Nuit debout : vers une convergence des luttes ?
Ecrit par Igor Babou, 23 Avr 2016, 16 commentaires
Je mets cette vidéo ici, en une, car sans ça Indiscipline ne serait plus Indiscipline… Point de vue strictement personnel, mais que j’assume.
Je ne commente pas plus : l’idée serait qu’ici, on puisse avoir un débat sur tout cela.
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Une vidéo assez impressionnante qui montre l’armée — oui oui, l’armée ! — intervenir à Strasbourg contre la Nuit Debout, sur une place. L’armée. On en est là, en France, en 2016 :
https://www.facebook.com/100011530335652/videos/175193132875030/
Bon, puisque personne ne semble intéressé par la discussion sur la Nuit Debout, au moins qu’on puisse en rire (ce n’est pas de moi, j’ai trouvé ça sur https://odieuxconnard.files.wordpress.com, et c’est excellent) :
Cette BD est marrante, et elle pointe un aspect des luttes sociales qui peut être critiqué, et sur lequel on ne se prive pas d’ironiser : leur tendance à se noyer dans d’interminables débats, en particulier les débats sur la bonne manière de débattre… Quoi qu’il en soit, cette ironie repose sur des bases historiquement fausse, dans la mesure où la révolution française a été précédée par la longue période de discussion en “AG” (je produis ici un anachronisme) lors de la réunion des Etats Généraux, et qu’un historien américain (Timothy Tackett) a démontré, sur la base de nombreuses archives (en particulier l’analyse inédite de la correspondance des conventionnels), que cette pratique de la discussion est justement ce qui a conduit les conventionnels à devenir révolutionnaires. Tackett se positionne ainsi en opposition avec les lectures marxistes de la Révolution (qui reposerait sur des rapports de force entre bourgeoisie et noblesse) ainsi qu’avec les lectures libérales post-marxiste à la Habermas (selon qui la Révolution serait avant tout le résultat de la diffusion sociale des idées philosophiques de Lumières). La lecture de Teckett est, d’une certaine manière, pragmatique (au sens de la sociologie pragmatique) : les conventionnels du Tiers Etat seraient devenus révolutionnaires dans le cadre-même du débat qui leur a été imposé par la noblesse et par le clergé, par la force du dispositif et par leur ostracisation. Et ce qui est intéressant, et raisonne (résonne ?) avec l’actualité de la Nuit Debout, c’est que c’est sur le thème du mode de scrutin que tout s’est joué.
Timothy, Tackett, “Par la volonté du peuple. Comment les députés de 1789 sont devenus révolutionnaires”, paris : Albin Michel, 1997.
Et en suivant ce lien, vous trouverez une note de lecture plus dense que mon court commentaire : https://ch.revues.org/35
Bonsoir,
Je pense que dans son analyse “Nuit Debout, le mythe du Peuple” publiée dans Le Monde en date du 29/04/16, Geoffroy de Lagasnerie (GdL) nous propose une critique du mouvement ou plutôt de son discours sous-jacent (car sa multiplicité empêche toute généralisation) qui est intéressante, voire pertinente et en tous cas mérite débat.
Pour résumer, si j’ai bien compris, Nuit Debout, dans son fantasme universel nierait les luttes plus minoritaires et s’avérerait mener à une impasse plutôt qu’à une convergence… bien que rien ne soit tranché.
Pour le moins, nous pourrions nous interroger sur ce qui se rattache à la notion de “commun”.
La Démocratie, la République, la Citoyenneté, le Peuple, constituent t’ils le “commun” ou bien sont ils des concepts aujourd’hui inopérants, dépassés ?
Pour rebondir sur le besoin de “renouer avec la singularité” décrit par GdL, il est important de noter que les points de réelles oppositions au capitalisme financier débridé d’aujourd’hui se situent d’avantage autour de luttes minoritaires extrêmement tenaces comme celles des peuples autochtones pour la préservation de l’environnement ou des sans-papiers et réfugiés contre les frontières (le “commun” c’est la planète entière) plutôt qu’autour d’une espèce de nostalgie d’une Démocratie Populaire ?
