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Ne pas en finir trop vite avec Lagasnerie sur Nuit Debout…


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Comme une incise, sous le fil du papier d’Igor Babou« Nuit Debout : vers une conver­gence des luttes », un débat s’est ouvert et a fait long feu quant à la contri­bu­tion de G. de Lagas­ne­rie (Le Monde 26/04/2016, pages « Idées »). Du coup je suis allé voir ce papier de Lagas­ne­rie, comme y invi­tait Yves Des­champs, le 28 avril.

Ce papier a des défauts « clas­siques », au sens d’empêtré dans des tics aca­dé­miques: Il com­mence par une longue « cap­ta­tio bene­vo­len­tiae » (dis­cours intro­duc­tif expo­sant la situa­tion de l’auteur de manière à lui atti­rer sinon la sym­pa­thie, au moins la bien­veillance, la com­pré­hen­sion du lec­teur). Lagas­ne­rie serait dans le para­doxe de “l’intellectuel” : il est soli­daire et sou­haite le suc­cès, mais il a un regard spé­ci­fique et son tra­vail, sa tâche est de « nour­rir la pra­tique » par la « pers­pec­tive critique »…

De sorte que, mal­heu­reu­se­ment, sa « pers­pec­tive cri­tique » s’abîme en un diag­nos­tic et pro­nos­tic… de Nuit Debout, accom­pa­gné d’une prescription :

« Pour que Nuit debout soit le début d’une nou­velle poli­tique, il faut qu’il renoue avec un cer­tain héri­tage du mar­xisme, de la socio­lo­gie cri­tique et de la tra­di­tion liber­taire, qu’il pense les groupes et leurs reven­di­ca­tions à par­tir de caté­go­ries situées et oppo­si­tion­nelles. Sinon, ce moment res­te­ra celui où nous allons prendre conscience de l’inefficacité de la scène poli­tique et des cadres idéo­lo­giques qui se sont impo­sés dans la gauche cri­tique depuis une dizaine d’années. »

C’est dom­mage, car cela rend l’ap­port de conte­nu authen­ti­que­ment cri­tique et situé de Lagas­ne­rie illi­sible et inau­dible… mas­qué par la pos­ture du don­neur de leçon et du pré­di­ca­teur d’un futur déce­vant… Ce qui n’est pas cohé­rent avec le pro­jet de par­ler en intel­lec­tuel enga­gé res­pec­tueux des acteurs dont il par­tage la dyna­mique, la volon­té d’agir et de comprendre.

Ce conte­nu per­ti­nent me semble rési­der prin­ci­pa­le­ment dans sa cri­tique de la caté­go­rie fan­tas­ma­tique de « peuple » et des caté­go­ries liées dans l’espace dis­cur­sif de la poli­tique contemporaine :

« Mais l’enjeu le plus impor­tant concerne le sta­tut des caté­go­ries fan­tas­ma­tiques de peuple, de com­mu­nau­té, de citoyen qui fondent le mou­ve­ment. Ces concepts sont des fic­tions. Le peuple, la sou­ve­rai­ne­té popu­laire, la volon­té géné­rale, la socié­té, le com­mun… ça n’existe pas. Et l’idée selon laquelle il pour­rait exis­ter des moments où tout le peuple serait ras­sem­blé sur une place n’a aucun sens. Cela ne s’est jamais pro­duit. Ni pen­dant les « prin­temps arabes » ni pen­dant la Révo­lu­tion fran­çaise. Et cela ne se pro­dui­ra jamais. Un mou­ve­ment est tou­jours oppo­si­tion­nel  : il oppose des classes d’individus à d’autres. »

Il montre de manière inté­res­sante que le pas­sage à l’abstraction, ou l’allégorie du « peuple » pro­duit un dépla­ce­ment « démo­ti­vant » (fai­sant perdre les motifs, par­tant le mou­ve­ment) du poli­tique : par­ler de « peuple » au lieu de

