Vers une République autoritaire !
Ecrit par Christophe VOILLIOT, 2 Déc 2015, 8 commentaires
Depuis les attentats de janvier et de novembre 2015, « La République » apparaît comme le plus petit commun dénominateur des discours sur la chose publique et le devenir national. L’erreur serait sans doute de penser aujourd’hui que cette adhésion massive est la conséquence mécanique d’un ressentiment — que l’on pourrait comprendre à défaut de le justifier — face à la violence radicale qui surgit dans notre quotidien. Ce consensus flou autour de « La République » est le fruit d’une lente conversion d’une majorité des professionnels de la politique et des élites administratives aux attendus et aux prérequis d’une gouvernementalité autoritaire. Précisons toute de suite le sens de ce qui va suivre : je n’adhère pas à une variante quelconque des théories du complot qui ferait de cette conversion un projet pensé et organisé comme tel et dont il faudrait par conséquent traquer les responsables. Ce qui se dessine aujourd’hui n’est que le produit d’une dérive dont certains symptômes ont déjà été mis en lumière avant les attentats parisiens et dionysiens par des observateurs lucides de la vie politique et intellectuelle1. Face aux défis multiples de la crise économique et sociale, de la crise environnementale et des aspirations démocratiques des peuples, la gouvernance néo-libérale évolue aujourd’hui très distinctement dans un sens autoritaire. « La République » défendue par Hollande, Valls et consorts n’est que la version tricolore d’un processus plus large2.
Cette République autoritaire prend aujourd’hui la forme de l’État d’urgence3 qui, s’il est patiemment reconduit, se traduira par une formidable régression des libertés publiques. En effet, comme le souligne Danièle Lochak, professeure émérite de droit public interrogée par le journal Le Monde : « L’expérience montre que les textes votés en période de crise ont tendance à devenir permanents. Les décrets-lois adoptés à la veille de la seconde guerre mondiale ont ainsi imprimé durablement leur marque sur la législation française, notamment dans le domaine des étrangers »4. Il en est allé de même de la Cour de sureté de l’État, juridiction d’exception instaurée dans le prolongement de la guerre d’Algérie pour, déjà, lutter contre le terrorisme et qui ne fut supprimée qu’après l’élection à la présidence de la République de François Mitterrand. Il n’est d’ailleurs pas inutile de relire aujourd’hui les débats à l’Assemblée nationale du 17 juillet 1981, le plaidoyer assez pitoyable de Philippe Seguin pour le maintien de cette juridiction, les fortes paroles de Robert Badinter et surtout celles de Gisèle Halimi : « Nous faisons un pari. Le pari de surmonter nos crises et nos difficultés, si nous en avons — et nous en aurons — autrement que par l’exorcisme d’une procédure d’exception »5.
L’état d’urgence c’est d’abord la revanche de la police face à la justice, revanche de ceux qui revendiquent l’usage illimité des contraintes par corps contre l’application du droit. L’état d’urgence c’est ensuite l’opprobre lancée contre tous ceux suspectés de ne pas adhérer assez vigoureusement à la lutte contre les ennemis de l’intérieur. Céline Berthon, représentante du Syndicat des commissaires de la police nationale, peut ainsi tranquillement assurer le Syndicat de la magistrature « de son plus profond mépris » car « il est l’allié objectif de tous les terrorismes »6. L’état d’urgence c’est enfin la généralisation de la surveillance invasive et de l’arbitraire policier comme technologies de gouvernement. S’agit-il aujourd’hui de menaces théoriques ? Malheureusement non ; en témoignent par exemple les perquisitions et les assignations à résidence dont ont été victimes des militants liés aux mobilisations pour la COP21 le jeudi 26 novembre7 et les brutalités policières place de la République à Paris le dimanche suivant8. Cette situation semble réjouir notre premier ministre : interrogé par les journalistes d’Europe n°1 le mardi suivant, il n’a pas exclu la prolongation sine die de l’état d’urgence estimant qu’il « est là précisément pour protéger nos libertés »9, prolongation qui pourrait d’ailleurs nécessiter une révision de la constitution.