Tout ça me donne envie de réagir, je ne l’ai pas fait plus tôt car j’ai du mal à dégager du temps. Bref. Je suis souvent à Nuit Debout. C’est plutôt le texte de G de Lagasnerie qui renvoie pour moi à la BD de OdieuxConnard que ce qui se passe à Nuit Debout. Car tu fais bien Igor de faire référence à T. Thackett : oui les personnes présentes passent un temps énorme à argumenter, et justement, c’est exactement ça qui est super : le temps de la Nuit Debout est celui de l’action qui consiste à argumenter, imaginer, débattre. Penser que c’est ne rien faire, c’est finalement se mettre dans la logique politique et médiatique du « produire » (ou casser, c’est la même chose)….Utiliser une place pour débattre été argumenter ça pourrait être la finalité d’une action politique. Une fois que ça se passe, alors ce n’est plus rien, l’évènement est passé, il en faut un autre, vite, comme dans la consommation. Nous sommes aliénés par un rapport au temps qui justement est mis à la porte de la place de la République : personnellement, je trouve remarquable qu’on puisse passer deux heures à discuter du fait qu’il faut savoir si on soumet au vote des propositions ou bien si on expose des arguments : le temps politique devient le temps de la recherche qui est récupéré soir après soir par les habitants de la place. Hier soir, les syndicats sont arrivés en force à l’AG et on a eu le discours habituel du passage à l’action, c’est-à-dire la grève, autant dire rien de bien révolutionnaire. Mais à un moment, un représentant de Taxi Debout a pris la parole à son tour. Ce qu’il disait était nettement plus intéressant, les propositions étaient super (faire se succéder des journées où on teste des actions collectives variées type boycotts, récupérations de lieux, etc.), il prenait en charge ses propres ambiguïtés (la consommation des MacDo alors qu’il réclame que les personnes ne prennent pas des véhicules UBER). J’ai appris juste après que ce taxi était tous les soirs dans les débats sur la place. J’ai vu la différence de qualité, d’intelligence, d’imagination. Ce qui se passe à Nuit Debout c’est que la réflexion et le dialogue sont absolument et vraiment pris au sérieux, elles ne sont pas considérées comme des activités festives et faciles ou des symptômes ou signes d’autre chose.
A propos du billet de Lagasnerie : des collègues disent en effet que les minorités sont exclues de Nuit Debout. Je ne vois pas l’intérêt de ce type de remarque. En plus ce qu’il dit à propos des intérêts qui sont considérés comme universels alors que ce sont les causes singulières qui devraient proliférer témoigne du fait qu’il n’a pas du beaucoup participer : il y a des dizaines de commissions et certaines proposent des choses qui sont contradictoires mais les membres se respectent, il n’y a strictement aucune idée de vision universelle qui se dégagerait contre des minorités. C’est justement ça qui rend illisible ce qui se passe : Nuit Debout est un espace partagé par des dizaines de micro collectifs qui se concentrent sur leurs questions. La vision de Lagasnerie est bien plus banale que ce qui se ressent sur place et qui renvoie pour moi à quelque chose que je vois de manière un peu cachée dans les enquêtes et qui explose ici : la décence ordinaire, l’intérêt politique pour autrui, la revendication d’un temps et d’un espace qui ne sont pas des instruments ou des moyens mais qui sont utilisés pour être pleinement ensemble, et envisager un monde différent mais qu’il faut travailler à se représenter ensemble, sous peine de ne pas arriver à faire autre chose que ce qui existe déjà.
Par contre je suis un peu inquiète depuis la jonction avec les syndicats hier et le retour à l’objectif commun de supprimer la loi contre le code du travail.
Je poursuis un peu le commentaire : car pour moi Indiscipline a beaucoup à voir avec Nuit Debout, le lien avec Thackett que tu fais est manifeste. Il y a autre chose : je pense à la Nuit des Meutes que tu avais organisée, je suis certaine que la Nuit Debout permet à plein de jeunes participants de vivre une forme d’improvisation coordonnée dont “l’efficacité” n’est pas garantie, mais qui permet de faire l’expérience inoubliable et inaliénable du miracle des potentialités qui s’activent contre la plupart des modèles du fonctionnement social qui intéressent les élites. Personne ne sait actuellement ce qui va se passer mais demander à Nuit Debout de faire vite la révolution, c’est comme demander à des indiens des plaines survivants de restaurer dans leur pureté quantité de dimensions qui ont été éradiquées dans leur culture. Il va falloir du temps même s’il y a urgence, mais ce qui est certain c’est que quelque chose se passe, on ne sait pas à quelle échelle exactement. L’irritation impatiente des journalistes est normale mais elle n’est pas justifiée : c’est comme s’ils regardaient une forêt pousser, se plaignaient de ne rien voir et affichaient leur mépris pour la forêt comme forme de vie insuffisamment pittoresque pour le spectacle politique.
