Enseignement supérieur et recherche : Commentaire sur les articles 80 à 87 des 125 propositions du programme des collectifs unitaires
Ecrit par Igor Babou, 6 Fév 2007, 0 commentaire
Enseignant-chercheur dans une discipline des sciences humaines et sociales, spécialiste des rapports entre sciences et société (c’est ce que dit mon CV…), je me sens concerné par les articles 80 à 87 des 125 propositions du programme des collectifs unitaires. N’ayant pas participé à leur élaboration, j’apporte ici ma modeste contribution à cette réflexion. Je vais me contenter de commenter les articles, afin d’impulser une dynamique de discussion, car il me semble qu’il y a encore fort à faire dans ce domaine. J’espère que certains voudront bien participer également à ce travail de lecture critique et de propositions. Je précise avant tout chose que tout ce que je vais écrire s’appuie sur une connaissance des sciences humaines et sociales, mais concerne moins les sciences de la nature : à mon avis, ces deux domaines sont très différents et on gagnerait à ne pas les traiter entièrement sur le même plan et à tenir compte de leurs spécificités.
Je mettrai en italique gras les citations du texte « Ce que nous voulons », et insérerai mes remarques à leur suite. Je salue et remercie les auteurs de ces propositions, en les priant de bien vouloir prendre les remarques et critiques qui vont suivre pour ce qu’elles sont : une invitation au débat tout à fait conforme avec l’exigence d’analyse critique que toute activité de recherche impose.
« C – ENSEIGNEMENT SUPERIEUR ET RECHERCHE Contre les logiques libérales, un service public développé, démocratisé, unifié. Notre ambition est la démocratisation de l’enseignement supérieur, l’ouverture de la recherche et son indépendance par rapport au marché. »
En ce qui concerne la recherche, l’ambition annoncée ne me semble pas devoir se résumer à affirmer son indépendance par rapport au marché. C’est certes un préalable, mais il y a un autre enjeu, essentiel à poser dès le début, qui est celui de restaurer l’ambition initiale de toute recherche : produire des connaissances originales. Le système actuel, fortement bureaucratisé et hiérarchisé, n’est plus un garant de l’indépendance intellectuelle des chercheurs, pour autant qu’il ait pu l’être un jour, ce dont je doute. Quoi qu’il en soit, ces dernières années, la bureaucratie et les pressions idéologiques ont été telles que l’indépendance de la recherche est menacée, et pas seulement par le marché : elles l’est au sein même des métiers de la recherche, par l’installation de profils exogènes à ses valeurs (postes de communiquants, de gestionnaires, de comptables, etc.) qui ont pris tant de pouvoir que notre métier n’a plus pour seule ambition la production de connaissances. C’est un des effets du libéralisme, mais il faut gagner en précision dans la description de ce qui se passe sur le terrain : le marché n’est plus extérieur aux institutions de recherche, il les colonise de l’intérieur, et cette colonisation n’est pas simplement économique, mais également gestionnaire.
En ce qui concerne l’enseignement supérieur, on ne peut pas fixer aussi rapidement l’enjeu d’une « démocratisation » sans faire de démagogie : l’enseignement supérieur et la recherche relèvent d’un niveau d’exigence tel que la notion de « démocratisation » ne peut pas avoir grand sens. On ne peut pas à la fois vouloir que la recherche soit pointue, originale, intègre et difficile (ce qu’elle est par nature : rompre avec ses propres préjugés, ou pour reprendre les thèmes bachelardiens « faire une rupture épistémologique ») ne sera jamais donné à tout le monde. S’il est nécessaire de donner au plus grand nombre la possibilité d’accéder à l’enseignement supérieur, c’est dans l’amont de la formation que cela peut se faire, mais pas par un postulat de « démocratisation » au sein de l’enseignement supérieur lui-même.
80 Le développement des connaissances et leur diffusion doivent échapper à la concurrence mondialisée pour être mis au service de la collectivité. L’accès et la réussite dans l’enseignement supérieur du plus grand nombre de jeunes en formation initiale et de salariés en formation continue est un objectif central. Nous voulons que tous puissent maîtriser les savoirs qui permettent le développement de l’esprit critique et l’exercice de la citoyenneté.
Je suis d’accord avec les réserves évoquées plus haut « maîtriser les savoirs qui permettent le développement de l’esprit critique et l’exercice de la citoyenneté » est un programme qui concerne plus le lycée et le premier cycle que la recherche à partir, mettons, du master 2 ou du doctorat.
