Il est maintenant clair pour toutes celles et ceux qui ont conservé un minimum de capacité d’analyse et de critique que l’Europe est sous le joug d’une nouvelle forme de dictature. L’Union Européenne vient de bafouer le résultat pourtant massif du référendum grec dénonçant les politiques inefficaces et injustes d’austérité, et Alexis Tsipras a trahi le mandat populaire qui lui avait été confié. Aux dictateurs en lunettes noires de l’URSS et de l’Amérique latine des années 1970, et aux blindés sillonnant les rues, se sont substitués des technocrates propres sur eux, des ordinateurs en réseau, des comptes bancaires opaques, une oligarchie financière, et des médias aux ordres : autres temps, autres méthodes, mais résultats identiques. Des peuples entiers sont asservis à des dogmes rendus indiscutables et souffrent de la faim et du désespoir. Jamais nous n’avons été aussi loin du processus d’émancipation qui fonde pourtant l’imaginaire démocratique. Le cas grec est et restera un traumatisme, mais c’est l’Europe entière qui est visée par cette reprise en main totalitaire. Ce sont les tentatives d’émancipation qui émergent en Espagne, en France, ou en Italie, par exemple, qui sont dans la ligne de mire des mitrailleuses économiques des libéraux. Car c’est tout espoir d’un autre monde qu’il s’agit de liquider.
Des tombereaux de discours propagandistes sont déversés chaque jours dans les médias. Ânonnant un catéchisme fait de résignation politique, de servilité à l’égard des puissances de l’argent, et de personnification absurde des rapports de force, les médias portent la figure de la métonymie qui règne en maître pour évoquer Merkel, Hollande et Tsipras plutôt que les électeurs Allemands, Français et Grecs. Les réseaux dits « sociaux », célébrés comme de nouveaux oracles, mettent en visibilité des opinions réduites à 140 misérables caractères et permettent une comptabilité obsessionnelle de la part de la presse : plutôt que d’agir pour renverser d’illégitimes rapports de domination, les populations réduites à des statistiques sont invitées à s’exprimer en ligne, là où cette expression n’aura aucun effet pratique ni politique. Des millions d’internautes peuvent bien suivre le htag « #ThisIsACoup », cela ne changera rien au coup d’État qui est en cours en Europe. Le basculement de l’activisme sur des réseaux numériques lies à des entreprises privées et à des logiciels propriétaires où la visibilité est la règle (ce qui n’était pas le cas à l’époque des premiers réseaux sociaux du net, ceux qui ont émergé dans les années 1995 à 2000 avec les premiers forums de discussion qui pouvaient avoir des parties entièrement privatisées), a conduit à un asséchement des potentialités émancipatrices de l’argumentation en ligne, qui n’a plus guère de chance d’être suivie d’actions visant la création de rapports de force, ni même de véritables échanges argumentés.
Mais ne sombrons pas dans un médiacentrisme simplificateur : la critique des médias est une critique faible et peu pertinente d’un point de vue sociologique car elle se réduit à penser le monde à travers sa mise en représentation médiatiques. La dictature qui s’est mise en place en Europe, en cette année 2015, a des racines profondes aussi bien idéologiques, économiques, qu’organisationnelles. Cela fait en effet des décennies que la plupart des institutions du service public en Europe, dans les domaines de la santé, du droit, de l’enseignement, de la recherche et de la culture, sont soumises à un régime qui est, fondamentalement, une préparation au totalitarisme. Sans oublier le monde de l’entreprise, bien entendu, dont les salariés souffrent également. Mais c’est un domaine que je connais mal. Depuis le début des années 2000 – et on pourrait sans doute remonter plus loin -, nous avons été un certain nombre à dénoncer les dérives mercantilistes, utilitaristes et autoritaires qui caractérisent la gouvernance d’institutions dont on sait qu’elles sont au fondement de nombreux liens sociaux et qu’elle contribuent à la fois aux imaginaires, et aux pratiques concrètes, de la démocratie. L’université, en particulier, a été soumise à la fois à des politiques de réduction drastique de ses budgets, à la liquidation rapide de ses espaces démocratiques, et à la naturalisation par ses agents de l’idéologie managériale, utilitariste, et libérale. Une bureaucratie insensée s’y est installée, et les espaces de débat et de prise de décision collectifs se sont réduits, voire ont disparu massivement, pour être regroupés dans les mains de quelques administrateurs, recomposant en les transformant les anciens mandarinats qui avaient été réduits à partir de 1968. Tout cela a été à la fois imposé de l’extérieur par nos tutelles ministérielles et par les mécanismes de mise en concurrence des établissements impulsés par l’Union Européenne, mais cela a été également accepté, voulu, anticipé, soutenu et légitimé en interne, par les clientélismes et par la lâcheté de la plupart des collègues. Ce processus s’observe à peu près à l’identique dans l’ensemble des services publics : là où, en principe, se créait l’idée d’un bien commun, là où en principe s’incarnaient des valeurs d’émancipation et de solidarité, sont maintenant installés durablement les dogmes de l’argent-roi, de la compétition de tous contre tous, de la brutalité comme mode de résolution des conflits, du refus de la mise en question des idées reçues et des pouvoirs établis. On n’insistera jamais assez sur la collaboration active d’une masse d’acteurs à ce processus de servitude volontaire : s’il y a eu imposition exogène des dogmes libéraux et managériaux, c’est par la collaboration interne des agents que ces dogmes ont pu s’imposer. S’il y a eu de nombreuses résistances, elles n’ont pas réussi à transformer la donne, sans doute car elles ont rencontré, en particulier à l’université, un habitus très partagé de servilité inscrit dans des procédures d’évaluation et de classement des individus dont le travail scientifique est friand.