Je sentais bien que Lagasnerie était à côté de la plaque, avec un discours surplombant de philosophe. Je le sentais car même si je suis trop loin pour participer à Nuit Debout, je suis les AG sur internet, en vidéo, ainsi que certaines actions d’occupation qui on été menées. Je n’ai vu aucun universalisme à l’œuvre, en effet, aucun lissage de la diversité des minorités. Se méfier des approches philosophiques qui s’appuient sur les descriptions médiatiques devrait être un réflexe de survie intellectuelle. S’en méfier comme on se méfie du sens commun de Mme Michu : un philosophe de média n’est rien d’autre qu’une Mme Michu qui a fait des études. Se méfier aussi du sens commun de l’imaginaire révolutionnaire : barricades, mouvements de foule, etc. Comme si on expliquait la Révolution Française par la prise de la Bastille. Tackett a fait bien plus : il a démontré, sur des bases d’observations empiriques (5000 lettres de conventionnels épluchées dans le détail), comment c’est l’être ensemble sans agir mais dans le débat des conventionnels qui les a amenés à devenir révolutionnaires. Il montre comment l’apprentissage des formes du débat a été vécu comme une véritable école du politique, sans laquelle la Révolution n’aurait pas été ce qu’elle a été.
L’attente d’une explosion populaire qui, par l’action, renverserait tout sur son passage et ferait table rase du passé relève d’un imaginaire : un imaginaire qui se focalise sur l’événement, sans voir que les événements sont inscrits dans des temporalités qui les dépassent. Mais cet imaginaire c’est aussi celui des médias, gardiens s’il en est de l’ordre établi, et qui ne tolèrent pas qu’un désordre ne conduise pas immédiatement au renversement d’un ordre par un autre : car c’est bien cela qui attire les médias, que l’ordre succède à l’ordre, et que le pouvoir reste donc dans les mains du pouvoir. Pas que l’idée de pouvoir ou d’ordre, de domination, soit remise en cause. Le caractère fondamentalement réactionnaire des médias est lisible jusque dans leur attirance pour les mouvements révolutionnaires. Ils attendent une révolution pour célébrer le fait que, jamais, rien ne change. Et que, logés au coeur de cet ordre (qu’il soit politiquement de gauche, ou de droite, leur importe peu), ils puissent conserver leur place de donneurs de leçon, de descripteurs faussement objectifs du monde.
Par ailleurs, pour en revenir à la supposée exclusion des minorités (qui rejoint la critique des “bobos”, qui sont au XXIè siècle ce que les juifs furent au XIXème et XXème : la catégorie médiatique repoussoir absolue, on se demande bien pourquoi d’ailleurs, dans les deux cas, mais passons… le fait est qu’une certaine critique de la Nuit Debout prétend qu’elle ne serait composée que de “bobos” et pêcherait donc par son uniformisation), il faudrait se demander sur la base de quels observables on discute. En ce qui me concerne, j’ai évidemment la vision partielle de celui qui, situé à 9000 km de Paris, ne voit de la Nuit Debout que ce que les périscopeurs donnent à voir dans leurs vidéos : je suis virtuellement assis avec eux chaque soir dans le public pour suivre en direct les AG sur la place de la République (et je sais bien qu’il n’y a pas que cette place où des Nuits Debout se réunissent en France). J’écoute par ailleurs la Radio Debout, en parallèle. Et je suis les discussions en forum.
Dans chacune des AG, pour le moment, j’ai vu un public apparemment majoritairement blanc et jeune, mais aussi, en tribune, pas mal de chômeurs de longue durée, de personnes âgées, de banlieusards, de blacks et de beurs, de militants associatifs pour le droit au logement, de féministes radicales, de personnes peu dotées en capital culturel mais apprenant à prendre la parole en 3 minutes devant une foule, d’étudiants, de vieux 68tards, de SDF, etc. Tout ce panel de la population de Nuit Debout me paraît tout de même légèrement moins uniforme qu’un amphi à Normale Sup’ (et dieu sait que toi et moi, on les a bien connus, ces normaliens…).