Que le peuple se rassure ! Il lui reste le droit de vote que François Hollande a d’ailleurs soigneusement refusé d’étendre aux étrangers résidents en France comme il s’était engagé à le faire avant son élection en 2012. L’organisation aux dates prévues des élections régionales est-il pour autant le signe d’une démocratie maintenue ? Croire que la démocratie se résume à l’organisation périodique d’élections concurrentielles serait une grave erreur de perspective. Peut-on faire fi de la liberté de se réunir, de manifester, de faire grève, de circuler, d’émettre des opinions non conformes à la doxa néo-libérale et sécuritaire ? Il semble que oui à en croire nos gouvernants qui, au nom de qu’ils nomment fort à propos « la demande de sécurité » s’apprêtent à piétiner avec allégresse nos droits, pas les leurs, les nôtres !
Cette « demande de sécurité » est une construction ad hoc qu’il est nécessaire de démonter tant qu’il est possible de le faire. Nous vivons dans un État qui dispose d’un monopole de la violence légitime, au sens wéberien du terme. Ce monopole n’est acceptable que tant qu’il s’exerce contre les différentes formes de violences privées d’une manière proportionnée aux atteintes aux personnes. Un monopole, si l’on file la métaphore économique, ne s’appuie pas sur une demande préalable : il la contrôle et la manipule au besoin pour justifier son renforcement par et pour tous ceux qui tirent profit de son exercice. Soyons très attentif par conséquent aux graduations que les différents segments de l’appareil d’État sont susceptibles d’impulser à ce monopole, au mépris ou en s’appuyant sur les évolutions liberticides toujours possibles du droit.
Ceux qui nous gouvernent sont manifestement engagés aujourd’hui dans une double impasse. D’un côté, ils s’adonnent sans compter (et sans réfléchir aux conséquences) aux délices de l’impérialisme en multipliant les « opérations extérieures » qui ne sont que la version actualisée de la politique de la canonnière d’antan ! De l’autre, ils façonnent dans l’hexagone une politique que l’on pourrait qualifier de rétro-coloniale10 en érigeant en danger absolu les flux migratoires et les croyances religieuses qui ne sont pas inspirées par nos prétendues « racines chrétiennes ». C’est bien entendu la peur de l’autre, de l’étranger, de l’immigré, de l’ex-colonisé, qui est le substrat de cette politique.
En juin 1848, les ouvriers parisiens furent écrasés par les sabres et les canons d’une armée dont une monarchie bourgeoisement apeurée avait auparavant encouragé et financé les comportements criminels en Algérie. Là suite on la connaît et, comme souvent, Marx trouva les mots pour signifier l’événement et caractériser l’évolution de l’histoire. À propos des provinces ébahies par la violence déclenchée dans les rues de Paris par la « fraction républicaine de la bourgeoisie », il évoqua un « état de siège moral »11. Nous en sommes là aujourd’hui : vers une République autoritaire dont nous avons plus à craindre qu’à espérer.
1 Philippe Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, coll. « petite encyclopédie critique », 2014 ; Joseph Confavreux et Marine Turcini, « Aux sources de la nouvelle pensée unique. Du chevènementisme au FN : l’ascension d’une république conservatrice et nationaliste », Revue du crieur, n° 2, 2015, p. 4–21.
2 Alexis Cukier et Pierre Khalfa (coord.), Europe, l’expérience grecque. Le débat stratégique, Bellecombe-en-bauges, Éditions du Croquant, 2015 ; Stahis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale. Entretiens avec Alexis Cukier, Paris, La Dispute, 2015.
3 Pour lequel j’utilise une majuscule car c’est bien la détermination de l’État qui est en jeu.
4 « Etat d’urgence : le débat piégé », Le Monde, 28 novembre 2015.
5 Journal Officiel de la République française, 18 juillet 1981, p. 253.
6 Communiqué de presse du 17 novembre 2015.
7 Jade Lingaard, « Des militants du climat perquisitionnés et assignés à résidence », Mediapart, 27 novembre 2015.
8 Louise Fessard et Rachida El Azzouzi, « Manifestants interpellés: la grande loterie de la République », Médiapart, 1er décembre 2015.
9 Geoffroy Clavel, « L’état d’urgence permanent ? Manuel Valls n’exclut pas une prolongation au-delà de 3 mois », Le HuffPost, 1er décembre 2015.
10 Car inspirée par un regard rétrospectif sur notre passé colonial, regard où toute critique solide est absente.
11 Karl Marx, Les luttes de classes en France, 1848–1850, Paris, Éditions sociales/Messidor, 1984, p. 113.
- Vers une République autoritaire ! — 2 décembre 2015
Merci pour ce papier. Je viens de rédiger des éléments de commentaires et discussion et… par fausse manoeuvre, de tout effacer au moment d’enreegistrer.
