Contre la discrimination par le langage, la sociolinguistique.
Ecrit par Olivier Jean-Marie CHANTRAINE, 9 Mar 2016, 5 commentaires
Les éditions Textuel ont publié récemment :
« Discriminations : contre la glottophobie » de Philippe Blanchet.
Ce petit ouvrage est une intervention de sociolinguiste dans l’espace public.
La sociolinguistique n’est pas une discipline très médiatisée, même si certains auteurs, ou certaines auteures, Marina Yaguello par exemple, ont su questionner dans des petits bouquins bien ciblés les paradoxes de la question du genre dans les usages langagiers.
Philippe Blanchet prend pour objet « la glottophobie » . Une X‑phobie de plus ? Posant autant de problèmes de définition que certaines autres ? Je ne crois pas.
Il s’agit de la « discrimination par la langue ».
Blanchet balaie sans difficulté les habituels sophismes qui défendent les « discriminations » par le fait qu’elles seraient « naturelles » et omniprésentes, pour fonder son argumentation sur le nécessaire combat pour affranchir les personnes des « discriminations de race, de couleur, de sexe, de langue, de religion, d’opinion politique ou de toute autre opinion, d’origine nationale ou sociale, de fortune, de naissance ou de toute autre situation » (Pacte international relatif aux droits civils et politiques, ONU, 1966).
On voit aisément que cette liste n’est pas une liste de faits « naturels » dont on chercherait à limiter la nuisance, mais bien une liste de pratiques politiques et sociales illégitimes, ancrées dans des idéologies fausses ou mensongères exploitées à des fins de domination et d’oppression.
Il focalise sur une pratique de discrimination aussi peu « évidente » qu’omniprésente, quotidienne et trop souvent perçue comme normale, ou, on y revient, « naturelle », la discrimination par la langue.
Il montre ainsi qu’un certain modèle linguistique et langagier, le monolinguisme auto légitimé par l’hégémonie sur les pratiques scolaires, administratives, d’embauche, de qualification, d’accès à l’espace public, participe de la gestion sociale des personnes et des populations réussissant le tour de force de transformer des aptitudes potentiellement plus productives et intelligentes, le plurilinguisme, l’aptitude aux « code-switching », la mobilité et la fluidité en handicaps socio culturels.
Il montre très concrètement ce phénomène autour de nombre d’observations cliniques. Par exemple l’observation d’enseignants monolingues qu’un élève plurilingue comprend fort bien, mais qui eux affectent de ne pas le comprendre, au nom de variations phonétiques en réalité sans fonctionnalité de signification, pour lui attribuer à lui un handicap communicationnel, qui est en fait le leur.
Il fait apparaître, suivant ainsi de nombreux linguistes qui ont décrit à d’autres époques et en d’autres lieux ce phénomène qui semble désespérément « sans histoire », le purisme comme une idéologie linguistique, agglomérant de faux savoirs en une doctrine disparate et arbitraire, à l’origine de pratiques d’arbitraire linguistiques et stylistiques d’autant plus efficaces que l’observation rationnelle et objective de la réalité de la langue et des usages langagiers ne fournit aucun indice ou repère pour prévoir ce que peut être « la norme » autoproclamée du monolinguisme minoritaire et dominant.
L’ouvrage donne aussi un aperçu de l’ignorance généralisée par l’institution scolaire et par les politiques éducatives de la réalité linguistique de la France contemporaine.
En effet, de même que dans de nombreux pays, la plupart des locuteurs sont dès le plus jeune âge bilingues ou trilingues ; sans que cette richesse, dont l’origine est dans les histoires personnelles et familiales, les migrations, l’enracinement régional et social, soit jamais reconnue et valorisée. Bien au contraire, elle est utilisée à des fins discriminatoires, notamment depuis que l’effarante théorie des « niveaux » ou « registres » de langue hiérarchise socialement les pratiques linguistiques par situation, habillant la construction de l’ordre social par un souci de « pédagogie » et « d’éducation ». Ainsi la domination sociale est enseignée sous couvert d’une fausse grammaire et d’une lexicologie autoritaire et bornée.