Donc, même si j’ai évidemment des critiques à faire à Nuit Debout (mais qui n’aurait pas de critique à faire à n’importe quel mouvement revendicatif naissant et visant à refonder la démocratie en contexte de violence policière, de censure médiatique, et de mépris de la classe politique…), je ne vois pas vraiment la pertinence des critiques du caractère uniforme de ce mouvement.
Ensuite, il y a l’opinion de Lagasnerie selon laquelle la seule réelle opposition efficace au capitalisme serait celle portée par les peuples autochtones autour d’enjeux environnementaux et de sans papiers relégués aux marches de l’Empire. Certes. And so what ? Est-ce que cela signifie que toute autre forme de lutte serait inutile, non pertinente, et qu’il faudrait la critiquer en soi ? J’avoue ne pas voir l’enjeu de ce débat. Les autochtones et l’environnement ? En France, il n’existe pas de peuple autochtone. Les derniers d’Europe sont les Sami de Suède et de Norvège. Qu’en tire-t-on, en termes de stratégie de lutte anticapitaliste ? Qu’en France il vaut mieux ne rien faire, ne rien dire, ne rien tenter, et qu’on doit tous émigrer en Laponie afin d’aider les éleveurs de rennes à monter des barricades dans la steppe pour lutter contre un ennemi qu’eux-mêmes n’identifient pas comme tel ? (il se trouve que je connais un peu le sujet, et qu’ayant été récemment dans un jury de thèse sur les Sami et fréquentant des spécialistes de ce peuple autochtone, je peux dire que la question du capitalisme financier n’est pas celle qui les occupe en priorité). Enfin, les migrants parqués dans des camps de transit : ils veulent avant tout vivre et survivre en trouvant un job. Pas lutter contre le capitalisme. Ou alors, il faudrait le démontrer. Ce que personne n’a fait, bien entendu, et surtout pas Lagasnerie.
En gros, ces deux exemples des autochtones et des migrants permettent à un philosophe confortablement assis derrière son clavier et publiant dans un quotidien au service du capitalisme financier de dire : “ne pensez pas, je m’en charge pour vous, ne débattez pas, c’est inutile, et n’agissez pas là où vous pouvez agir car les seules actions efficaces vous sont inaccessibles”. On a vu mieux comme “pensée” anticapitaliste…
On est face au mépris du proche : la goyave de France au fond. Ce qui se passe chez les autochtones et les migrants est plus vrai et plus important. Comment osons-nous revendiquer une action qui ne peut être que ridicule à côté de ce qui se vit et se pense loin, ailleurs, là où les choses sont plus dures, plus extrêmes, etc. Grand avantage : ça permet de ne pas participer, tout en gardant la légitimité du point de vue éclairé, savant, panoramique, contre la vision ras-de- pavé des ignorants mus par des imaginaires qu’ils ne maîtrisent pas mais que l’observateur savant, lui, peut déchiffrer facilement. Au fond, la rente de situation est ici le droit de parler de ce que le quidam ignore très certainement, vieille technique, qui a fait l’objet d’une critique forte dans le cas de vulgarisation des sciences de la nature dans les années 70. Du coup le savant rate quantité de dimensions très spécifiques du mouvement : le fait que les participants ne prétendent justement pas pouvoir tenir un discours général sur ce qui se passe, puisqu’ils sont dedans, la dimension étonnamment intergénérationnelle. ça me frappe, il y a des jeunes mais aussi pas mal de gens assez âgés, comme si finalement les aspirations étaient toujours là intactes, ça me rappelle quand Pierre Clément disait qu’il était heureux de voir s’exprimer des visions émancipatrices en 2009 alors qu’il avait été super investi dans les années 70 et que nous pensions qu’il éprouverait peut-être lassitude ou irritation à voir resurgir tous les thèmes de l’époque. Ça me frappe beaucoup cette jeunesse permanente des idéaux même quand on a échoué, le fait que ça ne génère pas de cynisme, mais l’envie de retomber amoureux en quelque sorte, d’une dynamique politique qui reste sans cesse à animer, investir. Igor je pense que tu es une des rares personnes à faire l’effort de suivre de loin aussi sérieusement et je pense que Radio Debout, TV Debout, seraient super heureux de savoir que ça sert, que ce n’est pas en vain d’enregistrer des images si fastidieuses quand même il faut bien l’avouer, comme sont fastidieux certains moments, mais comme dans tout processus. Je ne suis pas toujours là-bas loin de là, en plus il fait froid, le beau temps ne vient toujours pas. Je sais que ce que je rate est plus important que ce que je saisis et c’est ça qui me semble également très positif : on sait que ça va dans tous les sens et ce qui serait bien c’est que ça se déploie dans le quotidien, au nom de Nuit Debout, il faudrait que les participants qui décident de mener une petite action ailleurs aient un brassard Nuit Debout. J’avais envie de reproposer l’Institut Autonome! En tout cas de reprendre la réflexion, qu’en penses-tu?
