Spectateur ?
Ecrit par Larbi benBelkacem, 10 Jan 2016, 8 commentaires
L’interprète du spectacle vivant a fait l’objet d’études nombreuses : de l’antiquité à nos jours, on ne compte plus les contributions religieuses, philosophiques, psychanalytiques, psychologiques, etc. qui ont tenté d’éclairer (et parfois réussi sur certains points) le mystère de la réussite ou de l’échec d’une représentation.
Le paradoxe du spectateur cherche encore son Diderot, qu’on puisse réfuter, prolonger, élargir…
Dans les ateliers que notre compagnie mène au titre de la médiation culturelle (je déteste ce terme), et que nous avons baptisés “École du regard”, il se passe parfois des choses que j’ai du mal à ficeler ensemble. Si quelqu’un peut m’aider, je le recommanderai pour une médaille.
J’avance deux hypothèses :
La première est que nous avons deux formes d’intelligence pour traiter les informations qui nous viennent, l’une que j’appellerais “cérébrale” et l’autre que j’appellerais “sensible”. Il y en a peut-être plus, mais je n’ai repéré que celles-là. Un événement quelconque sollicite les deux formes en proportions variables
La seconde, est que dans un événement prévisible tel qu’un spectacle, nous “signons” une convention avec cet événement (ex. nous entrons dans un théâtre moderne après avoir garé notre voiture mais nous sommes d’accord pour être à Elseneur au moyen-âge).
Voilà les points que je présente à la discussion. On verra le reste après.
- Nonsense — 27 janvier 2016
- Livres — 17 janvier 2016
- Spectateur ? — 10 janvier 2016
J’opte pour l’explication par les deux intelligences … sauf que deux, ça me semble peu. Nous avons beaucoup plus d’intelligences … et, hélas, de sottises que cela.
En fait nous comprenons ce avec quoi, à un instant donné, nous sommes en phase. Sans réceptivité très sélective, nous ne captons que l’écume de ce que l’auteur, le metteur en scène et le comédien ont voulu nous transmettre (Et c’est pas toujours la même chose). Lorsque l’auteur, le metteur en scène, le comédien et le spectateur sont sur la même longueur d’onde … c’est comme l’alignement des planètes.
Ci-gît un spectacle, ou syzygie ?
Il y a deux champs distincts. L’un est le champ de la salle, le public, assez hétérogène au début. Au fur et à mesure du déroulement, ça s’homogénéise ou ça se divise.
L’autre est le champ de la scène et là, ça se complique. Si l’auteur est mort, pas de problèmes avec lui ; personnellement, je préfère. Le travail de table et les répétitions ont rapproché les opinions parfois très divergentes du metteur en scène et des interprètes.
Mais ça c’est avant. Pendant, pour moi, c’est le brouillard.
Chacun des deux champs peut ou non envoyer des “pseudopodes” (certains disent des “vibrations” bonnes ou mauvaises) dans l’autre champ. Quatre cas de figure :
Le champ salle et le champ scène envoient des pseudopodes.
Le champ salle et le champ scène n’envoient pas de pseudopodes.
Le champ salle en envoie, le champ scène non.
Le champ salle n’en envoie pas, le champ scène si.
Dans chacun des cas, on peut avoir un bon ou un mauvais spectacle selon qu’on interroge la salle ou la scène. Pourquoi ?
Juste après Noël, nous sommes allés à Toulouse voir la pièce co-écrite et jouée par notre fille. Le premier soir, la salle riait mollement, le deuxième soir ça riait nettement plus fort … et cela illustre parfaitement ta formule des pseudopodes … qui ne sont pas forcément les mêmes jours après jours, alors qu’il s’agit du même spectacle.
Dans la continuité des propositions d’Umberto Eco (l’oeuvre ouverte) je crois que l’on peut penser que le spectateur vit le spectacle en se confrontant au “rôle de spectateur” que ce spectacle lui propose… et construisant son propre chemin, à la fois d’interprétation et compréhension et de réaction. De sorte que dans le spectacle vivant le spectateur, même très loin de la scène, participe de la création unique du moment… Ne serait-ce que parce qu’il existe pour les spectateurs voisins…
Subtiles les propositions d’Eco, et m’ouvrant des pistes, mais avec ces réserves que :
Le spectateur n’a aucune mobilité en salle alors que l’œuvre est mobile.
