Entrer en résistance : désobéir pour que survive une conception éclairée de la recherche et de l’enseignement supérieur
Ecrit par Igor Babou, 22 Oct 2007, 0 commentaire
Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Aie le courage de te servir de ton propre entendement. Voilà la devise des Lumières. (E. Kant, 1784)
La situation de l’enseignement supérieur et de la recherche
De toute évidence, au rythme où avancent les réformes, la recherche de qualité — c’est à dire la recherche qui se développe dans des temporalités et en fonction d’objectifs non uniquement utilitaristes, techniques ou mercantiles — va disparaître. Dans le secteur des sciences humaines et sociales, il est maintenant évident que l’enjeu est de préserver non pas nos laboratoires, ni nos budgets (bien que cela compte évidemment), mais tout simplement un minimum de liberté intellectuelle afin de pouvoir nous consacrer à autre chose qu’à accompagner l’innovation technologique auprès des citoyens, puisque c’est ce rôle que nos tutelles et le marché souhaitent nous voir endosser : accompagnement idéologique que l’on construit sous la forme (et avec la rhétorique mensongère) du « débat », de la « concertation », et où les SHS sont supposées « mettre de l’huile » afin de favoriser « l’acceptabilité » de mesures ou d’innovations qui ne sont en réalité jamais discutée ni remises en cause.
Confrontés à une bureaucratie écrasante, au mépris de nos institutions, au régime de l’urgence, à des réformes continuelles et toutes plus absurdes les unes que les autres, à la dépolitisation croissante des enseignants et des chercheurs, nous nous avançons benoîtement vers la privatisation de l’enseignement supérieur et de la recherche (déjà bien entamée, même en SHS, avec la diffusion au sein des structures des acteurs du marché ou des valeurs de la concurrence). Dans ce processus de transformation structurelle et idéologique, c’est toute la fonction critique des SHS qui est en train de disparaître au profit d’une fonction d’accompagnement technique d’une conception du « progrès » (industriel, technologique, économique, etc.) dont on sait les dégâts au plan écologique. On ne peut donc plus se satisfaire d’une coupure entre sciences humaines et sciences de la nature en ce qui concerne les enjeux écologiques : en ce moment, une partie des SHS participe du mouvement de destruction de la planète et il est nécessaire que nous prenions conscience du rôle souvent ambigu que nous jouons.
Cette technicisation des SHS n’est cependant pas uniquement imposée par des intérêts marchands ou politiques : une partie de ce champ disciplinaire a abandonné toute ambition critique, en partie sous l’effet de la professionalisation, en partie à force de subir le modèle des sciences de la nature, et se contente de décrire le monde tel qu’il est, techniquement, appliquant des grilles technicisées, a‑réflexives, à une société devenue elle-aussi technicienne. Un vaste processus de dépolitisation de nos questionnements. Que reste-t-il des ambitions de Foucault ? De Bourdieu ? De Mauss, Durkheim et Weber ? De Barthes, Saussure ou de Peirce ((Rappelons que Saussure et Peirce, par exemple, n’ont presque rien publié de leur vivant dans le domaine qui est aujourd’hui celui d’un corps disciplinaire, la sémiologie et la sémiotique, qu’ils ont inventé et qui inspire depuis plus d’un siècle des générations de chercheurs. Quant à Barthes et Mauss, ils n’ont jamais soutenu leur thèse, ce qui ne les a pas empêché de mener des recherches de grande qualité : que feraient-ils aujourd’hui, si on exigeait d’eux le “professionnalisme” étroit qui sévit dans nos établissements ?)) ? Aujourd’hui, confrontés à des évaluations tatillonnes et aux objectifs de visibilité des établissements ou des tutelles locales et nationales, à l’obsession quantitativiste de gestionnaires qui imposent des regroupements de laboratoires conduisant à aplatissement des différences culturelles, épistémologiques et langagières de la recherche, au désastre éditorial des SHS, et aux contraintes bureaucratiques, sans compter l’absence de soutien et de moyens, pourraient-ils encore publier les ouvrages qui nous servent de référence si on leur appliquait les critères que nous subissons ? Pourraient-ils seulement trouver des laboratoires d’accueil ? Mener leurs recherches en toute tranquillité ? Et que dire de ce que nous, professionnels et techniciens contemporains des sciences humaines et sociales, allons laisser en héritage aux générations futures…
En parallèle à ce recul des ambitions et de la critique, il se développe depuis des années une rhétorique figée à propos de l’université qui est propagée tant dans les médias que par nos propres collègues, dont certains trouvent là de quoi alimenter les corporatismes : « nous sommes tellement nuls, nous, universitaires ou chercheurs, en France », sous entendu : « nos voisins (forcément anglo-saxons…) devraient nous servir de “modèles” ». L’utilisation de la lettre de démission du sociologue Xavier Dunezat ((http://www.liens-socio.org/IMG/pdf/dossiers_liens_socio_06_dunezat.pdf)) par Le Monde ((http://www.lemonde.fr/web/article/0,1–0,36–967029,0.html)), il y a peu de temps, s’est inscrite dans cette antienne anti-intellectualiste et anti-universitaire qui se contente de monter en épingle des éléments sans les rapporter à un contexte ni développer la moindre observation systématique. Cette lettre était pourtant bien plus subtile que ce que la journaliste en a tiré. Cette rhétorique de la « nullité de la recherche ou de l’université française » prétend, de plus, s’appuyer sur une batterie d’indicateurs internationaux, et en particulier le trop fameux « classement de Shanghai ». Dire que c’est le département sciences de l’éducation d’une université appartenant à une dictature communiste dont on connaît l’intérêt pour « la mise de l’étudiant au cœur du dispositif » (remember Tian An Men ?) qui sert de critère d’évaluation mondial des universités : c’est de ça dont on devrait avoir honte collectivement. Pas de notre « niveau » évalué à l’aune de ces critères.