Oui, super idée. De mon côté, vu là où je suis, je ne peux que tenter d’animer quelques discussions sur le chat de sciences-debout, mais les présents semblent surtout avoir envie de parler de contenus scientifiques, ce qui est frustrant. En tout cas, si notre vieux projet utopique d’institut autonome peut revoir le jour, ça serait une bonne chose. C’est très frustrant pour moi de ne pas être à Paris en ce moment…
Il n’y a pas d’urgence, bientôt…
Tiens, à propos de convergence des luttes, je suis frappé par l’absence d’une commission sur les services publics : il y a une commission éducation, une sur les infirmière, mais rien qui permette de penser et d’agir au niveau global de ce qu’on sait subir les mêmes dynamiques de destruction par le libéralisme. De même, s’il y a un type qui anime science debout (et dont la proposition se résume à se balader avec une pancarte “je suis physicien, posez moi vos questions), il n’existe pas de commission université-recherche. Si tu vas à Répu, tu pourrais peut-être en parler ?
Oui c’est juste, je me suis dit qu’il manquait quelque chose de la part de l’Université (et des services publics, tu as raison).
J’ai mis un mail dans ce sens (à propos de l’université) sur le site de convergence des luttes. Je ne sais pas si ça aboutira à quelque chose, mais rien n’interdit d’essayer.
Aucune réponse. Ni de la part des gens du site de Nuit Debout, ni sur Facebook, ni sur les forums. Bon, je sens que je ne vais pas perdre plus de temps que ça, et que je vais me contenter de vaquer à mes occupations perso à moi que j’ai, d’autant qu’ici même, ça n’a l’air d’intéresser que toi et moi… Intense moment de solitude 😉
J’avais envie quand même de continuer à commenter même si comme tu le remarques, on a rarement de réponses sur les réseaux. Avec des membres du GRIPIC il y a quelques temps, nous sommes allés à Nuit Debout, j’avais envie qu’on se déplace hors de nos murs, et j’ai écrit ensuite un petit texte sur le lien que je fais entre Nuit Debout et une forme de recréation institutionnelle hors des environnements professionnels qui sont vidés de leur substance institutionnelle. On a une assemblée, une bibliothèque, un orchestre, un stand d’aide juridique, de l’éducation populaire, on a aussi l’université dans ses rapports aux savoirs et au débat. Je mets ici le petit texte que j’ai adressé aux collègues et doctorants avec qui je suis allée à la République
Je voudrais essentiellement revenir sur ce que l’émergence de Nuit Debout nous dit de l’Université aujourd’hui, ce qu’elle restitue de ce qu’est cet espace universitaire, ancien, extrêmement précieux et vivant. Cet espace universitaire est aujourd’hui compacté, comprimé, contraint par une politique d’enseignement et de la recherche qui est fort peu inspirée par les résultats de nos propres travaux sur ce qu’est le social, le savoir, la culture.
Nuit Debout intervient au moment où l’Université continue à être écrasée dans le rouleau compresseur de réformes qui visent à en faire un dispositif de production, obsédé de compétition, fortement hétéronome, bureaucratisé, où les sociabilités sont attaquées par un manque de confiance total de nos tutelles dans nos capacités d’expérimenter librement et de nous organiser en fonction de nos propres savoirs sur la société.
Nuit Debout, dans sa tentative pour la réappropriation quotidienne de l’activité politique, est par une ironie du sort assez rassurante, très fortement inspirée par une culture universitaire qui est passée dans la culture commune. Comme si des aspects fondamentaux de l’université qui sont fortement découragés et menacés dans nos propres murs, surgissaient au milieu de l’espace urbain, bien vivants et robustes.
