L’art comme élément d’un dispositif de pouvoir
Ecrit par Michel Thion, 16 Oct 2007, 1 commentaire
L’État n’est pas fait pour diriger l’art mais pour le servir, et il le sert dans la mesure où ceux qui en ont la charge le comprennent. (A. Malraux)
La question posée par Malraux taraude depuis trente ans les artistes, et ceux qui, ayant développé une sensibilité et une connaissance de l’art, sont en charge, sur le terrain, de sa diffusion, de « l’élargissement du cercle des connaisseurs ».
Les tendances récentes des décideurs politiques, Ministère de la Culture, collectivités territoriales, rendent cette question d’une urgence dramatique.
Au début de la décentralisation, avaient été nommés à la direction des lieux de diffusion de l’art, soit des artistes, soit des amoureux de l’art, de ceux qui avaient parcouru les chemins de l’art, établi un dialogue riche avec les artistes, s’étaient inlassablement interrogés sur la nature de l’art, sa place et son rôle dans la société, sur sa diffusion dans toutes les couches de la population, sur les pratiques artistiques, bref sur l’art vivant.
Au Ministère, des artistes ou de vrais connaisseurs de l’art étaient majoritairement les référents des acteurs de terrain.
Quelle est la situation aujourd’hui ?
Les énarques, il y a 20 ou 30 ans, méprisaient joyeusement le Ministère de la Culture, où les perspectives de carrière étaient bien maigres. N’y venaient que quelques passionnés qui choisissaient de faire un métier pour lequel ils ressentaient ces affinités électives qui sont parfois si fortes, plutôt que de grimper les étapes d’un plan de carrière soigneusement planifié, avec pantouflage ou carrière politique à la clé.
Aujourd’hui, à l’exemple de certains politiques, le Ministère de la Culture est un marchepied intéressant pour les carriéristes. Qu’on se souvienne qu’y sont passé Philippe Douste-Blazy, Philippe de Villiers, François Léotard, mais aussi André Santini ((Durant les quelques mois passés comme Secrétaire d’État à la Culture, sa principale action aura été d’obtenir pour le conservatoire d’Issy-les-Moulineaux, ville dont il est Maire, le label d’École Nationale de Musique. Ensuite, sans doute épuisé par l’effort, il a quitté le Ministère.)), Jean-Philippe Lecat, Françoise Giroud, Michel d’Ornano, Jacques Toubon ou Michel Duffour à qui l’on doit le consternant statut des EPCC, mais on abordera plus loin ce point.
Les deux derniers ministres en poste ne dérogent pas à la règle : Jean-Jacques Aillagon voulait surtout être Maire de Metz, on a les ambitions qu’on peut, d’où la création, dont l’urgence n’était pas aveuglante, d’une « antenne » du CNAC Georges Pompidou dans cette bonne ville de garnison. L’antenne est là, mais on sait ce qu’il est advenu de l’ambition…
Quant à Renaud Donnedieu de Vabres, Ministre en exercice pour encore deux mois, la visite de son site de député, lors de sa nomination, ne jetait qu’une bien faible lueur sur son intérêt pour l’art. Nommé pour calmer la révolte des artistes en 2003, il a joyeusement trahi sa parole et, tel un Titan entassant Pélion sur Ossa, il a accumulé décisions consternantes sur réductions de crédits.
À la suite, donc, de ces ministres de passage, l’administration du Ministère s’est vue insidieusement gagnée par des promotions de technocrates dont rien, dans le parcours n’indiquait une quelconque inclination pour l’art. À cela s’ajoute la mainmise de Bercy sur l’administration de la Culture, provoquant une incroyable inflation paperassière et comptable exigée des structures artistiques, compagnies ou lieux de diffusion.
Il reste, heureusement, de vrais connaisseurs de l’art au Ministère de la Culture. Ils se raréfient, ont de moins en moins de latitude d’action, beaucoup se découragent, le nombre de dépressions chez les inspecteurs devient alarmant, mais enfin il en reste.
Pour autant, on peut se poser quelques questions :
Combien de directeurs de DRAC ont manifesté un intérêt réel pour l’art vivant avant leur nomination : de moins en moins. Les arrivants d’aujourd’hui ont un rôle d’éradicateur que beaucoup remplissent avec zèle.
Combien de conseillers en DRAC ont une réelle expérience personnelle du terrain de la diffusion de l’art : une minorité.
