Aller à…

Indiscipline !

Savoirs, nature, cultures et alternatives sociales

Flux RSS

L’art comme élément d’un dispositif de pouvoir


Share

L’État n’est pas fait pour diri­ger l’art mais pour le ser­vir, et il le sert dans la mesure où ceux qui en ont la charge le com­prennent. (A. Malraux)

La ques­tion posée par Mal­raux taraude depuis trente ans les artistes, et ceux qui, ayant déve­lop­pé une sen­si­bi­li­té et une connais­sance de l’art, sont en charge, sur le ter­rain, de sa dif­fu­sion, de « l’élargissement du cercle des connaisseurs ».

Les ten­dances récentes des déci­deurs poli­tiques, Minis­tère de la Culture, col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, rendent cette ques­tion d’une urgence dramatique.

Au début de la décen­tra­li­sa­tion, avaient été nom­més à la direc­tion des lieux de dif­fu­sion de l’art, soit des artistes, soit des amou­reux de l’art, de ceux qui avaient par­cou­ru les che­mins de l’art, éta­bli un dia­logue riche avec les artistes, s’étaient inlas­sa­ble­ment inter­ro­gés sur la nature de l’art, sa place et son rôle dans la socié­té, sur sa dif­fu­sion dans toutes les couches de la popu­la­tion, sur les pra­tiques artis­tiques, bref sur l’art vivant.

Au Minis­tère, des artistes ou de vrais connais­seurs de l’art étaient majo­ri­tai­re­ment les réfé­rents des acteurs de terrain.

Quelle est la situa­tion aujourd’hui ?

Les énarques, il y a 20 ou 30 ans, mépri­saient joyeu­se­ment le Minis­tère de la Culture, où les pers­pec­tives de car­rière étaient bien maigres. N’y venaient que quelques pas­sion­nés qui choi­sis­saient de faire un métier pour lequel ils res­sen­taient ces affi­ni­tés élec­tives qui sont par­fois si fortes, plu­tôt que de grim­per les étapes d’un plan de car­rière soi­gneu­se­ment pla­ni­fié, avec pan­tou­flage ou car­rière poli­tique à la clé.
Aujourd’hui, à l’exemple de cer­tains poli­tiques, le Minis­tère de la Culture est un mar­che­pied inté­res­sant pour les car­rié­ristes. Qu’on se sou­vienne qu’y sont pas­sé Phi­lippe Douste-Bla­zy, Phi­lippe de Vil­liers, Fran­çois Léo­tard, mais aus­si André San­ti­ni ((Durant les quelques mois pas­sés comme Secré­taire d’État à la Culture, sa prin­ci­pale action aura été d’obtenir pour le conser­va­toire d’Issy-les-Moulineaux, ville dont il est Maire, le label d’École Natio­nale de Musique. Ensuite, sans doute épui­sé par l’effort, il a quit­té le Minis­tère.)), Jean-Phi­lippe Lecat, Fran­çoise Giroud, Michel d’Ornano, Jacques Tou­bon ou Michel Duf­four à qui l’on doit le conster­nant sta­tut des EPCC, mais on abor­de­ra plus loin ce point.
Les deux der­niers ministres en poste ne dérogent pas à la règle : Jean-Jacques Ailla­gon vou­lait sur­tout être Maire de Metz, on a les ambi­tions qu’on peut, d’où la créa­tion, dont l’urgence n’était pas aveu­glante, d’une « antenne » du CNAC Georges Pom­pi­dou dans cette bonne ville de gar­ni­son. L’antenne est là, mais on sait ce qu’il est adve­nu de l’ambition…

Quant à Renaud Don­ne­dieu de Vabres, Ministre en exer­cice pour encore deux mois, la visite de son site de dépu­té, lors de sa nomi­na­tion, ne jetait qu’une bien faible lueur sur son inté­rêt pour l’art. Nom­mé pour cal­mer la révolte des artistes en 2003, il a joyeu­se­ment tra­hi sa parole et, tel un Titan entas­sant Pélion sur Ossa, il a accu­mu­lé déci­sions conster­nantes sur réduc­tions de crédits.

