Propos de Claude Guéant sur les civilisations : De la contre-productivité d’une certaine forme d’antiracisme
Ecrit par Regis.Clinquart, 19 Fév 2012, 1 commentaire
On sait le bruit médiatique et les réactions outrées qu’ont suscité, chez de nombreux intellectuels et responsables politiques de gauche, les désormais fameux propos de Claude Guéant sur les civilisations qui, selon lui, « ne se valent pas ».
La ficelle semble si grosse qu’on s’étonne que les uns – médias en quête de « petites phrases » qui font vendre et alimentent le buzz – comme les autres – responsables politiques de gauche si prévisibles qu’ils se jettent à corps perdu dans le premier piège qu’on leur tend – ne semblent pas s’être demandé une seconde à qui profiterait cette polémique, plus encore que les propos initialement incriminés.
Elle profite évidemment à la « droite dure » si bien représentée par Messieurs Guéant, Sarkozy, Hortefeux et consorts, comme nous le démontrerons aisément, et d’une manière bien plus complète et insidieuse qu’on ne nous l’a dit, feignant de croire ou croyant de bonne foi – mais non sans naïveté – que ces propos avaient pour seul objectif de « rabattre des voix d’électeurs du Front National » au profit du Président-candidat Sarkozy, en vue de l’élection présidentielle qui s’annonce.
Ces propos, justement, resituons-les dans leur double contexte : contexte au sens littéral, d’une part (d’où est extraite la fameuse petite phrase ? et que dit Monsieur Guéant avant et après, qui lui permette d’avancer une telle opinion, a priori scandaleuse à l’aune de la doxa antiraciste et postcoloniale ?) et contexte d’énonciation d’autre part (qui parle, où, quand et à qui ?).
Les propos dans leur contexte, rapportés par le Journal du Dimanche dans son édition du 5 février 2012, les voici :
“Or il y a des comportements, qui n’ont pas leur place dans notre pays, non pas parce qu’ils sont étrangers, mais parce que nous ne les jugeons pas conformes à notre vision du monde, à celle, en particulier, de la dignité de la femme et de l’homme. Contrairement à ce que dit l’idéologie relativiste de gauche, pour nous, toutes les civilisations ne se valent pas. Celles qui défendent l’humanité nous paraissent plus avancées que celles qui la nient. Celles qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique. En tout état de cause, nous devons protéger notre civilisation.”
Remarquons d’abord que les propos restitués dans le discours au sein duquel ils apparaissent, non seulement ne sont pas racistes, mais sont même ouvertement et objectivement antiracistes (et suggérons au passage que ce n’est pas pour rien…). Est-il raciste d’affirmer que « [les civilisations] qui défendent la liberté, l’égalité et la fraternité nous paraissent supérieures à celles qui acceptent la tyrannie, la minorité des femmes, la haine sociale ou ethnique” (c’est moi qui souligne) ? Même s’il eût mieux valu, pour éviter toute ambiguïté liée au caractère très connoté du terme « civilisation » (nous y reviendrons, mais là encore le choix du terme n’est pas innocent), parler de « système de valeurs » ou, de manière plus restrictive, de « système politique », on ne peut pas dire que cet énoncé soit raciste. Ou bien, renversant la proposition le temps d’une démonstration par l’absurde, faudrait-il affirmer à rebours que les civilisations qui défendent la haine sociale ou ethnique valent celles qui les combattent ? On voit bien que cet énoncé constituerait, pour le coup, une promotion objective du racisme.
Alors, pourquoi de tels cris d’orfraie ? D’une part à cause de l’emploi controversé et controversable du terme « civilisations », et d’autre part à cause des intentions que l’on prête à Claude Guéant lorsqu’il utilise ce terme et évoque, même en vertu d’arguments parfaitement recevables par un antiraciste convaincu, une hiérarchie des civilisations au nom de certaines valeurs, qui justifierait que l’on « protège » la nôtre (de civilisation), et les nôtres (de valeurs).