80 (2) L’accès aux études supérieures sera gratuit par la suppression des frais d’inscription et sans aucune sélection, jusqu’au master compris. L’objectif à court terme est d’accueillir trois millions d’étudiants et d’assurer leur réussite.
Cet objectif, énoncé comme tel, est très problématique : on ne peut pas dire qu’il n’y aurait plus de sélection jusqu’au master, c’est une énormité à corriger d’urgence, sous peine de perdre toute crédibilité. L’enseignement supérieur n’existe pas sans un processus de sélection : sélectionner les bons étudiants, et ne pas permettre de franchir les étapes à ceux dont on constate qu’ils n’ont pas le niveau est une nécessité. Je ne sais pas ce qu’avaient en tête les rédacteurs de ce paragraphe, mais je ne vois aucune raison de remettre en cause l’exigence de sélection, à moins que par sélection on entende « sélection sociale » ou « sélection économique » : il faudrait préciser ce paragraphe, car sinon, ça frise le contre-sens. Enfin, il est également problématique de fixer des objectifs quantitatifs, comme si l’enseignement supérieur relevait d’une simple routine gestionnaire. On a vu le désastre du dogme selon lequel « 80% d’une classe d’âge doit accéder au bac » : veut-on vraiment indexer le niveau d’exigence sur un chiffre arbitraire ? Si tel est le cas, l’enseignement supérieur deviendrait une simple formalité et perdrait à la fois son niveau d’exigence et son attrait. Enfin, si la gratuité est instaurée, il faudra bien la financer d’une manière ou d’une autre : augmentation des impôts ? Taxes professionnelles ? Il faudrait préciser ces détails.
80 (3) Les étudiants bénéficieront de l’allocation d’autonomie allouée à tous les jeunes en formation ou en insertion et d’un statut social garantissant de nouveaux droits : santé, logement, transports, culture. Ainsi l’accès à la sécurité sociale sera gratuit. Et un plan de rénovation et de construction de cités universitaires sera immédiatement défini de façon à ce que tous les étudiants puissent disposer d’un logement décent.
C’est en effet nécessaire. Rien à redire.
80 (4) Au delà de la scolarité obligatoire, fixée à 18 ans, chaque citoyen aura droit à un complément de formation dans l’enseignement supérieur et au financement correspondant.
OK, sauf que je ne suis pas sûr de la nécessité de rendre obligatoire la scolarité jusqu’à 18 ans.
81 Le dispositif LMD fera l’objet d’un bilan, sous le contrôle des personnels et des étudiants. Une nouvelle organisation des formations sera mise en œuvre après débat avec l’ensemble de la communauté universitaire qui se substituera aux dispositions actuelles qui seront abrogées. Il s’agit de garantir les contenus des formations supérieures, les modalités d’accès et de poursuite d’études, d’assurer la validation des formations et qualifications par des diplômes nationaux (voire européens) pleinement reconnus. Seules les universités publiques seront financées et habilitées à délivrer des diplômes.
Ca va faire du monde à mettre au chômage, ça… Il y a en effet un grand nombre de formations diplômantes privées. Que vont devenir les personnels enseignants de ces formations ? Seront-ils remis dans le circuit public ?
81 (2) Les stages seront réglementés de façon contraignante et feront l’objet d’un réel suivi pédagogique en lien avec la formation. Ils doivent être rémunérés au salaire minimum sans se substituer à des emplois. Ils ne doivent pas excéder un tiers de l’année scolaire.
Il faudrait traiter ça au cas par cas : certains stages ont peut être des raisons pédagogiques pour durer plus de 3 mois ? Il ne faudrait peut-être pas sous-entendre que tous les stages ne feraient pas l’objet d’un réel suivi : c’est bien souvent le cas. Un examen collectif de la situation serait nécessaire avant d’avancer ce type d’argument un peu « massue ».
82 Les universités seront financées par l’Etat pour l’ensemble de leurs besoins. A l’opposé des politiques de mises en concurrence et de pôles d’excellence, l’offre de formation et les activités de recherche seront confortées et développées pour l’ensemble des disciplines et sur l’ensemble du territoire.
