réels. Dernièrement à la station Saint-Michel, les immenses affiches de campagne de Médecins du Monde m’ont scotchée : le dégoût a fini par s’infiltrer sous l’armure de l’habituelle indulgence pour le marketing des ONG. Et la colère.
Je leur ai donc écrit.
“Médecins du Monde”, je vous soutiens activement depuis de nombreuses années.
Je vous écris pour vous exprimer ma surprise, et mon inquiétude, en découvrant la campagne de culpabilisation qui s’affiche aujourd’hui dans le métro parisien. Je le fais en tant que donatrice habituelle et en tant que chercheuse en sciences de la communication travaillant depuis longtemps sur le public et le lien aux institutions.
Cette campagne est scandaleuse. On y lit que 20% (ou 21 ou 23 % des personnes sollicitées selon l’affiche et la photo) ne pourront pas aider cette petite fille, ces enfants ce malheureux, cette victime (grande photo choc à l’arrière plan avec la petite fille ou les enfants ou la victime qui posent dans des conditions totalement tragiques : dénuement, ruines, noirceur, misère) parce qu’ils sont au téléphone, ou qu’ils ont une réunion dans 5 minutes, ou que le métro arrive.
La campagne est juste ignoble, pour toutes les parties concernées.
Quels sont ces 20 (ou 21 ou 23 %) de refus qui sont dénoncés comme étant le résultat d’une lâcheté déguisée en excuse (manque de temps etc.)?
Oui : des personnes que vous contactez par téléphone peuvent vous éconduire, ça m’arrive, puisque je reçois désormais plusieurs coups de fil par jour de toutes sortes d’organismes qui ont revendu leurs fichiers les uns aux autres, utilisent strictement tous les mêmes techniques de marketing (banques, ONG, etc.). Ces personnes, je peux l’imaginer, donnent le type de raison polie qui fait garder la face à tout le monde. Des ethnologues et des psychologues ont travaillé depuis longtemps sur ces situations. Des manières ordinaires de se dégager de situations de communications subies, sont ici affichées et spectaculairement reliées à l’image d’un individu souffrant : ces personnes qui se défilent laissent cet enfant, cette victime, à leur misère.
Or, ces réactions n’ont strictement rien à voir avec la petite fille ou la victime à l’arrière plan de l’affiche. Les personnes sollicitées, par téléphone par exemple, n’ont aucun contact avec les victimes photographiées mais elles en ont un, direct, avec un agent salarié ou vacataire recruté par un service spécialisé de l’organisme. Donc : si les ONG font exactement le même type de démarchage avec exactement les mêmes stratégies de marketing que n’importe quelle entreprise, pourquoi voudraient-elles en plus que le sollicité réagisse de manière différenciée et fasse soudain abstraction des médiations marketing et communication pour se sentir relié directement à la victime ? Nous savons vaguement que pour les marketeurs, “Médecins du monde” n’est pas un groupe de médecins qui s’occupent des souffrants, mais une marque, gérée par des personnes qui collectent de l’argent mais qui ne voient jamais le travail de ces fameux médecins.
Non les personnes ne refusent pas d’aider cette petite fille ou cet homme car ce n’est pas l’enjeu du coup de fil avec les sous-traitants travaillant indifféremment pour tout type de marque. Présenter les choses ainsi est faux. Vous contribuez ce faisant à un état de mensonge sur les liens sociaux. Vous cédez à la tentation commune aux politiques professionnels et aux professionnels de la communication : se désolidariser d’une population jugée toujours défaillante, égoïste, indifférente, jamais assez travailleuse, jamais assez consommatrice, jamais assez donatrice, jamais assez solidaire, jamais assez sensible à l’injonction.
Dernière chose : les personnes photographiées pour votre campagne : qui sont-elles, savent-elles où elles sont ainsi exposées ? Comment se sont déroulées les réunions pour les choisir? Dans quels, bureaux avec quels consultants payés pour choisir celle qui culpabilisera le plus le destinataire ?