Les « civilisations » dont il est question, il n’est pas anodin de le noter, Claude Guéant ne les nomme jamais. Chacun met ainsi ce qu’il veut derrière le terme, qui semble qualifier assez vaguement un groupe de population globalement homogène lié par des croyances, des valeurs et peut-être une tradition (une histoire) commune d’où seraient issues ces valeurs. Mais pour les « élites éduquées », partageant une même culture universitaire et politique, dont font partie à l’évidence les journalistes et responsables politiques, le terme renvoie à une référence précise : le célèbre essai Le Choc des civilisations, de Samuel Huntington, qui fonde la notion de civilisation sur le partage, par une population donnée, de valeurs principalement issues d’une même religion, et affirme en outre que les civilisations sont en lutte pour imposer leurs valeurs. Or si Huntington n’établit pas lui-même une hiérarchie morale entre les civilisations (mais une hiérarchie tout de même quant aux chances de développement économique et à l’aptitude au libéralisme ou à l’autoritarisme politique des sociétés humaines en fonction de leur appartenance à telle ou telle civilisation), sa thèse a été et est régulièrement interprétée par les tenants d’une supériorité « essentielle » du modèle occidental, comme une double justification de cette supériorité supposée d’une part, et de la nécessité de protéger ou défendre « notre » civilisation (en l’occurrence la civilisation occidentale, tirant ses origines du christianisme) contre celle(s) qui la menace(raient), au premier rang desquelles la civilisation islamique, d’autre part. Par exemple via la « guerre contre le terrorisme », y compris « préventive », mais aussi par la répression, dans les pays de civilisation occidentale majoritaire, de pratiques et parfois d’opinions jugées non conformes aux valeurs de la civilisation occidentale.
Ainsi quand Claude Guéant affirme que toutes les civilisations ne se valent pas et que la « nôtre » est « plus avancée », bien qu’il évite – d’ailleurs à dessein – toute référence directe à quelque religion que ce soit, le microcosme politico-médiatique s’offusque non pas de ce qu’il dit, mais de ce qu’il sous-entend pour un public d’initiés. Au risque de n’être pas compris par l’immense majorité des citoyens-électeurs qui, elle, n’y verra pas ce sous-entendu, mais prenant connaissance des propos effectivement prononcés par Claude Guéant, jugera à juste titre qu’ils ne sont pas racistes, voire qu’ils condamnent le racisme.
Car l’accusation portée contre Claude Guéant est en fait une accusation de double discours : Claude Guéant tiendrait un discours en apparence antiraciste, mais implicitement formulé de telle manière qu’il soit compris comme raciste par les racistes, ces derniers interprétant la profession de foi antiraciste de Claude Guéant non pas comme l’expression de ses convictions, mais comme un simple artifice rhétorique destiné à ce que ses propos implicitement racistes ne puissent tomber sous le coup de la loi, et qui ne reflète en rien sa pensée profonde.
Notre conviction – celle de l’auteur de cet article – est que cette accusation est fondée. Reste qu’elle est extrêmement difficile à étayer, précisément parce que la dénonciation d’un double discours repose sur le procès d’intention, au sens littéral, si facile à contester par l’intéressé : ne pouvant incriminer directement les propos, on accuse celui qui les tient de ne pas dire ce qu’il pense, et même de dire le contraire de ce qu’il pense, au nom des intentions qu’on lui prête. L’auteur des propos et ses soutiens ont beau jeu, dès lors, de contester ces intentions, et d’affirmer que nous cherchons, mensongèrement, à faire croire au public que l’auteur des propos a dit exactement le contraire de ce qu’il a dit… et pense. Et ainsi, l’accusé retourne l’accusation, et se pose en victime d’une diffamation : à ce compte là, peut-il arguer, n’importe quel propos peut être compris comme raciste même s’il ne l’est pas, pour peu qu’on suppose des intentions racistes à leur auteur. Quoi que je dise, et même si j’affirme que les civilisations qui combattent le racisme sont supérieures à celles qui l’acceptent, on me traite de raciste. Alors cette condamnation n’a aucune importance : c’est la posture habituelle de la gauche qui n’a pas de programme et se contente de jeter l’anathème sur l’adversaire, faute d’idées, etc.
La défense, après tout, et quelle que soit notre intime conviction, est recevable, et prospérerait sans le moindre doute devant un tribunal si une association antiraciste, par exemple, s’avisait de citer M. Guéant à comparaître pour rendre compte de ses propos (ce qu’aucune n’a d’ailleurs fait à ce jour, et pour cause).
Aussi les dommages possibles dans l’opinion d’une telle polémique et des positions qu’elle amène l’un et l’autre camp à prendre surpassent de loin, on le voit, la question désormais traditionnelle de « l’appel du pied » du camp sarkozyste aux électeurs potentiels du Front National. Et c’est ce qui nous amène, au-delà de la question du sens caché des propos tenus par Claude Guéant et de ses intentions réelles, à nous poser une deuxième question, non moins essentielle à nos yeux : à qui Claude Guéant s’adressait-il réellement, et doit-on croire que ses propos n’avaient pas vocation à sortir de la salle dans laquelle il les a tenus ?
