Jean Genêt
Ecrit par Larbi benBelkacem, 8 Jan 2016, 20 commentaires
Si vous l’osez, venez, sortez de vos étangs,
Vos marais, votre boue où vous faites des bulles
Ces deux vers, tirés du poème de Jean Genêt “Le condamnè à mort” ont été explosifs pour mon adolescence. J’ai environ 69 ans. En 1962, nous sortions de la guerre d’Algérie, tout me semblait injuste, injustifié. Avec quelques copains maghrébins, nous avions monté une troupe de théâtre et nous jouions des classiques français et quelques contemporains. Un moyen de canaliser notre colère, notre incompréhension. Un soir, nous avons joué un texte de Maupassant que j’avais adapté : “La Tombe”. Si vous ne le connaissez pas, le voilà :
http://maupassant.free.fr/cadre.php?page=oeuvre
Je voulais que nous jouions ce texte pour qu’il nous serve de thérapie face à la mort. Chacun d’entre nous avait perdu un ou plusieurs proches dans le conflit, ou dans des accidents d’aciérie ou de mine de charbon. La mort d’un proche ne nous causait pas plus d’émotion qu’une paire de galoches foutues. Acquérir la possibilité d’un chagrin durable me semblait un bon moyen pour nous “humaniser”. Je ne sais toujours pas si c’est vrai pour tout le monde, mais pour certains d’entre nous, ce texte a eu du bon.
L’épilogue est fort attristant. Certains d’entre nous étaient entrés au collège, cinquième et quatrième, et nous avions invité leur professeur de français. En sortant de la représentation ce pédagogue m’a dit : “De la belle littérature française mal digérée !”. J’avais quitté l’école trois ans auparavant, le jour de mes quatorze ans. Je ne le regrette pas, ça m’a laissé le temps de m’instruire. Mais comment élever ses enfants de façon à ce qu’elles/ils se sentent chez eux ?
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En sortant de la représentation ce pédagogue m’a dit : “De la belle littérature française mal digérée !”. J’avais quitté l’école trois ans auparavant, le jour de mes quatorze ans.
Vous aviez donc 17 ans et n’étiez pas son élève. Lui aviez-vous répondu ?
Non. J’ai eu honte de moi, de ma prétention. Je pétais plus haut que mon cul. C’est encore vrai aujourd’hui, mais je m’en fous. Et c’est aussi la raison pour laquelle je hais les esthètes qui sont souvent de sinistres cuistres, jaloux de celui qui ose ce qu’il n’ont jamais essayé de faire.
Alors je précise ma question : avait-il été franc, ou méprisant ?
A votre âge d’alors j’étais en première. Ma matière forte était le français. Première note de l’année : 5/20. Au lieu d’aller pleurer dans les jupes de ma mère comme beaucoup de gosses maintenant, je me suis mis à appliquer les critiques du prof. Dernier devoir de l’année, avec cette appréciation que je n’oublierai jamais : tout n’est pas mauvais dans votre baratin. Quarante ans après, je suis allé le remercier.
Son attitude, autant que je puisse m’en souvenir, était distante, hautaine. Mais le problème n’est pas là. Ce n’était pas un devoir qui m’était demandé dans un cadre scolaire, pas non plus un accompagnement par un pédagogue dans l’acquisition d’un savoir et de son utilisation, c’était, dans les deux sens du terme, une interprétation d’un texte sous une forme artistique.
(Un spectacle est une traduction d’un texte (ou d’un non-texte dans le cas de la danse) porteur d’émotions : des comédiens artistes sur une scène “interprètent” un texte. Ce texte a été “traduit” par un technicien metteur en scène de façon à ce que le public ait accès à un des sens non évident à la lecture).
La bienveillance (qui m’est chère) n’est pas un préalable requis dans la correction d’un devoir, mais elle peut s’y infiltrer. A l’inverse, la bienveillance est présente dès le début d’un spectacle, mais elle peut s’évaporer au fur et à mesure du déroulement. La convention de départ est différente.