Les dimensions culturelles, sociales et politiques de l’Université sont contestées dans les politiques de l’enseignement supérieur et de la recherche, au nom de visions qui sont pourtant totalement dépassées en sciences humaines et sociales. Mais elles rejaillissent ailleurs, dans le monde de la place :
- attention et respect pour la parole de chacun, passion pour l’argumentation et pour des formes de sociabilités régulées qui permettent de construire dans des petits collectifs (comme les séminaires !), goût pour le dialogue, curiosité intense, respect pour la parole qui s’énonce, caractère positif de la critique, enthousiasme pour les idées qui surgissent de l’échange
- importance assumée de toutes les pratiques liées à la culture et aux savoirs sur la place, ce qui manifeste avec éclat le lien entre territoires, savoirs, politique : stand d’éducation populaire, bibliothèque debout, orchestre symphonique, collectes d’expériences et de témoignages (par la commission savoir faire des luttes), consultations juridiques, conférences, etc. En même temps, absence de bénéfices quels qu’ils soient : toutes ces pratiques politiques, savantes et culturelles se font hors marché, hors valorisation, hors production. Elles tirent leur valeur du fait qu’elles n’ont besoin ni de préparer une action, ni de construire une position, ni de rapporter un bénéfice. Elles se soutiennent du simple fait qu’elles sont entretenues et vivantes.
- évolution non pas vers des formes structurées d’»action» mais vers un foisonnement de questions, d’explorations, d’initiatives micro-collectives qui ne réclament pas de visibilité : c’est là à mon avis qu’il existe un foyer d’incompréhension radical avec tous ceux qui ne voient que des bavardages brouillons, de la dispersion, et attendent une grande action collective structurée.
Car la rue est très rarement le lieu où le savoir est un enjeu majeur. C’est pourquoi on ne considère l’argumentation et la parole que comme des préliminaires à autre chose, alors même qu’il s’agit d’ activités en tant que telles. Imaginons quelqu’un qui ouvrirait les portes des cours et séminaires dans n’importe quel lieu de savoir, constaterait que tout le monde réfléchit, questionne, répond, parle, et en conclurait qu’il ne se passe strictement rien et que toute cette humanité perd son temps au lieu d’agir. Je pense constamment en ce moment à l’ouvrage de T. Thackett, Par la volonté du peuple, où l’historien nous plonge dans les semaines et mois d’immersion dans l’écoute et la réflexion lors des États Généraux.
En outre le foisonnement et la différenciation sont des phénomènes que nous chérissons en sciences sociales, ils sont notre mode de structuration dans l’élaboration, le partage, la critique des savoirs face à la complexité : personne n’est inquiet du fait que chaque thèse apporte encore une vision singulière, que les cours ne sont jamais identiques. Il ne viendrait à l’idée de personne de considérer que l’organisation de séminaires est du temps perdu compte-tenu des urgences d’action ou de production puisqu’à l’Université, ce sont des actions ou des productions.
Et cette réappropriation du politique sous cette forme si particulière oblige à étirer, ralentir les processus au lieu de les raccourcir, c’est une formidable indifférence à l’urgence qui est aliénante et destructrice. Finalement le fameux mouvement du slow science est un peu sur la place, dans cette réappropriation de tout le temps nécessaire. Au moment où on demande l’accélération des durées de thèses, et de programmes, des personnes passent tout le temps qu’il faut à discuter d’un processus de vote par exemple. Si les enfants devaient se demander comment planifier l’apprentissage le plus rapide possible de la marche, du langage, du calcul, de la lecture, etc marcher parler compter lire, etc etc, ils n’entreprendraient pas sans aucun souci d’échéance mille apprentissages et ajustements.
- Importance des sociabilités, fondamentales : je fais le lien avec ce j’ai appris dans les rencontres d’enquête. Il n’y a pas qu’un côté «sympa» dans le fait de pouvoir se réunir dans des lieux urbains, réfléchir face à des bières. C’est essentiel dans l’activité même de recherche et dans les pratiques de connaissances et leur partage. Nous sommes amateurs de nos propres pratiques, avant d’être salariés (ou précaires) au sein d’organisations professionnelles, et nous pouvons les pratiquer, au moins en partie, où bon nous semble avec des modes de fonctionnement dont nous sommes libres, pour peu que nous récupérions des marges.
Ce sont ces aspects de Nuit Debout qui m’intéressent beaucoup.