Cette ignorance du terrain, qui mériterait d’être largement développée, n’empêche pas qu’ils donnent des directives, attribuent des moyens, et expliquent aux acteurs de la base comment diriger leurs structures. Mais leurs critères sont ceux en vigueur au Ministère, dont ils appliquent fidèlement et consciencieusement les orientations de l’année.
Il y aurait bien d’autres exemples : Pour n’en prendre qu’un, quel est l’intérêt pour les auteurs dramatiques, quel travail en leur faveur a réalisé le nouveau directeur de la Chartreuse de Villeneuve-lès-Avignon, dont c’est la vocation depuis 20 ans ? À notre connaissance, aucun. Mais sans doute ne savons-nous pas tout…
Ce phénomène d’élimination des préoccupations artistiques se déroule en parallèle avec la montée en puissance des collectivités territoriales dans le développement du réseau. Le point de bascule a été atteint il y a déjà plusieurs années et l’État n’est plus qu’un financeur très minoritaire, voire absent, de la plupart des lieux d’art.
Son influence est proportionnelle à son engagement et ce sont les élus locaux qui tiennent la décision entre leurs mains. Ce sont les Maires qui nomment de fait les directeurs de Scènes Nationales et de Théâtres Conventionnés, par exemple. Et ils les nomment en fonction de la vision politique qu’ils ont de leur théâtre.
On a vu des Maires de grandes villes jeter dehors des directeurs confirmés, avec des bilans remarquables, mais qui ne touchaient pas assez l’électorat supposé du Maire, et le Ministère, qui avait pourtant soutenu avec enthousiasme le projet de ce directeur, se coucher, et nommer quelqu’un d’autre, mieux à la convenance de l’édile en colère.
Par ailleurs, le recrutement des collectivités territoriales se normalise. La plupart des postes aujourd’hui sont réservés à des fonctionnaires territoriaux, titulaire des concours de la fonction publique. Le moins qu’on puisse dire, c’est que l’art et sa vie n’ont qu’une place microscopique dans les formations à ces concours. Quant aux fameux DESS de « management culturel » ((Plusieurs centaines de jeunes diplômés sortent ainsi chaque année en pensant qu’ils peuvent devenir directeurs de Scène Nationale. Quand ils ont de la chance, ils sont emplois-jeunes dans une compagnie fauchée… À moins que la souplesse de leur échine ne les fasse remarquer d’un fonctionnaire, les contorsionnistes sont assez demandés dans l’institution.)) dont il existe au moins une quarantaine de versions en France, l’art n’y est abordé qu’en termes de production, de gestion, de marketing, de « communication », bref, comme sous-produit de l’action politique.
Il n’y a plus de place pour les passionnés, les inventifs sans diplôme, les fouineurs de l’art, les inventeurs d’actions nouvelles. Il faut des technocrates, des fonctionnaires ((Rappelons qu’un directeur de théâtre en convention avec l’État est censé avoir toute liberté artistique. Nommer un fonctionnaire, c’est nommer quelqu’un dont le statut implique le « devoir d’obéissance » (sic). Cherchez la contradiction …)) respectueux des « procédures », de ceux qui ne rêvent pas.
L’autonomie de l’art, la liberté de création, le questionnement du monde par l’art, sont des problématiques en voie de disparition de l’action culturelle publique. Ils sont remplacés par la « bonne gestion », le développement des « fonds propres », la rentabilité, le calcul imbécile du « coût de la place », l’engraissement des « taux de fréquentation » et nulle réflexion sur les contenus.
Un sommet a été atteint avec les Établissements Publics de Coopération Culturelle (EPCC) créés par Michel Duffour et Catherine Tasca. La profession réclamait depuis longtemps un statut juridique pour les théâtres qui les protège mieux que la loi de 1901 sur les associations, et qui ne soit pas pour autant un statut commercial.
L’EPCC, censé répondre à cette problématique, établit en réalité la mainmise absolue des élus locaux sur les lieux artistiques : Le conseil d’administration est souverain, il est composé majoritairement d’élus locaux, l’État y est statutairement minoritaire, quel que soit le niveau de son financement, et surtout, le projet artistique n’est plus de la responsabilité du directeur, mais du Conseil d’administration. Le professionnel de l’art y est asservi aux desiderata des élus locaux, dont la compétence artistique pourrait, pour le moins, être questionnée.