Je pense que vous faites erreur avec cette campagne qui m’inspire du dégoût. Je travaille sur la confiance ordinaire, je pourrais travailler sur le mépris professionnel, à partir de votre campagne.
Bravo Joelle,
Oui, le dégoût pour:
cette usurpation de qualité, le charity business s’arrogeant le pouvoir de dire la bonne parole et de séparer les bons citoyens des mauvais
cette manipulation de l’image de personnes mises en scène en posture de mendicité …
ce mensonge sur la réalité du lien entre l’organisation commerciale annonciatrice de ce jugement et les supposés bénéficiaires finaux des dons revendiqués
cette omission, censure de la réalité économique du pouvoir médical planétaire autoproclamé et mis hors critique (quelle politique sanitaire? quelle politique du médicament? Quelles pratiques de soins? Quelles formations professionnelles et scientifiques? Quels partages de savoir? Quelle politique du vivant?)
Cette affiche n’est pas seulement de la bien-pensance et de la culpabilisation, c’est aussi de la morgue néocoloniale et scientiste .
Peut-être faudrait-il aussi écrire à la RATP …
Merci Joëlle, j’étais moi même écoeuré cette semaine par cette campagne, qui s’étend à toute la France, à grands frais, car tout cela a couté très cher :
C’est sans doute plusieurs dizaines de milliers d’euros, peut-être plus, qui ont été dépensés par Médecins du monde pour financer une campagne de dénonciation du manque de générosité du public : cette incohérence fondamentale ajoute l’absurde à l’ignoble de la démarche.
Olivier, Igor compte-tenu de vos compléments d’info (l’agence DDB Paris beurk) et suggestions (la RATP là-dedans ?), je me dis qu’on pourrait étoffer le texte, le republier ici-même comme texte collectif, l’envoyer à la présidente de Médecins du Monde, à la RATP, et peut-être ailleurs.
Oui, bonne idée. Le plus simple serait en fait d’étoffer ton texte initial en reprenant, par des copiers collers, les commentaires que tu souhaites intégrer, et de corriger ensuite ton post. Ce serait mieux que de republier un autre post, il me semble. En tout cas, bien d’accord pour signer avec toi et d’autres un envoi de ce type, tant il y en a marre de ces outrances du marketing des ONG et de l’agressivité infecte de cette campagne de com.
Les ONG ont au départ un objectif humanitaire. Et progressivement, au fur et à mesure que ces orgas se professionnalisent, la part non strictement humanitaire de leur budget enfle…
Quant à l’impudeur des marquetteurs et des pubards, ce n’est pas un scoop !
Oui, et dans le cas des ONG environnementales, même les petites (disons, celles de rang national qui sont des sortes de “filiales” des grandes, comme le WWF), c’est la même chose. J’avais pu observer cela lors de mon travail ethnographique en Argentine. Pour le charity business, ça semble identique, et c’est juste à gerber.
Comme je le suggérais plus haut, il y a en effet des produits dérivés de cette campagne, dont un clip vidéo réalisé par Emma Luchini (la fille de…) : http://www.paperblog.fr/7866961/noexcuses-la-nouvelle-campagne-de-medecins-du-monde/
La campagne elle-même est mise en abyme, car quand j’ai cherché des infos sur le photographe qui a réalisé les images de la campagne d’affichage (pas trouvé son nom pour le moment), je me suis rendu compte que des centaines de sites web reprenaient un texte identique à celui du lien que j’indique plus haut, ce qui est sans doute la preuve qu’un communiqué de presse a été envoyé par Médecins du Monde (ou par DDP) au sujet de la campagne elle-même. Une partie de nos concitoyens, du moins ceux que j’ai vu s’exprimer sur le web, tweeter et facebook à propos de cette campagne, semblent la trouver super. On est vraiment entourés d’aliens lobotomisés par le marketing et la com…
Une contribution visuelle à la contre-campagne de Médecins du monde : n’hésitez pas à diffuser !