Quand tant d’institutions du savoir, de la culture, du droit, de la santé sont soumises à un tel régime de déni de démocratie, comment imaginer que les institutions politiques ne suivent pas la même voie délétère ? Quand les potentialités critiques et les valeurs de la mise à distance des dogmes s’effacent des agendas, quand les intellectuels démissionnent au profit de la servilité à l’égard des petits pouvoirs, quelle peut bien être la pensée qui est alors enseignée, transmise, véhiculée socialement, si ce n’est une pensée de la servilité ? On ne cesse de s’indigner du retour du religieux et des fondamentalismes, mais il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas voir que la laïcité républicaine s’est très bien accommodée de dogmes et d’assujettissements tout aussi puissants à l’égard d’une économie orthodoxe et d’une pensée managériale réductrice. Et on peut faire le pari que lorsque les institutions étouffent les imaginaires et à interdisent les alternatives politiques, cela favorise les radicalisations, les fondamentalismes, et la violence politique. D’autant que ce délitement démocratique prospère sur un arrière plan de corruption politique, d’effondrement de la légitimité des partis politiques, et de trahison des partis dits « socialistes » dans toute l’Europe. Tout ceci sans négliger le contexte de recul des syndicats devenus au mieux co-gestionnaires des réformes libérales, au pire simples appuis des clientélismes locaux, mais certainement plus forces de propositions politiques et d’actions revendicatives d’ampleur : tant que les syndicats se contenteront d’appeler à défiler en catimini un dimanche matin derrière des sonos cacochymes diffusant des slogans d’un autre âge, ou à proposer les mêmes sempiternelles grèves d’une demi-journée, aucune action des personnels ne pourra créer un rapport de force. Ces structures syndicales archaïques, qui n’ont rien compris aux évolutions politiques ni aux aspirations des salariés à plus d’horizontalité, n’ont semble-t-il pas d’autre ambition que d’entretenir, elles-aussi, une bureaucratie plus attentive à perdurer qu’à faire changer les choses.
La question qui se pose maintenant, c’est comment retrouver des espaces de liberté dans un monde où il ne suffit plus de prendre un fusil et de rejoindre des résistants pour espérer transformer un rapport de force ? Car, même si l’option d’une action non violente ne saurait être la seule légitime face aux forces totalitaires qui se mettent en place en Europe, les caractéristiques de ce totalitarisme qui est aussi bien oligarchique que financier et organisationnel ne peuvent se combattre comme on combattait, armes à la main, par exemple à l’époque du nazisme ou du franquisme. Depuis le début des années 2000, nous avons été nombreux à tenter toutes les voies de résistance pacifique, en utilisant les outils de l’argumentation, de la diffusion publique d’idées, de la construction de rapports de force, du patient tissage de relations entre acteurs pour permettre la convergence des luttes : cela n’a conduit qu’à l’échec. Ce n’était donc pas la bonne méthode.
Au point où j’en suis, maintenant que le découragement s’accompagne d’une amertume et d’un dégoût profond pour les institutions dans lesquelles je me suis investi (l’université, les disciplines, les sociétés savantes, les revues, les SHS en général, etc.), je ne peux qu’avouer un sentiment mêlé de rage et d’impuissance. L’impression qu’il faudrait reprendre tout posément, et avec plus de courage, en démêlant des fils tellement embrouillés qu’il faudrait des années de réflexion pour aboutir à de nouvelles hypothèses d’actions : mais nous n’avons pas des années devant nous. Nous avons la dictature qui se profile à l’horizon, et cet horizon n’est plus du tout lointain ! Peut-être que s’avouer ses échecs et ses limites est toujours mieux que les discours va-t-en guerre et que le simplisme idéologique des fanatismes politiques. Mais ça ne suffit pas.
En attendant une solution globale, on peut au moins être solidaire de la Grèce en lutte contre le totalitarisme de l’Union Européenne.
A suivre, donc, peut-être…