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Humeur noire


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Par Sophie Roux (Gre­noble II / Ins­ti­tut uni­ver­si­taire de France)

Cela sent le cli­ché. Elle était sans tra­vail, et avait com­men­cé à gar­der mes enfants un jour de grand hiver : elle n’avait pas de man­teau. Croyant lui rendre ser­vice, je la pré­sen­tai quelques mois plus tard à une autre famille, où elle devait gar­der d’autres enfants que les miens. Mais, d’une ani­croche à l’autre, ça ne pas­sait pas. « Ces gens-là, me disait-elle plus ou moins, ne me res­pectent pas. Chez vous, j’aime le tra­vail, mais eux, ils me prennent ma digni­té ». Alors elle, elle qui était presque sans tra­vail, elle leur décla­ra un jour qu’entre elle et eux, ce n’était pas pos­sible. C’est une digni­té du genre de la sienne que je m’étonne ces jours-ci de ne pas voir plus répan­due ou plus mani­feste par­mi nous, et qui me fait pen­ser que l’honneur de l’Université est depuis long­temps per­du — à moins qu’il n’ait jamais exis­té que dans l’esprit de quelques-uns.

L’honneur de l’Université, tel que je me le repré­sente, c’est l’honneur d’une com­mu­nau­té d’enseignants et de cher­cheurs, qui sait qu’elle a des valeurs et des normes propres. Dans le cas par­ti­cu­lier de la France, l’histoire avait ados­sé cet hon­neur au sta­tut de fonc­tion­naire : de sorte que cha­cun pou­vait de droit dire ce qui fâche et ne pas perdre son âme dans l’exercice de ses fonc­tions. Bien sûr, les choses humaines étant ce qu’elles sont, il arri­vait tout de même qu’il y ait quelques petits arran­ge­ments. Je dois dire que je n’aimais pas ça, comme un chat n’aime pas l’eau j’imagine : je me héris­sais, et ne savais plus trop quoi faire de moi. Jusqu’alors, il m’avait cepen­dant sem­blé qu’on pou­vait s’en sor­tir — à peu près — indemne.

Mais aujourd’hui ? Il y avait déjà l’ANR, puis il y a eu la LRU. Nous n’avons peut-être pas encore oublié le vote à la sau­vette de cette absurde réforme, et les cor­tèges de CRS qu’elle a ame­nés dans les enceintes de l’Université. Sont arri­vés les cam­pus de l’excellence, de vastes entre­prises immo­bi­lières. Il a fal­lu mettre en place le Plan Réus­site Licence, pro­fi­ter de l’aubaine. Se deman­der si l’on allait encore une fois faire un pro­jet pour rap­por­ter un peu d’argent à son équipe. Pour les plus gra­dés d’entre nous, se mettre en cos­tume pour la visite de l’AERES, faire un petit tour en piste avec ses experts, répondre dili­gem­ment à des rap­ports pré­vi­sibles : trois petits tours et puis s’en vont. Et voi­là que cette même Agence nous sort, sans s’appuyer sur quelque pro­cé­dure que ce soit et sans avoir pris le temps de s’informer mini­ma­le­ment sur les ques­tions de biblio­mé­trie, mais juste his­toire de faire sem­blant de se mettre aux normes inter­na­tio­nales, un clas­se­ment des revues de sciences humaines et sociales. La ministre choi­sit, au mépris des jurys qu’elle a nom­més et en dépit des lois exis­tantes, vingt-deux membres d’un ins­ti­tut pres­ti­gieux. Une uni­ver­si­té voi­sine pré­voit de recen­ser les étu­diants absents, alors que d’autres étu­diants se sont vus refu­ser leur per­mis de séjour s’il était attes­té qu’ils man­quaient d’assiduité.

Jour après jour, nous rece­vons, puisqu’en titre, nous sommes encore des cher­cheurs, des appels à pro­jets plus déli­rants les uns que les autres, et par­fois déjà ver­rouillés quand ils deviennent publics. Les comi­tés de sélec­tion se consti­tuent dans l’ombre. On en est par­fois réduit à des bruits de cou­loir : on se croi­rait der­rière les ten­tures du palais d’un empire en voie de décom­po­si­tion. On en vient à envier ceux qui ne savent rien, ceux qui savent si bien que rien de nou­veau sous le soleil qu’ils ne s’étonnent plus de rien, ou encore ceux qui ne veulent rien savoir, tant ils sont per­sua­dés que leur excel­lence, leurs mérites innom­brables et la force des ins­ti­tu­tions où le hasard les a pla­cés les sau­ve­ront du naufrage.