Il est en effet temps de rompre avec le dogme de la mise en concurrence généralisée. Mais il convient de tenir compte d’un fait désagréable : cette concurrence est acceptée et même amplifiée par un grand nombre d’enseignants-chercheurs, dont certains trouvent là des moyens de créer des potentats locaux ou de booster leur carrière. A mon avis, on ne peut pas découpler cette question de la concurrence du statut des enseignants chercheurs et de problématiques plus socio-culturelles (au sens où une profession comme la notre s’inscrit dans des cultures, des valeurs, des habitudes, et pas seulement dans des régulations et des lois) : la compétition est ainsi, depuis longtemps, au fondement des rapports sociaux au sein de la recherche. Ce point nécessiterait des discussions collectives poussées, et un développement plus important.
82 (2) Pour lutter contre l’échec en cours de formation, des dispositions pédagogiques nouvelles seront engagées, notamment la priorité aux TD en petits groupes, aux TP, aux travaux personnels encadrés.
Rien à dire tant qu’on ne remet pas en cause l’intérêt, important à mes yeux, du cours magistral. Il y a beaucoup de caricatures du cours magistral qui circulent, et qui ne tiennent aucun compte de ce qui s’y réalise : une pensée en train de se développer, devant des étudiants, ce n’est pas quelque chose de nuisible, bien au contraire. C’est même souvent par le cours magistral qu’on peut intéresser des étudiants et donner un sens global à un enseignement. Il ne faudrait pas qu’à force de prôner les petits groupes et l’autonomie des étudiants, on perde de vue que tout ce que le système a produit comme pensée autonome, on le doit au cours magistral. Rappelez vous les cours de Barthes, Foucault, Eco, etc., au Collège de France : c’était pas du TD ni des TPE. C’était des pensées en actes, de l’élaboration conceptuelle en temps réel, et ça a certainement contribué à générer des passions. On est là au coeur de la différence entre sciences humaines et sociales et sciences de la nature : sur cet aspect, je crois que les deux types d’enseignements ne sont pas comparables. Si les sciences de la nature peuvent (à la rigueur) se passer du cours magistral, je crois que ce serait une erreur que de minorer son importance et sa nécessité pour les sciences humaines et sociales.
82 (3) Pour rapprocher l’ensemble des voies de formation post bac, un processus de convergence et d’intégration dans un grand service public sera engagé. En particulier, pour éliminer la concurrence entre grandes écoles et universités, un processus d’intégration des GE aux universités sera engagé en commençant par l’intégration des CPGE aux cursus universitaires.
Il faudrait compléter ça par une réforme (urgente) du statut juridique des grandes écoles : ces dernières sont en effet en dehors de tout fonctionnement démocratique, puisque leur directeur est nommé alors qu’un président d’université est élu par ses pairs. Ceci dit, l’intérêt des grandes écoles comme les ENS, au début de leur fondation au XIXème siècle, c’était de permettre l’ascension sociale des classes populaires en ouvrant des bourses aux plus doués. Ce que l’on gagnerait en modifiant ce statut (on n’aurait plus qu’un seul système, égalitaire), on le perdrait donc du point de vue de la méritocratie. Je n’ai pas d’avis tranché à ce sujet, si ce n’est celui qui consiste à dire que le déficit de démocratie interne et spécifique aux grandes écoles pose des problèmes quotidiens à l’ensemble de leurs salariés (du professeur des universités aux personnels techniques), et que s’il y a une priorité, c’est bien celle de supprimer le statut de directeur nommé et de le remplacer par celui de président élu.
82 (4) Pour que l’université soit démocratique, de nouvelles modalités de fonctionnement seront débattues dans la communauté universitaire et donneront lieu à une nouvelle loi d’orientation.
Il faudrait préciser s’il s’agit, comme je le crois, de démocratie interne (donner plus de pouvoir aux enseignants-chercheurs, restaurer des espaces de débat, assurer une réelle co-gestion et non le simulacre des actuelles CTP juste bonnes à entériner les décisions des tutelles, etc.), ou du mot « démocratisation » utilisé au sens d’augmentation des étudiants ayant accès à l’université.
83 Un plan pluriannuel de création d’emplois sera décidé à la hauteur de 5 000 enseignants chercheurs, 1 000 chercheurs et 3 000 personnels IATOS par an. Les heures complémentaires seront massivement transformées en postes. Pour résorber complètement la précarité, les personnels travaillant dans les universités et les organismes publics de recherche seront intégrés dans la Fonction publique d’état. La simplification des carrières des personnels de la recherche et de l’enseignement supérieure sera engagée, avec le souci d’améliorer les carrières.