À la suite, donc, de ces ministres de pas­sage, l’administration du Minis­tère s’est vue insi­dieu­se­ment gagnée par des pro­mo­tions de tech­no­crates dont rien, dans le par­cours n’indiquait une quel­conque incli­na­tion pour l’art. À cela s’ajoute la main­mise de Ber­cy sur l’administration de la Culture, pro­vo­quant une incroyable infla­tion pape­ras­sière et comp­table exi­gée des struc­tures artis­tiques, com­pa­gnies ou lieux de diffusion.

Il reste, heu­reu­se­ment, de vrais connais­seurs de l’art au Minis­tère de la Culture. Ils se raré­fient, ont de moins en moins de lati­tude d’action, beau­coup se décou­ragent, le nombre de dépres­sions chez les ins­pec­teurs devient alar­mant, mais enfin il en reste.
Pour autant, on peut se poser quelques questions :
Com­bien de direc­teurs de DRAC ont mani­fes­té un inté­rêt réel pour l’art vivant avant leur nomi­na­tion : de moins en moins. Les arri­vants d’aujourd’hui ont un rôle d’éradicateur que beau­coup rem­plissent avec zèle.

Com­bien de conseillers en DRAC ont une réelle expé­rience per­son­nelle du ter­rain de la dif­fu­sion de l’art : une minorité.
Cette igno­rance du ter­rain, qui méri­te­rait d’être lar­ge­ment déve­lop­pée, n’empêche pas qu’ils donnent des direc­tives, attri­buent des moyens, et expliquent aux acteurs de la base com­ment diri­ger leurs struc­tures. Mais leurs cri­tères sont ceux en vigueur au Minis­tère, dont ils appliquent fidè­le­ment et conscien­cieu­se­ment les orien­ta­tions de l’année.
Il y aurait bien d’autres exemples : Pour n’en prendre qu’un, quel est l’intérêt pour les auteurs dra­ma­tiques, quel tra­vail en leur faveur a réa­li­sé le nou­veau direc­teur de la Char­treuse de Vil­le­neuve-lès-Avi­gnon, dont c’est la voca­tion depuis 20 ans ? À notre connais­sance, aucun. Mais sans doute ne savons-nous pas tout…

Ce phé­no­mène d’élimination des pré­oc­cu­pa­tions artis­tiques se déroule en paral­lèle avec la mon­tée en puis­sance des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales dans le déve­lop­pe­ment du réseau. Le point de bas­cule a été atteint il y a déjà plu­sieurs années et l’État n’est plus qu’un finan­ceur très mino­ri­taire, voire absent, de la plu­part des lieux d’art.

Son influence est pro­por­tion­nelle à son enga­ge­ment et ce sont les élus locaux qui tiennent la déci­sion entre leurs mains. Ce sont les Maires qui nomment de fait les direc­teurs de Scènes Natio­nales et de Théâtres Conven­tion­nés, par exemple. Et ils les nomment en fonc­tion de la vision poli­tique qu’ils ont de leur théâtre.

On a vu des Maires de grandes villes jeter dehors des direc­teurs confir­més, avec des bilans remar­quables, mais qui ne tou­chaient pas assez l’électorat sup­po­sé du Maire, et le Minis­tère, qui avait pour­tant sou­te­nu avec enthou­siasme le pro­jet de ce direc­teur, se cou­cher, et nom­mer quelqu’un d’autre, mieux à la conve­nance de l’édile en colère.
Par ailleurs, le recru­te­ment des col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales se nor­ma­lise. La plu­part des postes aujourd’hui sont réser­vés à des fonc­tion­naires ter­ri­to­riaux, titu­laire des concours de la fonc­tion publique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’art et sa vie n’ont qu’une place micro­sco­pique dans les for­ma­tions à ces concours. Quant aux fameux DESS de « mana­ge­ment cultu­rel » ((Plu­sieurs cen­taines de jeunes diplô­més sortent ain­si chaque année en pen­sant qu’ils peuvent deve­nir direc­teurs de Scène Natio­nale. Quand ils ont de la chance, ils sont emplois-jeunes dans une com­pa­gnie fau­chée… À moins que la sou­plesse de leur échine ne les fasse remar­quer d’un fonc­tion­naire, les contor­sion­nistes sont assez deman­dés dans l’institution.)) dont il existe au moins une qua­ran­taine de ver­sions en France, l’art n’y est abor­dé qu’en termes de pro­duc­tion, de ges­tion, de mar­ke­ting, de « com­mu­ni­ca­tion », bref, comme sous-pro­duit de l’action politique.