En art plastique, le rôle pris (ou pas) par le spectateur ne modifie pas l’œuvre elle-même.
Le vocabulaire émotionnel n’est pas de même nature.
Un spectacle s’inscrit dans une durée bornée pendant laquelle le retour en arrière est impossible.
Il existe cependant des ponts émotionnels entre les arts. Je vais creuser tout ça.
Merci de ces pistes.
L’immobilité du spectateur, ni son silence, ni sa neutralité, pour parler généralement,ne sont des absolus et des invariants, la manière d’être et de faire du spectateur est très variable.
Beaucoup de spectacles vivants tout d’abord n’assigne pas à résidence le spectateur à sa place…
Dramaturges, comédiens et scénographe peuvent lui proposer d’autres manière d’être et de faire.
Mais il est vrai que le plus souvent au théâtre ou au concert le spectateur à sa place.
Cela ne le contraint pas à l’immobilité… Bien sur il y a les différentes participations ritualisées, applaudissements, huées, bravos, se lever. Il y a aussi toute une mobilité de réception et donc d’expression des émotions et sentiments. Les visages ne sont pas immobiles, les respirations se retiennent et explosent. Les rires fusent, parfois les cris, les pleurs…
Le comédien, le chanteur, le danseur voient tout cela… Ils doivent, et souvent il savent faire avec. Ne dit-on pas à sa partenaire ou son partenaire: le public est bon ce soir.
Ce que vous dites des arts plastiques n’est qu’une option d’exposition parmi beaucoup d’autres. L’oeuvre est elle ce qui est accroché, suspendu, posé là ou est-elle ce que le public voit dans le dispositif auquel il se prête plus ou moins, et même ce dont il se souvient.. ou aussi ce qu’il accumule et superpose, mélange, en passant d’une oeuvre à l’autre…
Héraclite disait qu’on ne passait pas deux fois le même fleuve…
Herman Hesse dit au contraire que le fleuve est lui-même dans son incessant changement d’apparence et sa course sans autre but que sa continuité…
N’en va-t-il pas d même pour l’oeuvre plastique, même si souvent elle a été conçue pour durer dans une fiction d’immobilité et d’identité…et si des conservateurs s’acharnent à l’obliger à rester elle-même et rien qu’elle même…
Il y a, évidemment, d’innombrables spectacles et pratiques artistiques où le spectateur doit … bouger, se bouger. Vous avez lu ce qu’Igor formule comme injonction de certains DJ aux auditeurs: “Tais-toi et danse…” Vous savez aussi combien certaines formes de théâtre sont inséparables d’événements mondains qui débordent de partout la scène au sens strict…
Certains historiens du théâtre ont pu prendre pour fil conducteur l’historie de la place et la mobilité du spectateur…
Vous connaissez aussi, je n’en doute pas Augusto Boal (“Le théâtre de l’opprimé”, “Stop c’est magique”) dont toute la pratique repose sur la mobilité (de corps et d’esprit) et la liberté du spectateur…
Il y a eu et il y aura des tentatives, des explorations de rapport scène/salle (frontal, circulaire, de dos, salle et scène confondues, etc.) certaines empiriques, d’autres appuyées sur une analyse et une théorie. Quatrième mur, rideau brechtien et autres découvertes de l’existant n’ont pas fait avancer significativement le mystère d’une pièce bien reçue. Les publicitaires et les communicants savent se servir de la partie émergée de cet iceberg, c’est pourquoi je pose ces questions qui peuvent paraître imbéciles.
Richard Feynman disait en plaisantant que la théorie de la gravitation était née dans l’esprit de Newton après qu’un fermier lui ait dit en rigolant que c’était la terre qui montait. Il avait bien ri le Newton, mais après…
Je pose ces questions en espérant qu’un Newton l’entende, rigole et trouve… Avant les communicants.