Je ne crois pas que 5000 enseignants-chercheurs suffiront à assurer les objectifs qui ont été fixés plus haut : si on souhaite, en sciences de la nature en particulier, que l’ensemble des étudiants de chaque cycle puissent travailler en TP et TD sous la forme de petits groupes, alors il faut prendre la mesure de ce que cela représente : sans doute dix ou vingt fois plus de personnel à recruter…
83 (2) Afin de renforcer les liens entre formation et recherche dans l’ensemble des cursus, de développer l’encadrement pédagogique des étudiants, l’ensemble des tâches assumées par les personnels de l’enseignement supérieur sera pris en compte dans la définition de leur service. Le service des enseignants chercheurs sera ramené à 150 heures. Le travail par équipe sera favorisé et l’interdisciplinarité encouragée.
150 heures + travail en TD et petits groupes, là ce n’est plus vingt fois plus d’embauche qu’il faudra, mais trente… Tout cela serait à chiffrer avec précision. Pour le reste, c’est un peu « tarte à la crème » tout de même : encourager l’interdisciplinarité, c’est ce qui se dit depuis plus de 30 ans… Quant au travail d’équipe, c’est mal connaître l’université que de croire qu’on y échapperait. Je crois que ce point devrait disparaître, car on ne voit pas bien sur quelles observations il s’appuie. Ou alors, c’est un problème de rédaction.
83 (3) Le budget de fonctionnement par étudiant sera doublé sur une législature pour passer de 6 000 euros/an au standard international de 12 000 euros/an. Il s’agit de permettre aux universités et aux grands organismes de recherche publique d’assurer pleinement leurs missions de formation, de recherche, de rayonnement international. Des moyens conséquents doivent être alloués aux bibliothèques, accès Internet, encadrement des TP, organisations des stages, initiation à la recherche, etc.
OK
84 L’effort public en matière de recherche sera doublé. La part totale recherche et développement portée à 3 % du PIB. La politique scientifique visera la satisfaction des besoins culturels, économiques et sociaux. Elaborée et votée par le Parlement, elle s’appuiera notamment sur les avis d’un Comité National de la Recherche Scientifique représentatif, à majorité élue [élargi à l’ensemble des chercheurs du secteur industriel et des grands organismes, et sur les avis du tiers secteur].. Un grand plan de rénovation, de construction et d’équipement des centres de recherche et de l’université sera mis en oeuvre. Les moyens de la recherche fondamentale assurant le développement d’un front continu des connaissances seront garantis.
La dernière phrase est très vague et l’ensemble de cet article mélange un peu trop les aspects économiques et des aspects philosophiques (la satisfaction des besoins culturels, économiques et sociaux) que des mesures budgétaires ne permettront pas de traiter : on a affaire là à des questions portant sur les relations entre science et société extrêmement complexes, qu’on ne peut pas résumer en une seule ligne, et encore moins résoudre simplement par des choix budgétaires.
84 (2) La loi de programmation de la recherche votée en mars dernier sera abrogée et une nouvelle loi mise en chantier à partir des conclusions des Etats Généraux de la recherche tenus à Grenoble en novembre 2004.
Certes, mais il serait essentiel de réaliser les conditions d’un véritable débat de fond avant. Il faut bien avoir en tête que les sciences humaines et sociales ont été très largement évacuées (ou du moins minorées) de ces débats. Le mouvement « sauver la recherche » a soulevé certains problèmes, mais il reposait cependant sur des présupposés qui ne peuvent être consensuels à moins d’abandonner toute exigence démocratique et intellectuelle. Je préfère ne pas trop m’appesantir sur ce sujet délicat, et me contenter de réclamer de véritables Etats Généraux de la recherche, un peu du type de ceux des années 81 : plus de temps de réflexion, plus de débat, moins de pré-catégorisation des problématiques, plus d’ouverture à l’ensemble des personnels et des établissements et surtout plus d’ouverture aux disciplines des sciences humaines et sociales, sans hiérarchie ni préjugés. Autrement dit : les Etats Généraux de la recherche tenus à Grenoble en novembre 2004 ne constituent pas la meilleure base pour une discussion sérieuse, même si on peut bien entendu en tenir compte.
