Sciences sociales, sciences critiques : “La connaissance libère”
Ecrit par Igor Babou, 13 Juin 2013, 2 commentaires
Voici une publication, que je n’ai pas encore pu lire, mais dont la simple existence et le titre doivent nous alerter sur le désastre en cours à l’université en ce qui concerne les sciences sociales (et au delà, les sciences humaines, littéraires, et les langues).
L’association Champ Libre (http://www.champlibre.org/), à l’origine de cette publication, a par ailleurs publié un appel que je copie-colle ci-dessous, avant la présentation du Manifeste.
Sciences sociales, sciences critiques
Les sciences sociales n’ont jamais été aussi nécessaires. Elles n’ont jamais été aussi menacées. Non de disparaître mais, plus sournoisement, d’être anesthésiées dans ce qui est à leur fondement, la critique, critique sociale et critique théorique sans lesquelles il n’est de sciences sociales dignes de ce nom.
Bureaucratisation de la vie académique, routinisation des procédures de recherches, précarisation des moyens scientifiques, prolétarisation des acteurs de la recherche, marchandisation des biens intellectuels, les conditions de production et de diffusion des sciences sociales ne cessent de se dégrader. Leur identité est en jeu que ce soit dans les institutions d’enseignement (lycée, université), organismes de recherche, ou sur les rayons des bibliothèques ou de librairie.
La définition même du travail scientifique est en cause : construction des objets de recherche, élaboration des instruments d’analyse (problématique, concepts, méthodes), démarche comparative dans l’espace et dans le temps, réflexivité fondée sur la connaissance des fondements sociaux et épistémologiques des disciplines et des formes de pensée. Ces procédés, ces procédures, ces argumentaires trouvent de moins en moins leur place, notamment sur le marché éditorial.
Cette asthénie scientifique impose une réaction. Celle-ci ne saurait se limiter à la défense de l’une ou l’autre des disciplines constituées. La pensée critique est autant une manière de penser qu’une manière d’agir : penser pour agir mais aussi agir pour penser, penser le monde social et ses multiples transformations. Face au double danger de l’académisation et de la marchandisation des productions des sciences sociales, nous voulons créer un espace autonome où puissent se retrouver et se rencontrer ceux qui n’attendent de ces dernières ni redondance ni connivence, mais un véritable travail de pensée.
Car aujourd’hui, les sciences sociales n’ont pas l’écho qu’elles devraient et qu’elles pourraient avoir. Leurs producteurs ont toujours au moins un temps et un coup de retard. Et ce n’est pas sans étonnement ni nostalgie que nombre d’entre eux se souviennent de la conjoncture des années 1990, lorsque Pierre Bourdieu constituait dans le monde, et mieux qu’en France, une référence écoutée. Les programmes de formations des enseignants du secondaire se définissent dorénavant, et bien plus qu’avant, en fonction des attentes que les managers voudraient voir reconnues par les usagers. Le travail d’enquête tend à disparaitre. Trop de travaux de ce type s’orientent en fonction de la dernière perception à la mode des débouchés, entre autres par les étudiants. Emportés par des impératifs commerciaux intellectuellement discutables, beaucoup d’éditeurs ne laissent pas leur chance à des recherches qui, par définition, n’ont pas les faveurs des mieux nantis. Les espaces de diffusion concédés à l’exercice intellectuel sont devenus des réserves et ceux qui restent sont abandonnés aux experts officiels.
Une dynamique qui s’entretient d’elle-même menace ainsi de disparition un style de produits intellectuels distanciés et critiques, mal reconnus et mal connus.
Il est vrai que les sciences sociales rencontrent des difficultés propres :
- Elles doivent convaincre que la recherche peut mieux connaître les relations de la vie quotidienne que ceux qui sont pris au sein de celles-ci.
- La technique nécessaire aux sciences sociales fait souvent rejeter leurs propos réputés incompréhensibles.