« les ouvriers, les chô­meurs, les pay­sans, les pré­caires, les Noirs, les musul­mans, les juifs, les gays et les­biennes, les sans-papiers, etc. »

c’est : perdre la reven­di­ca­tion, l’urgence, le conte­nu de la lutte … pour se noyer dans « le débat »… Alors qu’il ne peut y avoir de consen­sus… Que nous sommes dans une lutte entre le capi­ta­lisme et ceux qui veulent un autre monde, et que cela ne se fera pas seule­ment avec des mots, des échanges d’idées …

Car ce qui sépare du pou­voir ceux qui le remettent en cause n’est pas une ques­tion de mots, d’opinions, de convic­tions… mais les posi­tions res­pec­tives dans la réa­li­té des béné­fi­ciaires et agents de l’exploitation, la répres­sion, la domi­na­tion et des … exploi­tés, répri­més et dominés.

C’est une deuxième fai­blesse de Lagas­ne­rie que de pré­sen­ter cette réflexion cri­tique comme … une cri­tique à « Nuit Debout »… Qui devient dès lors elle-même, dans son dis­cours, une autre de ces allé­go­ries abs­traites que pour­tant Lagas­ne­rie, à juste titre, dit inopérantes…

Aus­si ceux qui connaissent Nuit Debout comme une situa­tion concrète, — et non comme l’abstraction poli­tique construite soit par l’enthousiasme de cer­tains, soit par le mépris et l’hostilité de ceux qui vou­draient l’interdire et la répri­mer au nom de « l’état d’urgence »- ceux donc qui ont de Nuit debout une expé­rience réelle, comme réa­li­té vécue, inter­ac­tive dont ils ont été par­tie pre­nante ont d’entrée de jeu d’innombrables obser­va­tions, argu­ments, exemples qui viennent prou­ver que « Nuit Debout » n’est pas plus le fan­tasme de Lagas­ne­rie (lequel s’imagine qu’elle s’est « construite autour de la rhé­to­rique du peuple et du com­mun » et « a atti­ré à elle ceux qui pensent leurs inté­rêts par­ti­cu­liers comme uni­ver­sels et exclu les domi­nés du mou­ve­ment ») que celui de Mes­sieurs Copé, Fillon ou Sar­ko­zy (qui s’imaginent eux qu’il y a là insé­cu­ri­té, trouble à l’ordre public et ter­reau de ter­ro­risme, et sur­tout … entrave à la pro­duc­ti­vi­té du pays !).

De même que Sar­ko­zy ne par­vient pas à voir le réel autre­ment qu’avec les lunettes de TF1, Minute et Valeurs Actuelles, Lagas­ne­rie prend un ras­sem­ble­ment public réel d’utopistes au tra­vail sur la place publique pour l’émergence de quelques décen­nies de rhé­to­rique phi­lo­so­phique… La petite pha­lange de phi­lo­sophes et socio­logues dont il fait par­tie, avec Eri­bon et Eddy Louis notam­ment, nous a pour­tant appris dans d’autres écrits à ne pas confondre le réel et le construit, le dit et le fait, le dis­cours théo­rique et la théo­rie cri­tique située…

Donc Joelle le Marec, par exemple, nous apporte de nom­breux exemples de la créa­ti­vi­té pra­tique et du carac­tère opé­rant de débats où les domi­nés ne sont pas absents, ni silen­cieux, ni sans reven­di­ca­tions … Même s’ils ne sont pas enrô­lés dans la liste pré­éta­blie de domi­nés rete­nue par Lagasnerie.

Il me semble donc que s’il faut lais­ser le vent empor­ter, de Lagas­ne­rie, son diag­nos­tic et son pro­nos­tic désen­chan­tés sur Nuit Debout on peut gar­der l’idée que la lutte poli­tique, socio-éco­no­mique et cultu­relle en cours n’est pas une confron­ta­tion d’idées et d’opinions entre citoyens cher­chant à se mettre d’accord sur une socié­té affran­chie des pro­blèmes qu’ils vivent, mais au contraire une lutte, vio­lente, concrète, vitale entre les tenants de la socié­té de domi­na­tion, et les domi­nés qui veulent s’en affranchir.