Il n’y a plus de place pour les pas­sion­nés, les inven­tifs sans diplôme, les foui­neurs de l’art, les inven­teurs d’actions nou­velles. Il faut des tech­no­crates, des fonc­tion­naires ((Rap­pe­lons qu’un direc­teur de théâtre en conven­tion avec l’État est cen­sé avoir toute liber­té artis­tique. Nom­mer un fonc­tion­naire, c’est nom­mer quelqu’un dont le sta­tut implique le « devoir d’obéissance » (sic). Cher­chez la contra­dic­tion …)) res­pec­tueux des « pro­cé­dures », de ceux qui ne rêvent pas.

L’autonomie de l’art, la liber­té de créa­tion, le ques­tion­ne­ment du monde par l’art, sont des pro­blé­ma­tiques en voie de dis­pa­ri­tion de l’action cultu­relle publique. Ils sont rem­pla­cés par la « bonne ges­tion », le déve­lop­pe­ment des « fonds propres », la ren­ta­bi­li­té, le cal­cul imbé­cile du « coût de la place », l’engraissement des « taux de fré­quen­ta­tion » et nulle réflexion sur les contenus.

Un som­met a été atteint avec les Éta­blis­se­ments Publics de Coopé­ra­tion Cultu­relle (EPCC) créés par Michel Duf­four et Cathe­rine Tas­ca. La pro­fes­sion récla­mait depuis long­temps un sta­tut juri­dique pour les théâtres qui les pro­tège mieux que la loi de 1901 sur les asso­cia­tions, et qui ne soit pas pour autant un sta­tut commercial.

L’EPCC, cen­sé répondre à cette pro­blé­ma­tique, éta­blit en réa­li­té la main­mise abso­lue des élus locaux sur les lieux artis­tiques : Le conseil d’administration est sou­ve­rain, il est com­po­sé majo­ri­tai­re­ment d’élus locaux, l’État y est sta­tu­tai­re­ment mino­ri­taire, quel que soit le niveau de son finan­ce­ment, et sur­tout, le pro­jet artis­tique n’est plus de la res­pon­sa­bi­li­té du direc­teur, mais du Conseil d’administration. Le pro­fes­sion­nel de l’art y est asser­vi aux desi­de­ra­ta des élus locaux, dont la com­pé­tence artis­tique pour­rait, pour le moins, être questionnée.
Mieux, au moment du vote de la loi au Sénat, le groupe cen­triste, sous la pres­sion des pro­fes­sion­nels, avait pré­sen­té un amen­de­ment pré­ci­sant que « le conseil d’administration déter­mine la poli­tique artis­tique sur pro­po­si­tion du direc­teur ». Amen­de­ment reje­té par Michel Duf­four au nom du gou­ver­ne­ment Jospin.

C’est donc bien la prise du pou­voir sur l’art par la poli­tique locale, avec tout ce que cela implique de popu­lisme, de sou­mis­sion aux lob­bies locaux et d’électoralisme à courte vue. Il y a quelques excep­tions, bien sûr, bien rares…

Les mau­vaises langues mur­murent que Michel Duf­four, lorsqu’il était Maire-adjoint à la Culture de Nan­terre, ne s’est jamais conso­lé de ne pas avoir le pou­voir sur le Théâtre des Aman­diers… La ven­geance est un plat qui se mange par­fois tiède.

Tech­no­cra­tie et ins­tru­men­ta­li­sa­tion sont aujourd’­hui les poi­sons de l’art.
C’est peu de dire que la vie artis­tique se res­sent dure­ment de cet état de fait. Les dif­fi­cul­tés pour dif­fu­ser une créa­tion, un tra­vail de recherche, sont deve­nues quasi-insurmontables.

Les pro­grammes des grandes salles voient se mul­ti­plier les spec­tacles de varié­té, de « nou­veau cirque », et dis­pa­raître le théâtre contem­po­rain, la musique nou­velle, et les inclas­sables en recherche.