- Le sociologue, et notamment le sociologue politique, est toujours suspecté par l’anti-intellectualisme ordinaire de prétendre au prophétisme.
- Les mécanismes les plus subtils d’assujettissement sont d’autant plus aisément supportés qu’ils restent invisibles, comme l’air qui pèse sur nos épaules.
- S’agit-il d’expliquer des phénomènes sociaux ? La spécialité des sociologues, qu’on ne discuterait pas une seconde à un biologiste, un physicien, un économiste, est immédiatement jugée insupportable par le premier journaliste venu.
On n’arrive pourtant pas à croire que les sciences sociales soient inutiles : au contraire. Entre autres, pour faire échapper à la culpabilisation que l’univers concurrentiel tend à accentuer. Mais aussi parce que la maîtrise des armes pour se défendre contre la domination culturelle fait partie de la culture indispensable. Si enfin elles étaient entendues, la sociologie pourrait même prévenir parfois les politiques publiques et les entreprises politiques que l’on sait d’avance vouées à l’échec. Elle pourrait aider à mettre en question la violence des routines bureaucratiques et les aliénations par le travail. Est-ce que le seul avenir envisageable est l’entreprise généralisée et le marché son instrument indiscutable ? Est-ce que le probable épuise l’univers des possibles ? Les sciences sociales ne cessent de rappeler que ce que l’histoire a fait, l’histoire peut le défaire.
Nous pensons souhaitable de donner une force éditoriale rénovée aux résultats des enquêtes en sciences sociales. Nous pensons souhaitable d’en assurer une vulgarisation informée, une diffusion élargie.
L’association « Champ libre aux sciences sociales » se propose, par la force des sociologues qu’elle met en réseau, d’augmenter leur capacité collective à être plus librement publiés, plus largement entendus, plus facilement mis à la disposition de ceux qui ne se font pas au monde tel qu’il va. Elle voudrait constituer et consolider des zones libres dans l’édition et la traduction. Elle oeuvrera, en outre, à créer des solidarités, pour que les acquis des sciences sociales servent et soient discutés par le plus grand nombre, avec l’espoir qu’ils deviennent populaires.
MANIFESTE – Champ libre aux sciences sociales
Les sciences sociales nous sont aujourd’hui plus que jamais nécessaires. Pour comprendre et faire face aux crises économiques, sociales et politiques, contre l’esprit du temps fait de résignation et de soumission, ce sont elles qui produisent les diagnostics les plus réalistes, les critiques les plus affûtées, les armes les plus efficaces. C’est pour cela que les idéologues dominants, décideurs et experts partisans du statu quo et de la politique du pire, veulent les faire taire. Elles doivent dès lors contre-attaquer et s’organiser pour se rendre accessibles et utiles à tous. Il y a urgence à ce que les sciences sociales se manifestent.
Qui a donné à voir les collusions entre pouvoir politique et monde des affaires, et mis au jour les innombrables réseaux tissés entre les plus grandes fortunes et leurs serviteurs au pouvoir ? Pour écrire Le Président des riches, il fallait connaître de près les milieux de la haute bourgeoisie et de l’aristocratie, avoir montré, année après année, enquête après enquête, comment les ségrégations sociales, scolaires, urbaines, matrimoniales, se cumulent pour assurer une suprématie financière, professionnelle, politique à une caste de privilégiés. Qui a joué un rôle majeur ces dernières années pour aider à rompre avec les conceptions biologisantes de la différence sexuelle et de la « normalité », sinon la sociologie du genre ? Qui sont donc ces « économistes atterrés » qui combattent sur tous les fronts pour faire entendre une autre voix que celle du néolibéralisme ravageur ? Les sciences sociales décrivent, analysent et proposent des armes : pour nous défendre contre les malversations et collusions du pouvoir, les privilèges sans nombre de quelques nantis, les violences de la raison d’Etat, le racisme de classe, le sexisme ordinaire, les mensonges politiques et économiques au service de toutes les régressions sociales.