L’ouvrage est souvent très concret, donnant à lire la grande violence de cette autorité linguistique qui a pour elle beaucoup de force, au point qu’on la prend trop souvent pour une évidence, un a priori de la vie quotidienne au point… d’en être inconscient. Ainsi l’une des discriminations les plus répandues est aussi l’une des moins nommées et les moins combattues.
J’espère que l’ouvrage de Philippe Blanchet aura beaucoup de lecteurs, et qu’il aidera beaucoup de citoyens à mieux comprendre et à modifier leur éthique et leur pragmatique de la communication courante, comme aussi de la pédagogie et l’éducation.
Peut-être aussi la grande pertinence de ce point de vue dans le débat public contribuera-t-elle à un intérêt plus large de nos concitoyens pour la sociolinguistique.
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Merci à Igor pour avoir complété ce billet par une iconographie (LA TOUR DE BABEL, de Pieter Brueghel dit “l’Ancien”, 1563) et la première de couverture du livre “Combattre la discrimination”.
Sur La Tour de Babel,il s’agit ici d’une peinture…
Elle évoque, évidemment, le texte de la Genèse. Texte fort énigmatique, où la diversité linguistique est rapportée à une vengeance divine, source de séparation et de dispersion des hommes.
La tour (monolingue ?) en train de s’effondrer et la séparation des hommes… Une mise en scène de la glottophobie, dans un sens légèrement différent du concept travaillé par Blanchet, mais qui a cette particularité de représenter la pluralité des langues comme une “mauvaise chose”…
Un petit sondage auprès d’étudiants de maîtrise, dans un cours “d’analyse du discours”, m’avait montré qu’une majorité d’entre eux croyait que les langues étaient, dans le récit, la cause de l’effondrement de la tour… Et que ces mêmes langues étaient donc irrémédiablement liées à la difficulté de communiquer. La lecture du texte (dans l’édition Meschonnic/Bayard) n’a pas manqué des les étonner… Je n’ai pas terminé l’analyse des écrits que plusieurs d’entre eux m’ont ensuite fournis…
Il n’empêche que cette institution qui s’effondre, laissant les humains à la dispersion et la séparation reste un sujet de méditationet de questionnement. D’angoisse aussi… angoisse qui a peut-être son rôle dans la genèse de la glottophobie…
Même si généralement Blanchet ne souscrit pas à une lecture psychopathologique de ce mot.
Merci Olivier pour cette note de lecture. J’imagine que pour certains lecteurs d’Indiscipline, ce thème peut paraître très pointu, voire ésotérique. Mais pour moi qui vit depuis 4 ans à La réunion, et qui, accessoirement, fait partie d’un laboratoire où la sociolinguistique est très présente et a été fondatrice du labo, la question de la glottophobie (du moins telle que je la comprends en lisant ta note de lecture, et j’espère alors ne pas sur-interpréter ce concept) est quelque chose de très concret. Dans les anciennes colonies française, et en particulier à La Réunion, la langue majoritaire est le créole. Mais la langue officielle est le français. Et entre les deux, il y a des enjeux et des luttes politiques, culturelles et identitaires très complexes, mais aussi assez dures. On peut, ici, parler de glottophobie : le créole déclenche des bouffées de haine de la part de certains “zorey” (les français expatriés, comme moi), mais paradoxalement aussi de la part de certains créoles. L’enjeu n’est pas que linguistique, car derrière le créole et son statut juridique (“patois” à ne pas enseigner ou langue véritable à utiliser dans l’administration et l’enseignement), se structurent depuis les années 60 à 70 des luttes politiques autour des thèmes de l’indépendance ou de l’autonomie de l’île vis à vis de la France. Dans les années 60 à 70, le milieu culturel réunionnais a vécu un fort développement dans le contexte de la proximité des luttes de décolonisation en Afrique de l’Est, et la littérature créole a émergé avec la publication de revues culturelles alternatives (par rapport aux médias mainstream), l’édition de romans, la légitimation progressive du maloya comme musique identitaire, etc. Mais comme la répression politique de la France postcoloniale à l’égard de ces