Tel grand lieu, à la fois Scène Natio­nale, CDN, CCN et centre musi­cal, peut sans pro­blème pré­sen­ter une sai­son théâ­trale de trente spec­tacles, mais où l’on ne trouve que deux auteurs vivants.

On ne par­le­ra pas de la situa­tion des auteurs, auteurs dra­ma­tiques, poètes, qui ont tous, depuis long­temps, rega­gné les cata­combes, vivent d’autre chose et exercent leur art dans la quasi-clandestinité.
On voit, et par­ti­cu­liè­re­ment en ce moment, le popu­lisme triom­pher, les lob­bies gueu­lards rem­pla­cer le débat démo­cra­tique, et l’art ne fait pas excep­tion à ce mou­ve­ment mortel.

L’art est mas­si­ve­ment diri­gé par des gens qui n’en ont ni la pra­tique, ni la connais­sance intime, ni même le goût. Élec­to­ra­lisme et tech­no­cra­tie ser­vile ont tué l’art de l’offre pour le rem­pla­cer par son triste clone affa­di : un art de la demande. La poli­tique publique de l’art est un champ de mort.

Peut-être l’art et les artistes devraient-ils aujourd’hui sor­tir du sys­tème ((« Accep­ter la soli­tude, si l’on y par­vient. Se construire des petits cercles. Reprendre à sa manière les tech­niques du samiz­dat. Éven­tuel­le­ment créer de nou­velles struc­tures. Pour évi­ter d’être mal com­pris, mieux vaut se taire en public, et par­fois en pri­vé. Si l’on ne se tait pas, mieux vaut pré­voir qu’on sera mal com­pris. En tout cas, ne jamais tra­hir sans pré­cau­tion, par une parole ou par un rai­son­ne­ment, ce qui est deve­nu l’obscénité même : cette femme, cet homme, aiment le savoir et l’étude. » (Jean-Claude Mil­ner in « y a‑t-il une vie intel­lec­tuelle en France) Tout ce qu’il dit pour­rait s’appliquer à la vie artis­tique…)), dire qu’ils existent à côté de ce rou­leau com­pres­seur mor­ti­fère, que la vraie vie est ailleurs. La sub­ven­tion, cette belle inven­tion pour déve­lop­per l’art est deve­nu un outil d’asservissement ((On connaît le pro­ces­sus : Vous met­tez en œuvre une action forte et ori­gi­nale, la pre­mière année on vous laisse vous démer­der. Si ça marche, la deuxième année, on vous donne une sub­ven­tion, et la troi­sième année, on vous explique com­ment faire pour ren­trer dans les cri­tères et les pro­cé­dures ins­ti­tu­tion­nelles. La qua­trième année on vous passe com­mande et vous êtes un artiste mort.)), les lieux offi­ciels répandent des gaz asphyxiants, il faut retour­ner à la cité, à la rue, au coin de la rue, c’est là que l’art vivra loin de l’effet de serre d’une action cultu­relle publique deve­nu son propre zombie.

Michel Thion

http://michel.thion.free.fr

Share

Mots clés : , ,

Une réponse “L’art comme élément d’un dispositif de pouvoir”

  1. 29 décembre 2015 à 16 h 38 min

    J’ai été un enthou­siaste des Mai­sons de la Culture et du minis­tère du même nom. Mon enthou­siasme est retom­bé un jour d’in­tros­pec­tion alcoo­li­sée : Je me suis deman­dé ce qui était le plus impor­tant pour moi et j’ai répon­du “Aimer et com­prendre”. J’ai vu alors que la pro­chaine étape de nos gou­ver­nants pour­rait être de créer un minis­tère de l’a­mour. Hor­reur ! Depuis, avec les actions anti-pilule, anti-avor­te­ment, anti-mariage pour tous, je me dis qu’on s’en rapproche.

    Sur ce qu’on appelle nomi­na­tions dans les lieux d’ex­cel­lence et les artistes gou­ver­ne­men­taux, je fais le rap­pro­che­ment avec la Légion d’Hon­neur : C’est bien de la refu­ser, c’est mieux de ne pas en être jugé digne.

Laisser un commentaire