J’ai connu, hélas, ce genre de « prof » (exemple ce collègue de maths qui avait lancé à mes élèves voulant passer en seconde : ce n’est pas la peine d’essayer, vous n’y arriverez pas). Heureusement, ce n’était pas la majorité. Voir ce témoignage, publié il y a x années sur Télérama, qui pourrait vous toucher spécialement :
…J’ai longtemps regretté ma rose des sables. C’était le seul ornement de ma chambre d’enfant (mon père l’avait ramassée dans le désert). Cette fleur de pierre, fille du vent, m’émerveillait. Il m’arrivait de croire que c’était un morceau d’étoile. J’étais un enfant heureux, j’allais en classe avec plaisir, je comprenais tout sans effort particulier. Mon maître paraissait sévère. Il venait de France, disait-on. Il avait les cheveux gris, les yeux gris. Il arrivait toujours en costume trois-pièces, et avant d’enfiler sa blouse, posait sur le coin du bureau sa montre de gousset en or, qu’il consultait de temps à autre. Le soir avant l’étude, il me disait de porter cette montre chez lui. Je n’ai jamais su pourquoi. C’était pour moi le saint sacrement. Un jour, il convoqua mes parents […]. Il leur dit que j’étais un enfant intelligent, qu’il ne faudrait jamais arrêter ma course, quelles que soient les circonstances. Il savait qu’ils étaient pauvres. Le soir même, bien que je n’eusse pas faim, ma part de purée augmenta, je compris que mon avenir était en route. On était en juin. Mon père décida, sur les conseils d’un ami arabe, qu’il fallait quitter l’Algérie pour la France ; des événements graves se préparaient. Ce fut pour moi un coup de tonnerre. J’avais 11 ans, j’avais lu dans les livres qu’il fallait être fort, et j’accusai le coup sans rien laisser paraître. Ainsi, il me fallait quitter ma terre, mes copains, mon instituteur M. Coche. J’eus envie de lui faire un cadeau d’adieu. Mais quoi ? Je n’avais rien. C’est alors que je pensai à ma rose des sables. Je l’enveloppai dans du papier journal, je la lui offris à la fin des cours. Il défit le papier, regarda avec intensité, très ému, sans rien me dire. Il posa simplement sa main sur mon épaule, ce fut pour moi comme une bénédiction.
Les années passèrent ; l’image de ce maître s’effaça de ma mémoire, du moins je le croyais. Je regrettais même cette rose des sables qui résumait, à elle seule, mon enfance. Je devins professeur dans la banlieue parisienne. Dès la première année, j’eus la chance d’avoir un élève kabyle d’une intelligence lumineuse. Il venait de perdre son père, comme moi à son âge. Il avait 15 ans. Je l’aidai de mon mieux à passer ce cap difficile. Je lui disais qu’il avait un bel avenir. Halam Ladadène, c’est son nom, est aujourd’hui médecin chercheur aux Etats-Unis. Le dernier jour de classe, comme il allait quitter le collège pour le lycée, il attendit que les autres élèves partent pour m’offrir un cadeau. Je défis le papier journal, sans deviner un seul instant ce qu’il pouvait contenir. C’était une rose des sables.
Quelle merveille ce retour du temps.
Merci pour cette magnifique histoire. Ca fait tellement de bien de parler du respect et de la confiance en l’autre plutôt que de la méfiance et de la suspicion…
Larbi, M.Carbo,
La chute sur la rose, on pourrait penser que c’est une astuce d’écrivain. Mais je connais une histoire vraie, elle avec une poupée, qui a la même !
Ce qui me touche dans cette histoire, c’est la pudeur des gens, la force de la transmission. Et bien sûr, l’attention portée aux faibles, qui s’agit d’aider à ne plus être faible. Ce Monsieur Coche est l’exact inverse du professeur de « Clems », le lycée de Nantes qui avait dit au jeune Morvan Lebesque (voir mon article plus loin) : « Mon cher enfant, vous voyez bien que vous n’êtes pas ici à votre place. Qu’attendez-vous, que vos petits camarades vous fassent un affront ? Que diable, il n’y a pas de honte à être un ouvrier ! ».
Noter aussi la réaction des parents : se sacrifier pour leur enfant, mais aussi être fier d’avoir mérité cette attention de la part du maître…
Digestion, Littérature … Ce Monsieur était une caricature…
Il ne mérite pas de passer à l’histoire… Au contraire de ce que vous avez fait!
Il faut toujours oser, Larbi. J’ignore quel pédagogue (et qui l’était fort peu) s’est autorisé à vous faire telle sortie. Mais il était bien peu digne d’être enseignant. Ce que vous faites, ce que j’ai pu en voir, c’est beaucoup de talent (et d’ailleurs je vous tiens informé). Quant à ce qu’il faut faire pour nos enfants, et même un peu plus grands, je pense qu’il faut leur donner le goût de vivre, d’oser, de créer, le goût de tenter autre chose que des écoles de commerce, parce qu’il paraît que c’est rassurant. Et puis leur donner le sens de la rigueur, parce que même le plus grand des talents ne sert à rien sans ce difficile apprentissage, vous êtes chorégraphe, par conséquent vous le savez. Et enfin, si je peux me fier à ma propre expérience (je n’ai pas que des étudiants, aussi une fille de 17 ans) le droit de faire des erreurs, de se tromper, d’avancer un pas après l’autre, de chercher son chemin et de s’interroger, souvent. Je ne sais pas trop où j’en suis avec les esthètes, mais j’ai noté, parce que je suis une littéraire, en écoutant parfois le ton pontifiant de certains critiques (le masque et la plume, j’aime bien l’émission pourtant), que certains d’entre eux ont la gâchette facile, or l’art est difficile. Et voilà, ça m’énerve copieusement qu’on descende en deux minutes des mois ou des années, voire, de travail souvent authentique.