Je remets tantôt l’ouvrage sur le métier…
Mon propos est surtout:
de saluer l’apport que constitue de décrire, au delà de la prétendue “république”, “consensuelle”, la plus réelle “république autoritaire”. Oxymore qui invite à interroger le choc entre construction de la chose publique et … autorité
de proposer d’ajouter deux caractérisations. Il s’agit peut-être de plus en plus d’une république autoritaire, sécuritaire et totalitaire.
Pas gaie, la pagaille…
Le Général de Gôche et son état-major vont livrer, clés en main, un appareil répressif dont ses inévitables successeurs, soit Malfaisant Ier devenu II soit Marine Ière, feront un usage accru.
Merci Christophe pour cette contribution à la réflexion critique sur la dérive autoritaire de notre république. La formule de Marx est importante. Dans le contexte actuel j’aurais envie de l’entendre dans un sens très particulier : “l’état de siège moral” dans lequel se trouve aujourd’hui la minorité des citoyens qui alertent sur les dangers d’un état d’exception qui deviendra pour de nombreuses années notre quotidien. Nous le mesurons tous les jours auprès de nos amis ou de nos collègues, fussent-ils engagés politiquement à gauche : il ne fait pas bon critiquer l’état d’urgence. La forme plébiscitaire que prend l’approbation de mesures liberticides nous conduit à nous interroger sur le degré de “servitude volontaire” de tout un peuple. Je ne crois pas que la commotion suscitée par les attentats soit la raison principale de cette soumission à un pouvoir d’exception. Le désir fort d’autorité en période crise et de fragilisation du tissu social n’explique pas tout non plus. Il conviendrait d’étudier l’historicité — au moins sur ces 30 dernières années — de ce glissement progressif vers la république autoritaire, ainsi que les formes qu’il prend dans la participation active et volontaire de ce qu’on appelle les corps intermédiaires. J’y intègre les journalistes et les “intellectuels”, si ce mot a encore un sens. Sociologues et politistes ont du pain sur la planche…
Content de vous voir ici, où on n’est pas sous la coupe d’un manipulateur à moustaches.
Et revenez poster des articles, ce sera encore mieux.
Bonjour Christophe et bienvenue sur Indiscipline ! Bonjour aussi à celles et ceux qui sont présents depuis quelques jours, maintenant que ce site reprend du service. Et merci pour ce texte, très intéressant et documenté, qui pointe en effet le rôle des corps intermédiaires dans l’émergence d’une gouvernementalité autoritaire, qui dépasse d’ailleurs le cas de la France, puisqu’on a vu avec la Grèce récemment que ce mouvement était international. Je dirais que ce que propose Christophe, revient à penser le statut politique et le fonctionnement d’un certain nombre de médiations du rapport au politique, et à la gestion de la conflictualité. Ces médiations étant constituées aussi bien d’acteurs (syndicats de police, acteurs de la justice engagés dans les luttes sociales et des revendications démocratiques, professionnalisation des “métiers” du politiques — et il y en a, des couches de consultants, de cabinets conseil, d’experts, etc.) que de discours (discours gestionnaire, rhétorique envahissante du marketing dans toutes les institutions du savoir et de la culture, modalités d’évaluation et de reporting dans les organisations, autonomisation de certaines professions dont celle de la communication, on avait travaillé là-dessus avec Joëlle Le Marec, sur des terrains institutionnels, bref, ça converge dans la production de discours de “com” qui envahissent tous les espaces du savoir et plus généralement les services publics).
En même temps, je me dis qu’il faut aussi analyser les contradictions et conflits internes à ces mécanismes, qui sont loin d’être uniformes : il y a des résistances dans la justice, dans le secteur de la santé, dans l’enseignement et la recherche, même si tout ça ne réussit pas à transformer structurellement la gouvernementalité, ni à réduire les autoritarismes que l’on sent émerger et progresser dans toutes les institutions, en ce moment.
Bon, mais là je sors de 11 heures de vol avec des turbulences, et je suis bien fatigué, donc je ne vais pas pouvoir développer. En revanche, je voulais remercier tout le monde pour la qualité des discussions, et leur caractère apaisé : c’est exactement de ça dont on a besoin en cette période difficile, et je me réjouis qu’Indiscipline puisse réunir des gens d’horizons variés, prêts à débattre avec tact ! On n’est pas une revue savante, et on peut justement en profiter pour croiser les témoignages, élaborer des analyses, prendre l’initiative, en évitant toute posture surplombante. On l’a déjà fait ici même, puisque Indiscipline est né des intenses réflexions critiques, et des luttes sociales et démocratiques, qui ont émaillé la décennie 2000–2010 au sein des institutions de service public. Donc, si ça repart, moi je dis : cool !