velléités d’émancipation réunionnaises a été très forte et violente (avec un véritable déni de démocratie, bourrage des urnes, agression physique des opposants, etc.), la langue créole est devenu un des marqueurs identitaires et politiques de ces luttes d’émancipation. Au plan de la sociolinguistique du créole, cette période des années 70 à 80 a été très importante avec l’édition des premiers atlas de sociolinguistique du créole réunionnais par le CNRS, et la structuration progressive d’enseignements universitaires (Capes créole). Mais les oppositions politiques à l’usage du créole, et à son enseignement, ont également été très importantes, et continuent à l’être aujourd’hui encore. A tel point que, lors de certains recrutements de profs à l’université pour des filières d’enseignement du créole, le profil des postes ne devait pas mentionner le terme de “créole”… j’ai cru halluciner quand j’ai constaté cela. Pas il y a 10 ans : il y a juste 3 ans ! Et à La Réunion, pas dans une dictature du fin fond de l’Ouzbékistan ! Et la France n’a pas signé la charte européenne des langues régionales, c’est dire si on nage en plein centralisme linguistique dans notre pays, depuis la Révolution et l’imposition du français comme langue unique, par la violence bien souvent.
Tout cela signifie que le créole, langue majoritaire de la population réunionnaise, n’est que très mal (voire pas) enseigné à l’école, et que ça pose des problèmes y compris pour l’acquisition du français. Par ailleurs, le problème spécifique que pose le créole réunionnais, et que ne pose pas le créole des caraïbes, c’est qu’il n’existe pas à ce jour de graphie consensuelle : le créole réunionnais, en dépit de l’existence d’un champ éditorial assez vivant, ne dispose ni d’une graphie ni d’une grammaire standardisée. Il y a coexistence de plusieurs graphies qui sont loin de faire consensus, et qui ont été durant des décennies des enjeux de luttes politiques et culturelles. Car selon le type de graphie adoptée — plus ou moins proche d’une graphie “transparente”, c’est à dire liée au français -, on se positionnait dans un camp politique pour ou contre l’indépendance ou l’autonomie. En effet, une graphie de type étymologique (proche de la graphie du français) est interprétée comme une volonté de disqualifier le créole en en faisant un simple dérivé oralisé et simplifié du français. En revanche, d’autres graphies (KWZ, lekritir 77, tangol), sont plus identifiées et interprétées comme des actes politiques de prise de distance par rapport au français (car alors, on ne peut plus lire le créole en s’appuyant sur nos connaissance du français : ça devient presque comme de lire de l’allemand ou du russe).
Donc la glottophobie, à La Réunion, ne concerne pas que le parler, mais se focalise également sur l’écriture. Et le paradoxe c’est qu’on ne peut pas dire que d’un côté on aurait les méchants français postcoloniaux adeptes d’une graphie étymologique, et de l’autre les gentils dominés créoles adeptes de graphies en KWZ : c’est parfois l’inverse ! Certains créolophones n’arrivent pas à lire leur langue si elle est écrite en KWZ, et s’insurgent rituellement contre les “intellectuels” réunionnais (dont certains sont dans mon labo) qui, ne tenant aucun compte du “peuple”, se seraient octroyés le droit de leur rendre leur propre langue incompréhensible. Évidemment, les choses ne sont pas si caricaturales que ce que le gros bon sens populaire veut bien croire… Mais tout cela signifie qu’en 2016, faute de graphie consensuelle, on n’enseigne que très peu le créole dans les écoles, et très mal. Et qu’on ne l’utilise pas dans les administrations.
Les choses se compliquent si on n’en reste pas à un clivage français/créole (ce qu’on appelle la “diglossie”), car les sociolinguistes considèrent qu’en réalité, la situation linguistique de La Réunion est celle d’un “interlecte” : autrement-dit, si j’ai bien tout compris, personne ne parle QUE créole ni QUE français. Il y a des passages constants entre les deux langues. Et même au sein du créole, il y a au moins 3 registres de langue distincts, distribués à la fois géographiquement et sociologiquement. Un sacré bordel !