Ps : s’il vous-plaît avant de détester tous les esthètes, faites-moi un petit plaisir, lisez, si ce n’est pas déjà fait, quand vous aurez un peu de temps, Walter Benjamin. C’était un homme de lumière, et ses livres sont son reflet. Tous les écrivaillons ne sont pas des esthètes, même s’ils en portent le nom. Lui, son regard sur l’art c’était de la beauté, de l’amour et de la sensibilité. J’espère qu’il vous fera un peu changer d’avis, même si c’est une exception.
Très cordialement
Et puis leur donner le sens de la rigueur, parce que même le plus grand des talents ne sert à rien sans ce difficile apprentissage
Voilà qui me renvoie à la fausse empathie de certains pédagogues se disant modernes, qui ordonnent qu’on ne pointe jamais les fautes d’un élève, qu’on ne lui parle que de ses réussites. Alors que bon sang, si vous ne dites pas à un môme qu’il s’est trompé, comment va-t-il faire pour ne pas récidiver et rester dans l’échec ? Surtout qu’on peut très bien le faire avec tact, en étant positif.
Tous les écrivaillons ne sont pas des esthètes
Zut, je ne serai jamais esthète si j’en crois celui qui sur Médiapart m’avait traité d’écrivaillon. Mais chut…
Rires… Vous ne vous en porterez pas plus mal, Al-Ceste. Je ne sais pas qui vous a dit ça, mais il y a certaines insultes, venant de certaine personnes qu’on peut sans trop de problèmes prendre pour des compliments.
C’était AP.
Al Ceste
Je suis désolé du retard pris à commenter, il y a tant à lire et à tenter de comprendre sur ce site !
Quand j’étais en primaire, à l’école de garçons de Louvroil, les notes correspondaient à peu près aux emplois du père (ou l’inverse) : les fils de contremaîtres, les fils d’ouvriers, les fils de manœuvres. Rien d’exceptionnel à cela. Le problème est que ça confortait notre sentiment d’infériorité et que les soupirs de l’instituteur (Mon pauvre !) devenaient une prédiction auto-réalisatrice. Et à quelques exceptions près, nous sommes devenus contremaîtres, ouvriers ou manœuvres. Cette école a formé des gens adaptés à leur emploi.
Plus tard, pendant mon service militaire, j’animais des cours de lutte contre l’illettrisme alors que j’avais une orthographe moins que moyenne. Sur un tableau rotatif je recopiais un court texte (7 ou 8 lignes). Chacun le lisait, puis je retournais le tableau et dictais le texte. Autocorrection devant le texte. D’abord soulignage au crayon orange pour les mots irrespectueux de l’orthographe et de la grammaire, ensuite en vert pour les respectueux. Puis, réécriture. En 10 mois, des progrès énormes. Je corresponds encore aujourd’hui avec certains et c’est encore mieux qu’il y a cinquante ans. C’est à cette occasion que j’ai appris que la bienveillance du tuteur peut être la clef d’un apprentissage. La plupart des enseignants, prisonniers de leur hiérarchie obéissante aux injonctions du ministère, ne pouvaient pas aborder sainement les problèmes posés. Le fait que je vienne du même horizon qu’eux n’est certainement pas étranger à leurs progrès. Mais on ne peut pas confier la pédagogie de l’enseignement à des immigrés, ce serait le monde à l’envers. Pourtant, quand j’ai lu Rancière, j’ai compris pourquoi ça avait marché.
Les études peuvent être supérieures. Si on n’y accède pas, on est inférieur, et on le croit.
Merci Christine,
J’ai croisé Benjamin grâce à Hannah Arendt. Je n’en fais pas un esthète mais un humain sensible qui a tenté et réussi une traduction de l’émotion en mots. Il faut être artiste pour être bon traducteur (Traduttore, traditore). Mais en ce qui concerne les esthètes, je n’ai pas de détestation à priori, j’attends de voir si la personne se classe elle-même, et de quelle façon, dans cette catégorie. Si c’est le cas, je note “cuistre” sur son front. Je n’oublie pas que dans “amateur d’art” il y a “aimer” et que cet amour peut s’exprimer maladroitement.
Jean Genêt est un auteur magnifique ! Doublé d’une canaille qui s’assumait comme telle, y compris contre ses copains intellos qui l’ont sanctifié. Je comprends que vous vous sentiez en affinité avec lui. Son engagement pour la cause palestinienne, plein de lucidité, a abouti à l’un de ses plus beaux textes (Un captif amoureux). J’adore Genêt.
Igor,
J’aime Genêt pour l’homme qu’il était (par ses écrits autobiographiques), mais Maupassant est celui qui m’a le mieux décrit les sentiments et les émotions. En dix ans d’écriture, il m’a donné une vie de réflexions. Sur une île, j’emmènerais La Pléiade.
La pédagogie prend décidément des chemins étranges … En tout cas, Larbi, tu es l’un des plus beaux exemples de la réussite d’un échec pédagogique (Ma deuxième fille, qui lit souvent tes commentaires, m’a dit une fois “Oh, ce Larbi, j’aimerais vraiment le connaître …”).
Facile ! Nous allons souvent dans le sud-ouest où nous avons de la famille.
Ma deuxième fille ça n’est pas la comédienne de Toulouse, c’est la boulangère de Lyon.