Ne revenons pas sur tous ces diagnostics : il ne sert à rien de tenter de convaincre les apôtres de l’innovation qu’ils font le jeu du marché et du productivisme puisqu’ils sont convaincus que la croissance nous sauvera et que le monde (social, mais aussi naturel) se résume à des inputs et des outputs économiques, à des ressources à exploiter, et que le rôle des sciences est de favoriser cette croissance via l’innovation technologique. Au pire, relire Marcuse et ses prédictions, aujourd’hui réalisées, serait une cure de jouvence. Non, aujourd’hui la seule urgence est celle de l’entrée en résistance, de l’indiscipline, voire de la désobéissance.
Comment résister ?
Résister : c’est bien là que le bat blesse. Qui résiste encore, à quoi, et où ? Comment peut-on résister quand on n’a pour tout modèle que des méthodes qui prouvent, jour après jour, leur inefficacité ? Prenons la manifestation, par exemple. Quelle est aujourd’hui, l’efficacité de ce type d’occupation de l’espace public ? Elle est presque nulle : vous pouvez descendre à plusieurs millions dans les rues d’une capitale sans que cela ne change vraiment le cours des choses. Rappelons-nous les immenses défilés contre la guerre en Irak, ou les manifestations plus récentes contre les réformes de la sécurité sociale, etc. Que dire alors des maigres divisions que sont capables d’aligner les chercheurs quand ils essaient de se faire entendre… Prenons un autre mode d’action : le bloquage des universités. Là encore, on atteint des sommets d’inefficacité et d’impopularité. Bref, si on continue à fonctionner sur la base d’habitudes d’action héritées du XIXème siècle (manifester et bloquer l’appareil de production) sans nous rendre compte qu’au XXIème siècle la structure sociale et politique de l’espace public a changé et que la métaphore de l’appareil de production ne s’applique que très imparfaitement à une université, alors on aura montré qu’en plus d’être inefficaces dans leurs actions de revendication politique, les chercheurs sont aussi incapables d’une analyse pertinente des réalités contemporaines.
Une bourse aux idées
Simple maître de conférence isolé comme tant d’autres dans mon établissement, je n’ai guère de moyen de peser sur le cours des choses, et peu de chance d’analyser à la perfection les situations et enjeux globaux auxquels nous devons faire face. Mais si nous pouvions ouvrir ici, par exemple à la suite de ce post, une sorte de « bourse aux idées nouvelles » en matière de résistance, d’indiscipline et de désobéissance, je trouve que ce serait déjà un grand pas vers la « sortie de notre minorité » chère au père Kant.
Posons les règles du jeu. En fait, LA règle du jeu, qui sera simple : puisque tout a déjà échoué, refusons les solutions déjà tentées. N’ajoutons aucun bruit au bruit ambiant des syndicalistes, des corporatismes et des idéologues qui n’ont pas vu changer le cours du monde et dont nous ne pouvons partager les intérêts. Reprenons tout à zéro.
Première idée : si bloquer l’appareil de production est inutile dans le cas d’une université, c’est par manque d’analyse de là où se situe la « production ». Pas dans le bâtiment, qu’il est bien pueril de bloquer. Mais dans ce que nos tutelles sont persuadées d’être un « produit » : tout simplement nos signatures en bas de nos articles, qui sont supposées, depuis la régionalisation, être accompagnées de la mention de l’université d’appartenance du chercheur, puisque le seul enjeu semble être celui du « rayonnement du territoire » pour reprendre la rhétorique technocratique en vigueur. Classement de Shanghai oblige, d’après les derniers textes qui nous ont été communiqués, il est devenu obligatoire, pour qu’un article soit comptabilisé dans nos évaluations, et que des crédits soient affectés au laboratoire d’où émane l’article, de signer ainsi : Université Machin, Labo Truc, Chercheur (s) Lambda. Hé bien prenons nos tutelles au mot et refusons de signer nos articles autrement qu’avec nos seuls noms ! Ainsi, si chacun est solidaire de cette démarche, nous bloquerons la production de produits considérés comme utiles à la valorisation du territoire. Nous ferons alors d’une pierre deux coups. D’une part, nous refuserons les critères d’évaluation ne répondant qu’aux objectifs quantitatifs des établissements et non à des critères indexés sur la connaissance, d’autre part nous bloquerons la « production » de ces mêmes établissements qui seront alors confrontés à la réalité : ce sont les chercheurs, et non les territoires ou les établissements qui produisent des idées et des résultats, et ces idées et résultats ne sont pas des quantités mesurables à l’aune de critères élaborés par une dictature, à Shanghai. On pourrait de plus accompagner nos signatures individuelles ou collectives d’un petit paragraphe, disant par exemple : « Opération résistance à la casse des universités et de la recherche : nous refusons de confondre connaissance et marché, et nous refusons de nous soumettre à des évaluations bibliométriques qui n’ont aucun enjeu scientifique. C’est pourquoi nous refusons de mentionner nos établissements d’accueil ».
A vos idées, maintenant…
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