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3 réponses “Ne pas en finir trop vite avec Lagasnerie sur Nuit Debout…”

  1. Avatar photo 23 juin 2016 à 19 h 12 min

    Mer­ci Oli­vier pour ces réflexions. Je vais juste ten­ter de rebon­dir sur un point pré­cis, celui des caté­go­ries abs­traites, ou des allé­go­ries, que Lagas­ne­rie dénonce tout en en construi­sant une lui-même.

    La construc­tion de caté­go­ries abs­traites, si je me rap­pelle bien mes lec­tures de la théo­rie de l’ac­teur-réseau, consti­tue aus­si un ins­tru­ment, une res­source, pour la construc­tion d’un pro­blème public : il ne se déroule jamais de contro­verse sans qu’une ten­ta­tive de mon­tée en géné­ra­li­té advienne. Car il s’a­git d’en­rô­ler des alliés, dans le cadre d’une confron­ta­tion, et pour ce faire, l’ob­ser­va­tion socio­lo­gique et l’a­na­lyse dis­cur­sive montrent, en géné­ral, que les camps en pré­sence  se dotent de telles res­sources pour l’ac­tion et pour l’argumentation.

    L’u­sage de la caté­go­rie de “peuple”, de même que celle de “l’in­té­rêt géné­ral”, aus­si abs­traites soient-elles, relève sim­ple­ment de cette logique : en 1789, les conven­tion­nels du Tiers État ont ain­si mobi­li­sé une caté­go­rie trans­cen­dante — l’in­té­rêt géné­ral — à des fins d’ar­gu­men­ta­tion. A des fins rhé­to­riques diront cer­tains. De même, la caté­go­rie du “public”, ou celle du “peuple” est appa­rue (cf. Tackett, 1997, “Par la volon­té du peuple”).

    Mais si on mobi­lise un mini­mum de pen­sée prag­ma­tiste (ce que ne fait pas Tackett, au plan théo­rique, mais qu’il montre fina­le­ment très bien au plan empi­rique), on constate que ces abs­trac­tions ne se résument pas à des figures du dis­cours : elles s’in­carnent dans des dis­po­si­tifs. Le “peuple”, nous apprend Tackett, s’il n’exis­tait pas dans la pra­tique pour les Conven­tion­nels du Tiers Etat, au début de leurs débats, s’est mis à exis­ter quand un public réel est venu les sou­te­nir à Ver­sailles. Alors, les Conven­tion­nels ont pui­sé — dit-il — une force et des res­sources dis­cur­sives dans les applau­dis­se­ments et dans les regards des gens venus les sou­te­nir. Le “peuple” n’exis­tait peut-être pas avant, mais il s’est incar­né dans l’inter­ac­tion com­mu­ni­ca­tion­nelle. Et on voit là en quoi les rai­son­ne­ments de type “théo­rie cri­tique à la papa” sont très insuf­fi­sants : s’ils se résument à pen­ser les groupes sociaux en termes de caté­go­ries oppo­si­tion­nelles, ils ne rendent alors pas compte des inter­ac­tions com­mu­ni­ca­tion­nelles (je ne parle pas là des abs­trac­tions haber­mas­siennes, mais des contacts concrets, induits par et dans la pra­tique) ni des dis­po­si­tifs maté­riels de l’in­te­rac­tion, et encore moins de la réflexi­vi­té des acteurs en contact, tout à fait capables de per­ce­voir que leurs construc­tions dis­cur­sives mobi­lisent inten­tion­nel­le­ment des caté­go­ries trans­cen­dantes à des fins d’en­rô­le­ment, tout comme ils sont capables de per­ce­voir — sauf naï­ve­té ou aveu­gle­ment — que ces caté­go­ries ont des effets pra­tiques, tangibles.