Notons d’abord cette évidence (mais est-ce une évidence ?) que le « off » a vécu, et que c’est prendre les politiciens pour des enfants de chœur de croire que les propos qu’ils tiennent, même en petit comité devant un public choisi, ne sont pas intentionnellement destinés à « fuiter ». On aurait grand tort de s’imaginer que Claude Guéant a commis une sorte de lapsus, ou un « dérapage » comme on dit maintenant – suggérant que les politiciens ne se contrôlent pas et passent leur temps, les pauvres, à se laisser déborder par l’expression soudaine et inopinée de leur inconscient, révélant au public ébaudi la dégueulasserie habituellement masquée de ce qu’ils pensent vraiment.
En outre, pourquoi Claude Guéant se serait-il embarrassé de telles circonvolutions devant un public acquis à sa cause, et connu pour être marqué très à droite, en affirmant le contraire de ce qu’il sous-entend, s’il n’avait craint – ou souhaité – que ses propos fussent portés à la connaissance d’un public beaucoup plus large, a priori beaucoup plus hostile au sens caché de son discours ? Après tout, M. Guéant a suffisamment souvent tenu par le passé des propos ouvertement racistes (« il y a une immigration comorienne qui est la cause de beaucoup de violences », 11 septembre 2011) ou tendant à légitimer le racisme (« Les Français, à force d’immigration incontrôlée, ont parfois le sentiment de ne plus être chez eux »,17 mars 2011) et même pris, une fois au moins dans le cadre de ses fonctions, une mesure objectivement discriminatoire à l’encontre des ressortissants étrangers (circulaire du 31 mai 2011 restreignant la possibilité pour des diplômés étrangers d’obtenir un statut de salarié après leurs études), pour qu’on se demande pourquoi, cette fois-ci, il se serait senti tenu de masquer le sens véritable de son propos en le dissimulant sous un « vernis » antiraciste. Pour ne pas être une fois de plus accusé de racisme ? Si tel est le cas, le moins qu’on puisse dire est que c’est raté.
Supposons donc, non sans raison de très fortement supposer que nous supposons juste, que les propos de Claude Guéant n’aient pas été destinés en premier lieu à son public direct, les étudiants de l’UNI, mais aux médias et adversaires politiques qui s’en sont effectivement saisi : bref, qu’ils aient eu vocation, précisément, à susciter la polémique qu’ils ont suscitée.
La question, c’est : pourquoi faire ? En vue de quels bénéfices pour le camp sarkozyste, dans le contexte actuel de campagne électorale ?
Nous en voyons quatre, dont nous avons tout lieu de penser, pour toutes les raisons évoquées précédemment, qu’ils ont été largement atteints. En tenant ces propos sur les civilisations de la manière dont ils ont été tenus (c’est-à-dire à mots couverts) et en déclenchant la polémique qui s’est ensuivie, Claude Guéant et le camp sarkozyste qu’il représente ont réussi ce quadruple tour de force :
- D’adresser un signal d’amitié, à l’extrême droite, aux partisans de la thèse du « choc des civilisations » et du combat politique contre l’Islam.
- De décrédibiliser le discours antiraciste de gauche à son encontre, présenté comme une lubie obsessionnelle sans rapport avec les faits.
- De rassurer l’électorat de droite modérée et de centre droit, traditionnellement réfractaire aux dérives racistes de la droite dure, en proclamant (contre l’évidence et les faits) son attachement à combattre « la haine sociale ou ethnique ».
- De se présenter en victime perpétuelle d’une gauche à court d’arguments, réduite à manier l’invective et n’hésitant pas pour cela à déformer, à caricaturer ses idées et ses propos, voire à leur faire dire le contraire exact de ce qu’ils disent.
Surtout, en prenant ses adversaires en flagrant délit d’accusation de racisme improuvable, le camp sarkozyste suggère, non sans habileté, que l’ensemble des accusations de racisme dont il fait si fréquemment l’objet (dont certaines se sont d’ailleurs vues jugées comme fondées et ont été condamnées par les tribunaux) sont infondées ou pourraient l’être, parce qu’elles relèveraient d’un « fantasme » de la gauche qui chercherait par ce moyen à le discréditer.