Mieux, au moment du vote de la loi au Sénat, le groupe centriste, sous la pression des professionnels, avait présenté un amendement précisant que « le conseil d’administration détermine la politique artistique sur proposition du directeur ». Amendement rejeté par Michel Duffour au nom du gouvernement Jospin.
C’est donc bien la prise du pouvoir sur l’art par la politique locale, avec tout ce que cela implique de populisme, de soumission aux lobbies locaux et d’électoralisme à courte vue. Il y a quelques exceptions, bien sûr, bien rares…
Les mauvaises langues murmurent que Michel Duffour, lorsqu’il était Maire-adjoint à la Culture de Nanterre, ne s’est jamais consolé de ne pas avoir le pouvoir sur le Théâtre des Amandiers… La vengeance est un plat qui se mange parfois tiède.
Technocratie et instrumentalisation sont aujourd’hui les poisons de l’art.
C’est peu de dire que la vie artistique se ressent durement de cet état de fait. Les difficultés pour diffuser une création, un travail de recherche, sont devenues quasi-insurmontables.
Les programmes des grandes salles voient se multiplier les spectacles de variété, de « nouveau cirque », et disparaître le théâtre contemporain, la musique nouvelle, et les inclassables en recherche.
Tel grand lieu, à la fois Scène Nationale, CDN, CCN et centre musical, peut sans problème présenter une saison théâtrale de trente spectacles, mais où l’on ne trouve que deux auteurs vivants.
On ne parlera pas de la situation des auteurs, auteurs dramatiques, poètes, qui ont tous, depuis longtemps, regagné les catacombes, vivent d’autre chose et exercent leur art dans la quasi-clandestinité.
On voit, et particulièrement en ce moment, le populisme triompher, les lobbies gueulards remplacer le débat démocratique, et l’art ne fait pas exception à ce mouvement mortel.
L’art est massivement dirigé par des gens qui n’en ont ni la pratique, ni la connaissance intime, ni même le goût. Électoralisme et technocratie servile ont tué l’art de l’offre pour le remplacer par son triste clone affadi : un art de la demande. La politique publique de l’art est un champ de mort.
Peut-être l’art et les artistes devraient-ils aujourd’hui sortir du système ((« Accepter la solitude, si l’on y parvient. Se construire des petits cercles. Reprendre à sa manière les techniques du samizdat. Éventuellement créer de nouvelles structures. Pour éviter d’être mal compris, mieux vaut se taire en public, et parfois en privé. Si l’on ne se tait pas, mieux vaut prévoir qu’on sera mal compris. En tout cas, ne jamais trahir sans précaution, par une parole ou par un raisonnement, ce qui est devenu l’obscénité même : cette femme, cet homme, aiment le savoir et l’étude. » (Jean-Claude Milner in « y a‑t-il une vie intellectuelle en France) Tout ce qu’il dit pourrait s’appliquer à la vie artistique…)), dire qu’ils existent à côté de ce rouleau compresseur mortifère, que la vraie vie est ailleurs. La subvention, cette belle invention pour développer l’art est devenu un outil d’asservissement ((On connaît le processus : Vous mettez en œuvre une action forte et originale, la première année on vous laisse vous démerder. Si ça marche, la deuxième année, on vous donne une subvention, et la troisième année, on vous explique comment faire pour rentrer dans les critères et les procédures institutionnelles. La quatrième année on vous passe commande et vous êtes un artiste mort.)), les lieux officiels répandent des gaz asphyxiants, il faut retourner à la cité, à la rue, au coin de la rue, c’est là que l’art vivra loin de l’effet de serre d’une action culturelle publique devenu son propre zombie.
Michel Thion
- Thèses pour l’action culturelle — 16 octobre 2007
- L’art comme élément d’un dispositif de pouvoir — 16 octobre 2007
J’ai été un enthousiaste des Maisons de la Culture et du ministère du même nom. Mon enthousiasme est retombé un jour d’introspection alcoolisée : Je me suis demandé ce qui était le plus important pour moi et j’ai répondu “Aimer et comprendre”. J’ai vu alors que la prochaine étape de nos gouvernants pourrait être de créer un ministère de l’amour. Horreur ! Depuis, avec les actions anti-pilule, anti-avortement, anti-mariage pour tous, je me dis qu’on s’en rapproche.
Sur ce qu’on appelle nominations dans les lieux d’excellence et les artistes gouvernementaux, je fais le rapprochement avec la Légion d’Honneur : C’est bien de la refuser, c’est mieux de ne pas en être jugé digne.