Université : sur le rôle des intérêts privés dans la réforme
Ecrit par Igor Babou, 3 Fév 2009, 2 commentaires
Sur le site Indépendance des chercheurs, on lit :
Sans doute, il serait utile d’ajouter à ce débat une réflexion sur le rôle des intérêts privés dans la définition de politiques que l’on cherche à justifier par un « intérêt général » supposé. Voir nos articles du 28 novembre et du 29 novembre.
Par exemple, les intérêts d’un grand groupe privé comme le groupe Bolloré dans le domaine de la recherche sont connus de longue date. Un article publié par Les Echos le 27 novembre 2006, intitulé « Bolloré met ses batteries en voiture » faisait déjà apparaître que les « recherches depuis 1992 » de ce groupe industriel « se sont appuyé[e]s sur les travaux menés par le CEA, EDF et différents laboratoires du CNRS ».
Les rapports entre le groupe Bolloré et le secteur public vont donc beaucoup plus loin que ce qui avait été dévoilé à l’occasion des vacances de Nicolas Sarkozy à Malte. Raison de plus pour éviter, au niveau gouvernemental et ailleurs, toute apparence de risque de confusion d’intérêts.
D’après Wikipédia, Valérie Pécresse est fille du président de Bolloré Télécom et mariée au directeur général délégue d’Imerys. Il s’agit de deux multinationales avec des intérêts directs dans la recherche et la technologie de pointe. Valérie Pécresse a été nommée à un ministère stratégique le 18 mai 2007. Dans les jours précédents, le voyage à Malte de Nicolas Sarkozy, aux frais de Vicent Bolloré avec notamment un jet de son groupe, avait déclenché une sérieuse polémique. Quelques mois plus tard, la même polémique rebondissait avec le voyage de Nicolas Sarkozy et Carla Bruni en Egypte. » Précisément, les multinationales seront les grandes bénéficiaires de l’actuel processus de démolition de la recherche publique et des universités.
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L’article vise juste, le cible de l’université s’explique par le fait qu’elle est une citadelle très exposée, Derrida l’avait dit naguère, et Kant avant lui. Nous assistons, en France, à une attaque des loups financiers dont la victime est l’université en tant que concentration publique de biens très convoités par ces mêmes intérêts privés. Il n’était qu’une question de temps.
Il est actuellement irresponsable, une faute professionelle eu égard la vocation du professeur, de sous-estimer la gravité du danger qui menace le monde intellectuel, et donc le monde tout court, en France, actuellement.
Que soit frappé d’amnésie perpétuelle celui, parmi nous, qui ne le saisirait pas, si nous perdons la bataille dans laquelle nous sommes engagés.
Le risque n’est pas moindre que celui d’une disparition de notre modèle de société démocratique issue des Lumières et du dix-huitième siècle.
Sont requises aujourd’hui, dans ce rendez-vous avec le legs de notre histoire proprement républicaine, la résistance la plus irrédentiste, la désobéissance civile la plus digne des années 1950 et 1960, et une intelligence la plus active et affirmative, toutes synonymes de ce dont le mot et la chose “Université,” sont le lieu, depuis plus de deux siècles. La sauvegarde d’un lieu public comme bien inappropriable par les intérêts privés et par l’avidité des concentrations de capitaux en pleine déconfiture sauvage suite à leur épuisement des ressources de nos sociétés, de leurs individus, et de cette terre qui n’est pas la propriété des êtres humains, cette sauvegarde devient notre seule tâche prévalant sur toutes les autres sauf celles relevant de la protection de nos malades, de nos mineurs, et de nos démunis. Toute considération concernant le “business as usual” dans nos universités doit passer à l’arrière-plan.
L’historien des sciences Dominique Pestre décrit assez finement l’histoire de ce “changement de régime” de savoir, en s’appuyant en particulier sur l’exemple des brevets. Mais là, avec Pecresse et la réforme, on a encore franchi un pas dans la direction de la privatisation des savoirs (au sens de leur asujettissement à la sphère privée, mais également au sens de la privation de débat). L’enjeu est en effet celui de toute notre conception de la démocratie, et pas seulement celui de l’université, qui n’est — si j’ose dire — qu’un symptôme d’une attaque bien plus générale de l’idée même de bien public et d’intérêt général.