Les sciences sociales que nous voulons défendre et promouvoir, dans le prolongement de Marx, Weber, Bourdieu et bien d’autres, pourfendent les hypocrisies, les mensonges et les violences de sociétés profondément inégalitaires et injustes. Elles sont un formidable moyen pour nous connaître nous-mêmes, nous réapproprier nos expériences, nos histoires et nos luttes, décider et agir ensemble en connaissance de cause, efficacement. Elles ont fait de leurs laboratoires des salles d’armes, de leurs concepts et de leurs enquêtes des instruments de vérité. Mais aujourd’hui plus que jamais, les sciences sociales doivent s’organiser pour continuer à produire ces outils critiques et les mettre à disposition de tous. Et il y a urgence. Urgence à s’opposer aux arguments d’autorité et au fatalisme. Urgence à résister aux tentatives de mise sous tutelle politique et académique. Urgence à lutter pour l’autonomie des sciences sociales critiques. Urgence à coopérer à leur diffusion auprès de tous.
Ce Manifeste est un appel à tous les chercheurs, militants et citoyens qui veulent partager ces armes des sciences sociales pour lutter ensemble contre toutes les dominations.
MANIFESTE
LA CONNAISSANCE LIBERE
Champ libre aux sciences sociales
Éditions du Croquant • La Dispute
À paraître le 13/6/2013
ISBN : 9782365120258
64 pages • 12×18 • 5.00 €
http://atheles.org/editionsducroquant/horscollection/manifeste/
Champ libre aux sciences sociales est une association loi 1901 ouverte à tous, qui se propose de mettre en réseau, de faire entendre et de mettre à disposition de tous les travaux des sciences sociales. Elle cherche à constituer des zones libres et des solidarités dans la recherche, l’édition et l’éducation populaire. Elle organise des évènements et des coopérations pour que les résultats des sciences sociales soient discutés par le plus grand nombre, et deviennent des armes pour l’émancipation populaire.
Le Conseil éditorial signataire du Manifeste est composé de :
Catherine Achin, politiste, université Paris-Est-Créteil
Martina Avanza, sociologue, université de Lausanne
Alban Bensa, ethnologue, EHESS
Stéphane Beaud, sociologue, ENS
Laurent Bonelli, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre
Donald Broady, sociologue, université d’Uppsala
Sylvain Broccolichi, sociologue, université d’Artois
Isabelle Bruno, politiste, CERAPS université Lille 2
Rémy Caveng, sociologue, université de Picardie
Christophe Charle, historien, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Isabelle Charpentier, politiste, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Fanny Darbus, sociologue, université de Nantes
Marielle Debos, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre
Magali Della Sudda, sociologue, CNRS
Yves Dezalay, sociologue, CSE CNRS
Paul Dirkx, sociologue, Nancy 2
Jacques Dubois, sociologue, université de Liège
Vincent Dubois, politiste, Institut d’études politiques de Strasbourg
Henri Eckert, sociologue, université de Poitiers
Nathalie Ethuin, politiste, université Lille 2
Sylvia Faure, sociologue, université Lyon 2
Sandrine Garcia, sociologue, université Paris-Dauphine
Alain Garrigou, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre
Daniel Gaxie, politiste, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Bertrand Geay, sociologue, université de Picardie
Johan Heilbron, sociologue, université de Rotterdam
Odile Henry, sociologue, université Paris-Dauphine
Fanny Jedlicki, sociologue, université du Havre
Joseph Jurt, sociologue, université de Fribourg
Michel Koebel, sociologue, université de Strasbourg
Bernard Lacroix, politiste, université Paris-Ouest-Nanterre
Rose-Marie Lagrave, sociologue, IRIS EHESS
Frédéric Lebaron, sociologue, université de Picardie