Bonjour Christophe et bienvenue sur Indiscipline ! Bonjour aussi à celles et ceux qui sont présents depuis quelques jours, maintenant que ce site reprend du service.
Une suggestion : quand on va sur un forum, aussi bien de Médiapart que du Salon Beige (non, pas du sale bessebège), conclure son message avec l’adresse de ce site, et signaler quand il y a un nouvel article.
Je crois que Christophe a raison d’inscrire ce qui se joue en ce moment en France dans un mouvement qui dans plusieurs pays atlantistes fait se développer la conception spécifique de la république autoritaire. On peut aussi considérer qu’il s’agit de la forme politique que prend aujourd’hui en France ce qui aux USA a été promu et très largement mis en oeuvre par les néo-conservateurs. Police à l’intérieur, guerre à l’étranger…
Cette forme de “république” s’appuie sur l’exclusion du politique d’un grand nombre, en fait une majorité, de citoyens… soit qu’ils n’aient pas le droit de vote pour des raisons de nationalité (ou, aux états-unis pour des raisons raciales habillées par le statut pénal de perte des droits civiques pour délinquance…) soit qu’ils s ‘excluent volontairement du fonctionnement proprement politique de la “République”, considérant celui-ci comme un mal nécessaire, étranger à leur volonté…
Cette éviction du peuple de la politique est renforcée par l’évidence de l’administration de la France par l’Europe … La technocratie capitaliste ne cherche même plus à faire croire à l’autonomie du politique… Personne ne croit qu’on vive en démocratie. La “république” est autoritaire et l’autorité est ailleurs…
Une tendance s’esquisse où l’on pourrait entrevoir l’oppression de ceux qui ne votent pas par ceux qui votent… C’est plus net aux USA. Mais le souci de la droite et de l’ensemble de oligarchie politique d’interdire le vote “des étrangers” renvoie aussi à la peur … que les “zones sensibles” ou “quartiers” … ne fassent “la loi”…
Il est un autre aspect qu’il faudrait comprendre… A savoir le consentement massif à la mise en place de l’état sécuritaire…
De ce point de vue, nous sommes dans un moment moins spécifique que ce que nous discutons d’autre part. La situation peut rappeler celle qui conduisit au coup d’état du 1 juin 1958.
Prélude à la création de la 5° république, d’entrée de jeu une “république autoritaire”, reposant sur un Président-Monarque appuyé par un parti de masse entièrement dévoué à ce chef… Pour durer, il lui a fallu mettre en place le système de l’alternance entre deux partis de présidentiables, de plus en plus symétriques et siamois, aussi bien dans leur isntrumentalisation pour le pouvoir présidentiel, que dans le fonctionnement népotiste et une tolérance systémique à la corruption.
Cette république, ensuite, a constamment aggravé ce système autocratique.
Elle arrive aujourd’hui, d’une certaine façon à un moment critique… Monsieur Hollande pourrait bien être l’accoucheur d’une 6° république … Inscrire, sous le nom “d’état d’urgence” le système sécuritaire dans la constitution, et lui donner vocation à fonctionner par période de 6 mois renouvelables… ce n’est pas rien. Bien différente, cette 6°, de celle vers laquelle certains démocrates rament depuis quelques temps…
Cette éviction du peuple de la politique, j’avoue l’avoir pratiquée depuis des lustres. Depuis que j’ai failli adhérer au Ps dans l’enthousiasme post-mai 81.
Je me suis évincé moi-même quand j’ai réalisé qu’entrer dans un parti pour les idées et non le pouvoir, c’était me condamner à n’être que le marche-pied d’ambitieux qui feraient les beaux sur des estrades ou des écrans quand moi je ferais les cages d’escalier avec mes tracts.
Et j’ai choisi de poursuivre ce que je faisais déjà : l’engagement associatif dans le culturel et le social, pour deux raisons : une je travaille pour et avec des gens comme moi, deux on obtient des résultats limités mais concrets.
C’est pour ça que les grands brasseurs d’idées sur Rue89 ou pire, Médiapart, ça me gonfle les vestibules.