Dossier rétrospectif La Nuit des meutes : “Habiter le même monde : un exercice”
Ecrit par bituur esztreym, 14 Fév 2007, 0 commentaire
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Je me suis retrouvé embringué dans la Nuit des meutes en vertu du “Pacte de collaboration militaro-artistique” ((voir http://oia.vnatrc.net/ ; sites respectifs : http://vnatrc.net/ http://drone-zone.org/)) conclu fin 2002 entre v.n.a.t.r.c.? & la Drönésie Orientale. Tous les échanges entre nous, les actions menées ou fêtes vécues depuis lors portent pour moi cette marque d’une entente de fond. La Nuit des meutes retentit encore comme une réjouissante, stimulante convergence ; i&i bituur esztreym, finno-magyar filolog & expert en propagande perplexe de v.n.a.t.r.c.? & de dogmazic.net (aka musique-libre.org), m’y suis dédié le temps qu’il a fallu comme à un des exercices naturels constitutifs d’une présence au monde.
Je me suis souvent représenté comme “en marge”, “promeneur” de ce monde & de cette société. Aussi loin que je me rappelle, un sentiment d’étrangeté m’a toujours habité, d’où un écart et un peu d’appétence à “faire partie” ; une volonté aussi, longue à se formuler & dessiner, d’agir & parler. Toutes les entreprises que j’ai pu tenter visaient, je crois, à rendre habitable ce monde, y pouvoir habiter moi-même, & la communauté humaine inséparablement. L’aphorisme des pères du désert de Scété : “si tu vois quelqu’un monter au ciel tout seul, fais-le descendre !” s’applique au monde, à la communauté présente. Reste à trouver comment.
“Il y a, pour l’homme, son commencement et sa fin, la terre natale et funèbre, et les autres humains, tous les autres. Une société n’est pas un amas de groupes, ni un torrent d’affinités, mais le théâtre où se joue, tragique et comique, la raison de vivre” ((Pierre Legendre, La fabrique de l’homme occidental, Mille et une Nuits, 1996)). L’initiative de la Nuit des Meutes m’a d’emblée convaincu d’une pertinence que le nom seul résume dans sa polysémie : meutes, précisément comme contradiction portée à la massification grégaire & à la particularisation forcenée ; émeutes comme insurrection festive & consciente des enjeux proprement politiques d’organisation, de liberté & de loi ; nuit comme pénombre ou ténèbres, & vigile du temps à venir, temps de concentration, préparation & constance.
La Nuit des meutes a placé la loi au premier plan : cela peut sembler paradoxal et pas très sexy pour une initiative qui put, quand on connaît le contexte régnant de communication lénifiante & raccourcis abêtissants, être perçue comme une manif de jeunes excités, de fêtards, amateurs de sons perturbants & de produits illicites.
La contradiction était portée justement là : agir comme êtres humains, citoyens, collectifs, communautés, en se saisissant de plein droit & résolument des dispositions de l’article 23–1 de la loi d’orientation et de programmation relative à la sécurité (LOPS) n° 95–73 du 21 janvier 1995 (& son décret d’application n° 2002–887 du 3 mai 2002), lequel, fixant un cadre pour les “rave parties” soumet à déclaration toute manifestation de plus de 250 personnes, organisateurs compris.
Eh bien, au lieu de se soumettre, contents & consommant, aux appels & oukases d’en haut & s’agglutiner en autant de “tekni-veaux” dans autant de “sarko-vals”, organiser soi-même des fêtes où se réunir en toute liberté, respect & imagination. Politiquement, cela veut dire, au lieu d’accepter une sorte de contrat entre un ministre médiatique agissant en son nom & des “amas de groupes” trop contents d’être “reconnus” & qu’on leur permette d’être “libres”, préférer le cadre anonyme, public, de la loi, où chacun est respecté : “Le contrat peut se privatiser, la loi définit un espace public de l’intérêt commun, que fondent des principes” ((Bernard Stiegler, in Pourquoi le droit ?, in Colloque Unesco Droits d’auteur & droits voisins, BNF, 28–29 nov. 2003)).
La domination de l’information & de la culture par des industries change fondamentalement les rapports sociaux. La cybernétique prend peu à peu le contrôle. On craint peu encore la puissance de dévastation de l’intime & du collectif par la marchandisation de tout. La Nuit des meutes visait, par les méthodes employées, les modes de relation & de rencontre proposés, à renverser la domination : rien de moins, mais par des biais subtils. Soulignons le climat amical & inventif dans lequel l’opération a été montée, menée, poursuivie sur d’autres lancées. Je vois là une quasi exemplarité, une manifestation réfléchie. Un exercice de liberté.
Ce fut, au quotidien, sur le site nuitdesmeutes.ouvaton.org, attention portée aux convictions, plus affirmées chez les participants les plus actifs, aux interrogations des plus ignorants ou moins informés, notamment sur la dimension légale, politique, engagée, de la Nuit des meutes. J’apprécie la disponibilité éprouvée alors, l’éveil provoqué à de multiples reprises. Les récits sur le forum du site des différentes Nuits organisées sur tout le territoire en ont montré, je crois, le bénéfice concret : telle manifestation sur une place publique, telle discussion courtoise avec les forces de l’ordre au coin d’une forêt, telle découverte des tenants & aboutissants sociaux & politiques, au delà du son (& il n’y eut pas que de la grosse tek), sont autant de signes.
Toute occasion d’approprier sa pensée & son action, de résurrection du désir & de la parole, est une fête. La cité, la polis, est irréductiblement & d’abord fondée sur cela. Il manque, sinon, une qualité essentielle. Toute proposition ne respectant pas ce donné-là se trouve, pour moi, récusée par le fait même ; qu’on ne s’étonne pas de voir la suspicion & le dépit croître, après. Les questions qui se posent aujourd’hui ne sont pas nouvelles, en fait, la technologie a commencé avec le premier silex, avec le premier mot. Nous sommes confrontés aux mêmes défis, aux mêmes périls. La volonté de puissance & de domination est la même dommageable bêtise, seul change le rayon d’action ; la portée des outils actuels peut être plus grande, il ne dépend toujours que de nous d’en bien user.
La Nuit des meutes s’inscrit à cette aune dans le vaste pullulement d’initiatives qui concourrent à ce qu’on voit progressivement émerger comme une coalition des biens communs : axe des combats actuels qui traverse les oppositions, scléroses, marquant les pensées, les politiques. La rigueur inhumaine du marché globalisé devenu fou, la ruineuse fascination médiatique, télécratique ((cf. Bernard Stiegler, La télécratie contre la démocratie. Lettre ouverte aux représentants politiques, Flammarion, 2006 – cf. aussi http://arsindustrialis.org/)), le cynisme sans vergogne du populisme industriel détruisant les consciences, l’avidité démentielle des profiteurs de la propriété intellectuelle : ces puissants du jour sont très vieux, d’une impardonnable & stupide incapacité de trans-formation. Le coût d’un possible effondrement est à méditer.
{Sub specie aeternitatis}, la partie est gagnée : à son rang, que nous avons assumé, la Nuit des meutes y a son mérite, son bénéfice. “Sûrs et précis et inaudibles ils sèment leurs spectacles et leurs efforts dans l’unité de quelques sentiments. Qui veut les connaître ne doit pas ouvrir un livre, ni fouiller des résidus, il doit seulement éviter de marcher en arrière” ((Javier Urdanibia, Sonnets blancs — Journal, Antoine Soriano éditeur, 1998)).
bituur esztreym
déc. 2004 — fév. 2007