Il faudrait peut-être également regarder de près les sociétés privées qui font du “recrutement de donateurs”. Des étudiants, des jeunes, sont payés au lance-pierres pour obtenir, non pas des dons en espèces, mais des autorisations de prélèvement automatique. Formule qui a l’avantage de scotcher le donateur qui trouvera toujours compliqué d’annuler une autorisation de prélèvement.
Mon fils a fait ça un temps, “job” d’étudiant…
Combien coûte cette annexe du charity Business ? Comment sont facturés ces services.
Il y a également des magazines luxueux qui donnent des recettes de “fund raising”. Il y a même une “Association Française des fundraisers” !
La somme de tout ça est financée par les dons et c’est une véritable industrie qui s’est mise en place. Industrie qui fait des profits, bien entendu, sinon, elle ne survivrait pas.
De la même façon, mais ça demanderait un étude sérieuse par des gens compétents, la pauvreté en France est créatrice d’une industrie. Je ne sais pas combien de personnes travaillent dans ce domaine, en étant dument payées tous les mois : Assistants sociaux, employés des services sociaux, des villes, des départements, des régions, du Ministère, éducateurs de rue, de foyers, “intervenants” divers, “porteurs de projets”, les SPIP, etc. Le domaine est devenu une source de financement pour l’action culturelle, un passage obligé pour financer des projets culturels.
Si un million de personnes bossent dans ce secteur, leur intérêt n’est pas d’éradiquer la pauvreté. Si tous les pauvres sortaient de la mouise, cela recréerait un chômage massif chez les travailleurs sociaux.
Leur rôle sous cet angle est plutôt de maintenir les pauvres avec la tête hors de l’eau, tout juste en survie, pour éviter qu’ils ne se révoltent. Il faut avoir assisté à des “commissions” de 5 à 6 personnes, dument payées 2 à 3000 € par mois pour décider si un pauvre hère “mérite” ses 400 € pour ne pas crever de faim. C’est un parcours d’humiliation scandaleux.
L’aide sociale, c’est la “police des pauvres”.
Même processus que pour le “charity business” sauf que ce dernier s’est rapidement privatisé.
Un seul but à tout ça : éviter la révolte des pauvres en leur faisant croire qu’ils ont quelque chose à perdre…
La réponse que j’obtiens généralement en interrogeant des gens proches de ces systèmes, c’est que les ONG, notamment, n’ont pas le choix des méthodes.
On touche là à une question de fond : Tout organisation qui se développe perd de vue ses objectifs pour assurer sa survie. Question qui intéresse fortement nos partis politiques, petits et grands.
Un exemple pour finir : Une association lyonnaise, bien connue, d’aide aux réfugiés, a été amenée à répondre à un appel d’offres européen, relayé par le Ministère de l’intérieur, pour la formation des douaniers des pays du Maghreb, qui sont chargés de refouler les migrants à la frontière sud du Maghreb, devenue ainsi le frontière sud de l’Union Européenne.
A la question de l’énorme contradiction ainsi posée, le responsable n’a qu’une réponse : il a 150 salariés et doit “assurer leur paye”.
Sans commentaires.
Désolé, tout cela est un peu en vrac, j’en suis conscient, mais me paraît relever de la même problématique. Et, n’étant pas sociologue, ni chercheur en sciences humaines, juste un poète, donc foncièrement indiscipliné, ce sont plutôt des questions que je soumets ici au débat.