Alors quoi ? Alors rien, ou si peu. Une ou deux péti­tions, une dis­cus­sion au hasard d’une ren­contre, un fou rire, une décla­ra­tion com­mune ; lorsqu’on a encore des heures à soi, le sen­ti­ment de tra­vailler comme en sur­sis, dans une sorte de grâce ana­logue à celle des der­niers beaux jours avant l’hiver ; quelques lieux où se dépensent des tré­sors d’intelligence, qui montrent que quelques-uns au moins conti­nuent de faire leur tra­vail tout en s’efforçant d’être vigi­lants, là où ils sont, comme ils le peuvent, selon les fonc­tions qui sont les leurs. Alors aus­si je nous écoute. Ce clas­se­ment, il n’est pas si mau­vais que cela, il dit bien quelque chose de la hié­rar­chie. Mais vous n’allez tout de même pas défendre ces revues, vous ne voyez pas qu’elles ne sont pas aux normes inter­na­tio­nales, c’est tenu par des bandes de bri­gands et de nuls. Pas avant dix jours, là je ne peux pas, je boucle mes cours d’agrég. Il ne faut pas voir le mal par­tout, tu deviens para­no, c’est le Plan qui nous oblige à faire cela. Dans notre dis­ci­pline, j’ai regar­dé, ceux qui ont été rajou­tés sur la liste ne sont pas scan­da­leux, je vous assure ; c’est chez les autres que ça ne va pas. Tu sais, on n’a pas le choix.

Cha­cun connaît les posi­tions que je défends à titre per­son­nel, mais vous com­pren­drez qu’avec les fonc­tions qui sont main­te­nant les miennes. Mais toi, tu n’as pas à t’en faire, avec la répu­ta­tion que tu as, tu devrais finir ton bou­quin. Oui, il faut que je regarde ça, mais j’ai du tra­vail. Le week-end pro­chain, là, il faut que je fasse un rap­port. J’ai un papier à écrire. J’ai des thèses à finir. J’ai des épreuves à relire. On ne peut pas se plaindre : elle en a nom­mé en plus, pas en moins. Oui, bien sûr, ce clas­se­ment est scan­da­leux, mais on ne s’en ser­vi­ra pas, on en fera des petites bou­lettes, c’est comme s’il n’existait pas, pour­quoi vous achar­ner, on ne tire pas sur une ambu­lance. C’est sûr que tout ça c’est pipeau et com­pa­gnie, mais on ne peut pas se per­mettre de ne pas répondre, les autres équipes, elles, elles vont répondre. On fait la demande de finan­ce­ment d’abord, on réflé­chi­ra ensuite, il faut qu’on soit dans les tuyaux. Si ce n’est pas moi qui y vais, d’autres iront, et ce sera pire. Nous on s’en sort, tant pis pour les autres s’ils ne savent pas mon­ter un pro­jet. C’est bien que tu ailles à cette réunion, moi je ne peux pas, si on n’y est pas, le truc va se faire sans nous. Ce n’est pas bien, non non non, pas bien du tout, mais on ne peut pas faire sor­tir cette affaire, ça va nous écla­bous­ser, dans la posi­tion où nous sommes. On en reparle quand je reviens de cette confé­rence. Après le coup qu’il m’a fait, jamais je ne ferai quoique ce soit qui pour­rait avoir pour consé­quence même secon­daire de le tirer du mau­vais pas où il est. Quand j’ai cor­ri­gé mes copies. Tu as envoyé tes rap­ports ? Écoute, je sais bien, mais c’est une affaire com­pli­quée, je ne pense pas qu’on va inter­ve­nir, il y aurait de la casse, et ça retom­be­rait sur Machin, qui est excellent et qui le mérite bien. Non, avec nos effec­tifs qui baissent, on ne peut pas se per­mettre de cra­cher dans la soupe, il faut qu’on anti­cipe la mas­té­ri­sa­tion. Ne t’inquiète pas, j’ai télé­pho­né, la revue va être remon­tée. Ne publie pas ce texte, ça ne sert à rien, tu vas te faire flinguer.

Alors ? Alors. Alors, un ami me l’a dit, d’une phrase un peu plus crue que celles de La Boé­tie, mais tout compte fait mieux adap­tée aux temps qui sont les nôtres et aus­si à ceux qui nous gou­vernent : on est tous tenus par les couilles.

Sophie Roux (Gre­noble II / Ins­ti­tut uni­ver­si­taire de France) Le 06 octobre 2008.

Sophie Roux
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