Ainsi, en dénonçant les propos de Claude Guéant dont il est question au seul et unique motif qu’il y est fait mention d’une hiérarchie des civilisations, les responsables politiques de gauche jettent un soupçon de parti pris sur toutes leurs indignations liées à la question du racisme, quand bien même elles sont, le plus souvent, légitimes ET susceptibles d’être comprises, donc partagées, par une grande partie des citoyens.
Que Claude Guéant soit personnellement raciste, c’est plus que vraisemblable (il a en tout cas, on l’a dit, déjà donné maintes raisons par le passé qu’on l’en soupçonne). Que les propos qu’il a tenus devant les étudiants de l’UNI aient été destinés à être compris comme racistes par les racistes (donc à rabattre des voix d’électeurs potentiels du Front National, comme on l’a abondamment supposé), nous avons toutes les raisons de le penser… Mais fallait-il dénoncer précisément, comme on l’a fait, ce qu’il a effectivement dit sur la valeur relative des civilisations les unes par rapport aux autres, au vu des arguments avancés pour étayer cette idée ? Ne pas être dupe de ses intentions implique-t-il forcément que l’on doive accepter de faire le jeu de l’adversaire politique ?
N’y avait-il vraiment aucun moyen d’affronter Claude Guéant sur son propre terrain et de le contraindre à se dévoiler, à s’expliquer sur la portée et les possibles conséquences politiques et légales de ses propos, autrement qu’en se jetant sur le chiffon rouge de l’inégalité des civilisations, réaction pavlovienne dont nous venons de démontrer le caractère notoirement contre-productif, puisque profitable à l’adversaire politique, et nuisible par contrecoup à la cause antiraciste elle-même ?
N’aurait-il pas mieux valu interroger Claude Guéant sur le fond, et lui demander, par exemple :
- Si notre “civilisation” sous régime sarkoziste défend effectivement la liberté, l’égalité et la fraternité (ou au contraire y porte atteinte continuellement, en favorisant les plus favorisés, en instaurant la surveillance généralisée, en violant l’indépendance du pouvoir judiciaire, en dressant des catégories de population les unes contre les autres, etc.), et si elle n’est pas à ranger au nombre de celles, inférieures selon lui, qui promeuvent “la haine sociale ou ethnique”, au vu des propos divers tenus par Messieurs Sarkozy, Guéant et d’autres membres du gouvernement sur les chômeurs, les ROM, les bénéficiaires du RSA, les “assistés”, les Français de naturalisation récente, ceux avec qui « ça va » quand il y en a un, mais qui causent des « problèmes » quand il y en a plusieurs…
- Ce qu’il entendait précisément par “protéger” notre civilisation : contre qui, contre quoi, et par quels moyens ? Par exemple concernant la « civilisation islamique », que M. Guéant doit juger inférieure puisqu’elle est, tendanciellement, moins soucieuse que n’est censé être la « nôtre » d’égalité des sexes, les lois antis-burqa suffisent-elles, ou faut-il aller beaucoup plus loin et envisager, par exemple, de demander aux Musulmans étrangers souhaitant devenir Français d’abjurer officiellement leur religion pour espérer obtenir la nationalité française, ou de pousser les Arabes dans la Seine ?…
Il y avait moyen – et l’on peut parler d’occasion manquée – de déjouer le piège rhétorique tendu par Claude Guéant à ses adversaires politiques, et, peut-être, de le retourner contre lui.
Espérons que les intellectuels et responsables politiques de gauche auront tiré les leçons de ce fiasco. Il y a malheureusement lieu de croire qu’il n’en est rien, et lieu, pour qui rejette les fondements idéologiques nauséabonds de la politique sarkozyste en matière d’intégration et de gestion de l’immigration, de s’en désoler. L’enfer, c’est bien connu, est pavé de bonnes intentions. Il n’est cependant jamais trop tard pour se reprendre, et s’assurer, lorsqu’on dénonce avec raison les sous-entendus odieux d’une droite qui n’en finit plus de se « droitiser », que l’on a une chance d’être compris et entendu par l’opinion, et qu’on ne sert pas malgré soi les intérêts de l’adversaire que l’on combat.
Belle argumentation !
Mais j’ai du mal, instinctivement, à y adhérer. Avant de t’exposer mes doutes “instinctifs”, je peux au moins avancer deux éléments factuels.