84 (3) Un programme de développement de l’emploi public dans la recherche sera élaboré ainsi qu’un statut du chercheur pour en finir avec la précarité. Tous les doctorants pourront disposer d’un statut de chercheur en formation. De plus, un pré-recrutement d’enseignants-chercheurs sera mis en place pour accueillir des doctorants avec un statut de fonctionnaire stagiaire. L’emploi de docteurs dans l’industrie sera encouragé. Le doctorat ouvrira droit aux concours de la Fonction publique
Autant il est légitime et urgent de lutter contre la précarité des étudiants, autant je suis sidéré par l’étrangeté de ce que je lis ici :
« Tous les doctorants pourront disposer d’un statut de chercheur en formation. » : c’est déjà le cas ! « doctorant » est synonyme de « chercheur en formation ». Tout cela est acquis depuis extrêmement longtemps. Il doit y avoir eu un problème de rédaction.
« un pré-recrutement d’enseignants-chercheurs sera mis en place pour accueillir des doctorants avec un statut de fonctionnaire stagiaire » : c’est une très mauvaise idée, ou alors c’est une idée qui est extrêmement mal argumentée et présentée. Assurer d’avance aux doctorants un statut de fonctionnaire n’a aucun sens et relève de la pure démagogie. En effet, à moins de revenir sur un ensemble des procédures de validation qui ont montré leur utilité, un doctorat n’est pas suffisant pour devenir fonctionnaire : ainsi, avant d’être nommé maître de conférences, un docteur doit être « qualifié » (une commission d’experts examine sa thèse et vérifie ses publications : une thèse n’en vaut pas une autre, il y en a des bonnes et des mauvaises, comme partout il y a des gens sérieux et des fumistes, bref, heureusement qu’on ne qualifiera jamais le docteur en sociologie qu’est Élisabeth Tessier, car sinon il faudrait lui créer une chaire en « astrologie, tarots et divination » !). Ensuite, une fois qualifié dans une section du CNU pour 4 ans, le docteur doit encore passer un concours national avant d’être nommé : il passe un oral devant des commissions de spécialistes (en partie élues, en partie nommées) qui décident de son sort. Toutes ces étapes sont, en principe, des garanties pour des recrutements de qualité : les éliminer au profit d’une simple formalité est très dangereux.
« Le doctorat ouvrira droit aux concours de la Fonction publique » : là encore, je ne comprends pas dans la mesure où le doctorat est un diplôme très spécifique qui n’a rien à voir avec par exemple, le CAPES ou l’Agrégation. Il ne faut pas tout mélanger ni rendre tout équivalent : un docteur est, en principe, quelqu’un formé de manière très pointue. C’est le seul spécialiste d’un domaine de recherche qu’il crée. Les diplômes comme le CAPES ou l’Agrégation, sont plus généralistes et orientés vers l’enseignement dans une discipline. Un bon docteur ne sera pas forcément un bon enseignant du secondaire, et je vois mal pourquoi on dirait que le doctorat ouvrirait naturellement aux concours de la fonction publique. Si tel était le cas, cela signifierait qu’il n’est pas nécessaire de passer par une IUFM ou par une ENS pour se former à l’enseignement : est-ce cela qui est visé ?
85 L’Agence Nationale de la Recherche, pivot du récent dispositif de pilotage de la recherche et de mise en concurrence des personnels, sera dissoute et les fonds dévolus à cette agence reviendront aux grands organismes de recherche (CNRS, INSERM, etc.) et aux universités. Les laboratoires et les équipes de recherche seront assurés de disposer des crédits nécessaires à leur fonctionnement et au développement des activités de recherche. Ces crédits seront répartis par les organismes et les universités. Le financement récurrent des laboratoires ne saurait être inférieur à 70 % des besoins. Un organisme national, à structure démocratique, pourra financer de nouveaux projets émanant des laboratoires et axes thématiques de recherche. En lieu et place de l’Agence d’Evaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur dont tous les membres sont nommés par le gouvernement, les structures d’évaluation des formations, des laboratoires et des personnels seront majoritairement composées de membres élus par les personnels.
OK
85 (2) Afin de renforcer les liens entre science et société, il sera mis en place des financements pour des thématiques de recherche émanant du tiers-secteur (notamment les associations). Ceci permettra aussi de contrebalancer l’influence du privé dans la recherche sur des thématiques importantes (conséquences OGM, nucléaire, etc.). [La diffusion des connaissances sera privilégiée par rapport à la prise de brevets ou bien Un effort sera fait sur la diffusion des connaissances] .