    Fina­le­ment, le pro­blème des intel­lec­tuels s’au­to-pro­cla­mant “cri­tiques”, comme Lagas­ne­rie, c’est qu’ils ne voient lit­té­ra­le­ment rien du social à cause de leur posi­tion en sur­plomb. Lagas­ne­rie, qui n’a pas du sou­vent être en contact avec l’u­ni­vers de la contes­ta­tion réelle, voit et dénonce des tigres de papiers là où les acteurs — bons socio­logues fina­le­ment — créent inten­tion­nel­le­ment des res­sources pour leur action tout en sachant per­ti­nem­ment que ces res­sources ne res­te­ront pas abs­traites, mais qu’elles s’in­car­ne­ront prag­ma­ti­que­ment dans l’ac­tion. Ou du moins, qu’elles ont une chance de se mettre à vivre, à s’a­ni­mer, à peser dans les débats. Sans quoi, aucune trans­for­ma­tion des rap­ports de force ne serait envisageable.

    Pen­ser les groupes et les oppo­si­tions ? Certes, mais alors de manière prag­ma­tique. Ce que la pen­sée cri­tique, embour­bée dans ses caté­go­ries rigides issues du mar­xisme, peine à faire. Ce que nous montre Joëlle, ici même, comme tu l’as toi même remar­qué, est alors bien plus riche et bien plus por­teur de trans­for­ma­tion sociale que ce que voit — ou plu­tôt ne voit pas — un intel­lec­tuel cri­tique post-mar­xiste à la Lagasnerie.

    D’où, peut-être, l’en­jeu de ne plus trop perdre de temps avec ces intel­lec­tuels-là, de ne pas leur lais­ser nous fixer nos agen­das intel­lec­tuels, et de faire plus confiance à la créa­ti­vi­té caté­go­rielles des mou­ve­ments sociaux, dont le prag­ma­tisme est, à mon avis, l’une des carac­té­ris­tiques. Qui sait, fina­le­ment, si le “peuple” ne va pas se mettre à exister ?

    • 24 juin 2016 à 17 h 00 min

      En fait, je ne crois pas qu’il faille géné­ra­li­ser la cri­tique de ce papier pré­cis de Lagas­ne­rie à une cri­tique géné­rale de la socio­lo­gie qu’il pra­tique, écrit et publie. Son tra­vail dans “l’é­tat pénal” notam­ment est extrê­me­ment inté­res­sant. Notam­ment parce qu’il nomme les actions de l’é­tat de manière adap­tée à ce que l’é­tat fait, et non à la légi­ti­ma­tion de ses actions.

      Ain­si, pour Lagas­ne­rie, l’é­tat “n’éxé­cute” pas quel­qu’un, il le “tue”. Il y a là une forme de res­pect de la valeur per­for­ma­tive des mots qui est fort inté­res­sante. Son tra­vail sur l’E­tat Pénal est d’autre part nour­ri de plu­sieurs mois d’ob­ser­va­tion in situ des tri­bu­naux … Ain­si il peut concrè­temnt obser­ver et décrire qui fait quoi, à qui, dans quelles cir­cons­tances et pourquoi…

      Cela motive d’au­tant plus à ne pas prendre pour argent comp­tant un papier comme celui sur Nuit Debout… où l’un des biais est l’ab­sence d’ob­ser­va­tion des réa­li­tés commentées…

      • Avatar photo 26 juin 2016 à 11 h 18 min

        Je crois que ce qui explique mon manque d’in­dul­gence à l’é­gard de Lagas­ne­rie, de ses idées et de sa manière de tra­vailler (l’en­semble m’indiffère, je dois bien l’a­vouer), c’est sa manière de prendre posi­tion sur les débats des autres sans jamais débattre lui-même. Il a pos­té sur Média­part, et il s’en est sui­vi un débat très inté­res­sant, auquel il n’a pas par­ti­ci­pé une seule fois. C’é­tait pour­tant sur la place de l’in­tel­lec­tuel cri­tique dans le débat public. En fait, je recon­nais trop la posi­tion en sur­plomb des bien dotés en capi­taux cultu­rels et en légi­ti­mi­té, pour croire une seconde à la por­tée cri­tique de sa pen­sée. C’est, selon moi, l’ar­ché­type des man­da­rins en deve­nir. Il y en a eu tant, de ces intel­lec­tuels adop­tant la phra­séo­lo­gie de la cri­tique pour construire des posi­tions de sur­plomb et pour occu­per des niches éditoriales…

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