D’une part, c’est difficile de savoir si les prises de position au nom de valeurs sont contre-productives ou pas : on n’a aucun moyen de le mesurer, à part le pifomètre médiatique, c’est à dire : rien. Donc, même si je peux comprendre ton argumentation, elle repose toutefois sur ce présupposé-là, qui est invérifiable.
Deuxième élément, que tu négliges à mon avis, et qui justifie qu’on s’exprime au nom de valeurs (et d’idéaux), et non qu’on se prenne au jeu d’une argumentation qui, à mon sens (et semble-t-il aussi au tien), n’en est pas une : Géant est ministre d’Etat, et quand il s’exprime, il le fait en tant que représentant de l’Etat. Donc, c’est la République qui parle quand Guéant annone ses discours où figure le terme de “civilisation”. D’où l’ire des intellectuels, car ce concept est, de fait, abandonné depuis que l’anthropologie en a montré la vacuité. En gros, depuis près d’un 1/2 siècle. Notre pays est, me semble-t-il, le seul en Europe où un ministre d’Etat tient ce type de propos. D’où l’enjeu de la prise de parole de Letchimy à l’Assemblée, qui a été le seul à critiquer dans cette institution, les propos du Sinistre de l’intérieur.
Au delà des réactions politiques (minces…), il y a eu des argumentations scientifiques. En particulier l’anthropologue Françoise Héritier (http://www.lemonde.fr/politique/article/2012/02/11/francoise-heritier-m-gueant-est-relativiste_1642156_823448.html) ou encore d’autres anthropologues (http://www.francetv.fr/info/civilisations-des-anthropologues-repondent-a-claude-gueant_58969.html#xtor=RSS-9-%5Bpolitique%5D) qui, en gros, ne prennent pas tant position en tant qu’intellectuels de gauche, mais en tant que scientifiques. Il me semble qu’en l’occurrence, tu amalgames un peu rapidement toutes les critiques en les ramenant à la critique de la gauche “bien pensante”, et en négligeant le fait que l’on a des arguments (et des faits) scientifiques qui montrent que le “concept” de civilisation n’en est pas un, et qu’il est faux. L’idée d’un “choc des civilisation”, ou celle d’une hiérarchie entre les “civilisations” n’est donc pas seulement moralement condamnable, elle est avant tout scientifiquement fausse. Elle relève de l’évolutionnisme, qui est la base argumentative du racisme, mais qui lui-même ne repose que sur des préjugés, et n’a aucun fait tangible à apporter à l’argumentation. A moins de jeter au panier tout ce que l’anthropologie a pu écrire depuis Marcel Mauss, ou de sombrer dans la critique facile (et tout aussi fausse, telle celle qui sévit au Musée Branly, ce haut lieu d’inculture et d’anti-humanisme) d’une anthropologie qui serait par nature et de tout temps colonialiste.
J’en viens maintenant à mes réticences “instinctives”, sans doute bien moins rationnelles :
J’ai un peu de répugnance à accepter l’idée qu’on argumente avec cette ordure fasciste car le fait d’argumenter reviendrait à accepter, qu’on le veuille ou non, la légitimité de l’usage du concept de “civilisation” et on se mettrait de ce fait au même niveau de médiocrité imbécile et inculte que cet individu.
Il me semble qu’on ne peut pas argumenter avec les fascistes : on doit avant tout les combattre, et si on le peut, les éliminer. Car on n’est plus avant la Shoah, mais bien APRES : c’est ça qui change tout. Six millions de personnes sont mortes à cause de ce type d’idées, de cette manière d’user du concept de “civilisation” et de l’utiliser pour classer des populations sur des échelles de valeurs. Avant 39–45, on a argumenté. Ensuite, on a pris les armes, et on a vaincu par la force : sans l’usage de la violence (celle des armées alliées et de la Résistance), il y aurait eu sans doute une éradication totale des juifs, et on ferait actuellement tous le salut nazi en se croisant dans la rue. C’est une vraie question, mais je ne suis pas certain de l’intérêt de l’argumentation quand on arrive dans certaines zones de la pensée : je préfère soit la force des armes, soit la loi, qui interdit certaines argumentations (par exemple : les propos racistes, xénophobes ou sexistes) au nom du refus des effets attestés par l’Histoire de certaines idées. Peut-être que je ne crois plus autant qu’avant au pouvoir des arguments, ni à la capacité de certains humains à changer grâce au débat d’idées…
En tout cas, merci pour ta longue contribution : débattre, oui, mais pas avec n’importe qui justement ! 🙂