Bonne idée. Attention toutefois : la question des rapports entre science et société est elle-même un thème de recherche. Se contenter de « privilégier la diffusion des connaissances sur la prise de brevets » est louable, mais ne réglera pas tout. Renforcer les liens entre science et société relève d’un débat complexe, très dépendant de positions idéologiques et épistémologiques : ce qui serait bien (plaidoyer pro domo, puisque c’est mon thème de recherche…), ce serait d’aider le secteur des recherches portant sur les relations entre sciences et société à se structurer et à se développer : en France, nous sommes vraiment peu soutenus, ou alors les soutiens sont ambigus. L’absence de légitimité académique de ce qu’on appelle le champ « STS » (sciences, technologie et société) pose de réels problèmes aux chercheurs qui s’engagent sur cette voie. Il y a eu une relative institutionnalisation des recherches STS dans le monde anglo-saxon (avec des formations doctorales ou de second cycle), ce qui est encore trop rare en France, et surtout peu soutenu par les tutelles. Il faudrait également soutenir la dimension critique de ces domaines de recherche, qui ont du mal à subsister face aux tentatives d’instrumentalisation dont ils sont l’objet. Là encore, ce n’est pas simplement avec des crédits qu’on réglera cette question, qui est avant tout épistémologique, sociale, et culturelle. D’où l’enjeu de privilégier la recherche sur la « diffusion ».
86 Le rôle essentiel des organismes publics de recherche, notamment du CNRS sera affirmé. Une réforme des institutions de recherche sera engagée pour permettre leur indépendance face aux intérêts privés et favoriser l’intervention des travailleurs scientifiques et des citoyens. Un grand établissement public de recherche technologique et industrielle sera créé pour toutes les questions liées à la valorisation et au transfert de technologie. Les rapports entre recherche fondamentale et application seront favorisés sur une base mutuellement avantageuse, sans subordination d’aucune partie à l’autre.
On aimerait aussi voir affirmé un soutien à la recherche dans les universités : le CNRS est certes un partenaire essentiel, mais il ne faut pas pour autant négliger ce qui se fait à l’université, qui est souvent de grande qualité surtout quand on connaît les contraintes. Je trouve ensuite que l’on ne peut pas se contenter de prôner la création d’institutions de régulation ou d’organisation (comme dans le cas de ce « grand établissement public de recherche technologique et industrielle » : il faut avant tout se poser des questions sur les objectifs de la connaissance et des technologies produites, et élaborer en commun les valeurs sur les bases desquelles la recherche pourrait s’organiser. Car sinon, on n’évitera pas le piège de la bureaucratie et de l’instrumentalisation. Une politique de recherche qui se contenterait de mesures pragmatiques, sans offrir de visée utopique à long terme ni un cadre à la fois généreux et intellectuellement ambitieux n’aboutirait à rien de bien nouveau.
87 Les activités de recherche seront placées hors du champ des négociations de l’OMC et les coopérations internationales dégagées de la tutelle de la banque mondiale. Le comité d’éthique sera transformé pour traiter démocratiquement de tous les problèmes que pose à notre société le développement des sciences et des techniques (nucléaire, OGM, etc.). Les développements des formations supérieures et de la recherche publique encourageront les coopérations entre équipes européennes, entre l’Europe et les autres parties du monde, avec une forte composante d’aide au développement des pays du Sud.
Très bien : il faut sortir de l’obsession actuelle pour les pays industrialisés et soutenir bien plus les collaborations, à tous les niveaux, avec les pays « en voie de développement » (qui ne sont pas tous au Sud…). Mais il faut là encore se poser la question du sens d’une telle coopération : rompre avec l’OMC, c’est bien, mais ça ne constitue pas un programme, ni une utopie : c’est simplement une nécessité technique. Il reste à se demander comment on peut, au « Nord », prôner la décroissance, tout en favorisant le développement au « Sud ».
En guise de conclusion, j’ai envie de dire que les enjeux de la recherche mériteraient un texte cadre plus programmatique qui servirait d’amont théorique et éthique aux propositions du programme. Que l’on soit d’accord ou non avec l’ensemble de ces mesures, il reste que leur lecture procure l’impression d’un manque de plan d’ensemble, comme si les auteurs s’étaient contentés d’une addition, parfois confuse et contradictoire, de mesures isolées. Il faudrait à la fois renforcer et concilier deux pôles opposés : la précision dans la définition des mesures et des cadrages généraux et programmatiques appuyés sur l’explicitation de valeurs. J’espère que mes remarques permettront d’avancer dans ce sens.
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