Catherine Leclercq, sociologue, université de Poitiers
Rémi Lefebvre, politiste, université Lille 2
Rémi Lenoir, sociologue, CSE EHESS
Claire Le Strat, déléguée générale, Fondation Copernic
Frédéric Lordon, CSE CNRS
Christian de Montlibert, sociologue, université de Strasbourg
Olivier Masclet, sociologue, université Paris V
Gérard Mauger, sociologue, CSE CNRS
José Luis Moreno Pestaña, philosophe, université de Cadix
Francine Muel-Dreyfus, sociologue, CSE CNRS
Delphine Naudier, sociologue, CSU CNRS
Erik Neveu, politiste, Institut d’études politiques de Rennes
Frédéric Neyrat, sociologue, université de Limoges
Gérard Noiriel, historien, IRIS EHESS
Alexandra Oeser, sociologue, université Paris-Ouest-Nanterre
Françoise Œuvrard, sociologue, DEPP ministère de l’Éducation nationale
Willy Pelletier, sociologue, université de Picardie
Michel Pialoux, sociologue, CSE CNRS
Patrice Pinell, sociologue, Inserm
Louis Pinto, sociologue, CSE CNRS
Marie-Pierre Pouly, sociologue, université de Limoges
Geneviève Pruvost, sociologue, CNRS
Romain Pudal, sociologue, CNRS
Bertrand Réau, sociologue, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
Franz Schulteis, sociologue, université Saint-Gallen
Julie Sedel, sociologue, PRISME GSPE
Maud Simonet, sociologue, IDHE CNRS
Charles Soulié, sociologue, université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
Heribert Tommek, sociologue, université Regensburg
Christian Topalov, sociologue, CSU CNRS
Laurent Willemez, sociologue, université Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines
Tassadit Yacine, anthropologue, EHESS
Claire Zalc, historienne, IHMC
SOMMAIRE
Introduction
Les sciences sociales arment la critique
Rien n’est dans la nature des choses : débusquer et critiquer les dominations
Genre et domination masculine
Les « jeunes » des classes populaires : vous avez dit « sauvageons » ?
Comprendre le jeu des mille familles
Déplacer le regard, bouger le curseur
Contre le rapt politique de la question de l’immigration
Tous politiquement égaux ?
Sciences sociales versus néolibéralisme
Les raisons de la colère
Haro sur la recherche et l’enseignement en sciences sociales !
Mise en faillite des universités et stérilisation des sciences sociales
Deux instruments de mise au pas : le financement par projet et l’évaluation permanente
L’insupportable dimension critique des sciences sociales
Censures et déformations
La « révolution conservatrice » dans l’édition
Contraintes et double jeu des médias
Contre-attaque
« Je » n’est pas neutre
Les preuves du terrain
Notre critique scientifique est politique
Un « Nous » de combat
- Université : Opération « Écrans noirs » du vendredi 13 au mardi 17 — 13 novembre 2020
- Tribune dans Le Monde : « Les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée » — 4 novembre 2020
- Pandémie et solidarités: associations et collectifs citoyens à bout de souffle sonnent l’alarme — 13 mai 2020
Oui, les sciences sociales sont aujourd’hui en France à la fois sur la défensive — attaquées directement par les discours ministériels, confrontés à la l’idéologie officielle du pouvoir, canalisées autoritairement vers l’utilitarisme mercantile — mais elles sont aussi à l’offensive.…
Le prochain congrès de l’Association Internationale de Sociologie, à Montréal Juillet 2016 a pour fil rouge “:
LES AVENIRS QUE NOUS VOULONS :
La sociologie mondiale et les luttes pour un monde meilleur
De plus en plus les chercheurs ont conscience des enjeux politiques et sociaux de leur pratique.
Poursuivre sur cette voie est aussi d’abord une lutte au quotidien… pour reconnaître et faire reconnaître dans le travail concret, ordinaire des disciplines le caractère essentiel, et n on supplémentaire, de la résistance et la lutte…