Ceci dit, les choses avancent un peu à La Réunion : depuis l’an dernier, un groupe de travail se réunit régulièrement pour élaborer une proposition de graphie standardisée, et j’ai pu assister à certaines de ces réunions. Peut-être qu’un jour il en sortira une proposition qui fera enfin consensus, et qui libérera des énergies culturelles et linguistiques en mettant au placard les vielles rancœurs glottophobiques.
Je voulais donc témoigner du caractère très concret et très politique de ce thème de la glottophobie, qui ne concerne pas que des sociolinguistes. Je me demandais si ces questions de la complexité des relations entre langues, graphies, et enjeux politiques et culturels sont traités dans le livre ? Elles sont, à mon sens, essentielles pour comprendre les véritables haines qui se nouent autour (ou entre) les langues en contact. Enfin, je me demandais si l’auteur accordait une place à la “glottophilie” : car s’il y a des haines, c’est aussi qu’il existe des attachements très forts à l’égard des langues régionales. Il me semble que c’est dans la confrontation entre des glottopolitiques et les usages quotidiens d’une langue que le thème de la glottophobie ou de la glottophilie peut être pensée. Sans politique de la langue, les langues vivraient simplement leur vie…
Ce que tu analyses est très intéressant. Les situations et contextes de diglossie, tout en étant chacun très spécifique au point de relever presque toujours d’approches monographiques, sont caractérisés le plus souvent par les inégalités, le conflit et la violence. La glottophobie s’y voit et s’y entend au quotidien et souvent au premier plan. Alors que dans d’autres contextes, sa présence est plus insidieuse, et bien camouflée dans la banalité. La question de l’écriture est effectivement très importante. On a souvent dévalorisé telle ou telle langue, tel ou tel dialecte par l’affirmation péremptoire qu’elle, ou il, “n’existerait qu’à l’oral”.
Il y a là un pont vers la thématique de l’analphabétisme (ainsi le colonialisme … alphabétisait…)
Tes collègues ont visiblement beaucoup à dire. Comme aussi ton université, notamment tes étudiants, ont l’air d’être un vivier d’expression, de création et de problématisation.
Pour pallier l’ésotérisme de ma première présentation, j’ai fait un deuxième billet… Je ne reprends pas dans cette réponse ce que j’y dis.
Bonjour et merci pour ce billet sur mon bouquin qui dit avec d’autres mots ce dont il parle (et c’est toujours bien de varier les points de vue et les façons de dire) et merci aussi pour l’exemplification à partir de La Réunion, situation que je connais bien pour collaborer régulièrement avec mes collègues sociolinguistes réunionnais.
Je voudrais ajouter que je suis frappé par la réception médiatique de mon livre. D’une part parce que beaucoup de médias en parlent, souvent longuement et plutôt en bien, depuis l’Anticapitaliste jusqu’au Figaro et au Point ou TF1 en passant par le Monde, Libé, TV5, RFI, Europe 1, RTL ou RCF par exemple (alors que son fond théorique et politique, en gros une base Bourdieu-Gramsci, est tout sauf passe-partout). D’autre part parce que la plupart (mais pas tous) focalisent leur attention sur les variations du français (et même sur les “accents” de France, rarement ailleurs) et passent largement sous silence les langues minoritaires, régionales, locales, de migrants, d’Afrique etc. Comme si le pas en avant acceptable était de reconnaitre le mal-fondé d’une glottophobie à propos de formes de français mais pas à propos d’autres langues, parce que là on passerait au delà du respect religieux dû au monolinguisme de langue française en France.
J’ajoute que depuis la parution du livre, je reçois de très nombreux témoignages et remerciements qui alimentent encore ma réflexion et mon combat. Par exemple, j’avais pas de cas de discrimination dans l’accès aux soins: j’en ai, maintenant, depuis les urgences d’un hôpital.
Il y a donc encore du travail à faire.
On sait notamment que le Romani est très peu étudié et connu en France, à part ses milliers de locuteurs. Une chaire à l’INALCO, un ou deux livres très scientifiques…