Amicalement à tous les indisciplinés
Michel, merci pour la discussion, on va refaire le courrier en le modifiant, à trois ( je n’ai reçu aucune réponse à celui qui j’avais envoyé à “Medecins du monde” une première fois) avec Igor et Olivier Chantraine. Si tu veux en être aussi, bienvenue. Le raisonnement que tu évoques à propos du responsable qui dit répondre en contradiction avec les objectifs de son asso pour payer ses salariés : ça me fait très directement penser à l’université et ses milliers de précaires qui dépendent des projets parfois complètement pilotés par la demande du marché ou des politiques. Combien de choix limites au prétexte que ça fera un salaire? On n’arrive plus à en parler depuis la LRU qui a mis tout le monde en concurrence. Dans ce contexte, on pourrait saluer le courage de certaines personnes, comme Pierre Lamarque, qui a arrêté sa thèse, et la recherche : il aurait pu profiter justement d’un salaire avec un projet de recherche sur les métiers d’art et après réflexion on a répondu quelque chose qui n’allait pas dans le sens d’une forme de contrôle des usages des aides de l’état par les maîtres d’art. Le miracle ne s’est pas produit et il n’a pas eu le financement. Je pense souvent à lui car il est anonyme et pourtant son attitude a été remarquable, du coup j’ai envie de parler de lui. Car de mon, côté je pense que je suis parfois en limite de cohérence. J’ai besoin de sites comme celui-ci pour ne pas me laisser aller!
Oui, bonne idée d’en parler ici, de ces formes de résistances critiques authentiques, venant d’étudiants qui préfèrent sacrifier leur sécurité économique plutôt que de se compromettre. Ca changerait des forts en gueule de la critique académique pour qui on ne peut être critique qu’en citant Marx et Bourdieu à chaque phrase. Ca changerait aussi des imbécilités récurrentes lues sur Médiapart selon lesquelles, par nature, l’université et ses membres ne pourraient être que des suppôts du Grand Kapital.
Pour revenir à la question soulevée par Michel, celle des contradictions des ONG et du monde associatif, confrontés aux enjeux de pérennisation de leurs postes et budgets au risque de dévoyer leurs actions et de se mettre plus ou moins au service des pouvoirs économiques, il me semble que ça n’est pas sans lien avec la politique délibérée de suppression du soutien aux associations que mènent les gouvernements de droite (UMP, puis PS) depuis des années. En parallèle avec la criminalisation des mouvements sociaux, également pratiquée par l’UMP et le PS, il s’agit de rendre toute forme de contestation (sociale, politique, écologique, ou culturelle) inefficace afin que l’ordre marchand perdure et que les politiciens qui servent cet ordre marchand continuent à en tirer des bénéfices personnels. Le marketing et la communication publicitaire sont simplement l’équivalent des commissaires politiques de l’ancienne URSS : ces acteurs imposent le suivi religieux des dogmes économiques (“consomme et ne te rebelle pas !”, “le monde est tel qu’il est et on ne le changera pas !”) et légitiment les discours d’escorte de ces dogmes économiques. C’est pourquoi, la dénonciation publique du marketing et de la communication publicitaire n’est certainement pas inutile, surtout ici quand c’est la grande pauvreté qui est ainsi récupérée idéologiquement par les commissaires politiques du libéralisme.
Bonjour,
Je suis très intéressée par toutes ces idées discutées sur ce site et qui ne demandent qu’à être partagées pour toucher du monde et ouvrir les esprits… un paragraphe cependant dans votre texte m’a beaucoup gêné (si je l’ai bien compris), c’est ce qui me semble être un procès d’intention envers les travailleurs sociaux et les éducateurs qui auraient un intérêt à la pauvreté… je crains qu’ils ne soient pas plus responsables de la pauvreté ni ne l’entretiennent plus que les médecins seraient responsables des maladies qui les font vivre. Je partage votre avis sur une certaine volonté dans l’organisation de notre société de maintenir cet état de précarité, mais je suis persuadée que les travailleurs sociaux n’y sont pour rien et pour la plupart, font du mieux possible pour aider les autres avec leur salaire juste correct.
De quel paragraphe parlez-vous ? Dans le texte du billet ou dans l’un des commentaires ?
Oui, désolée, je n’ai pas précisé ce que je commentais. Concernant le texte du billet, je suis 100% d’accord, j’ai d’ailleurs signé la pétition… Il s’agit du paragraphe sur la pauvreté créatrice d’une industrie en France dans le commentaire de Michel Thion.