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Entrer en résistance : désobéir pour que survive une conception éclairée de la recherche et de l’enseignement supérieur


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goyaQu’est-ce que les Lumières ? La sor­tie de l’homme de sa mino­ri­té dont il est lui-même res­pon­sable. Mino­ri­té, c’est-à-dire inca­pa­ci­té de se ser­vir de son enten­de­ment sans la direc­tion d’autrui, mino­ri­té dont il est lui-même res­pon­sable puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de déci­sion et de cou­rage de s’en ser­vir sans la direc­tion d’autrui. Sapere aude ! (Ose pen­ser) Aie le cou­rage de te ser­vir de ton propre enten­de­ment. Voi­là la devise des Lumières. (E. Kant, 1784)

La situa­tion de l’enseignement supé­rieur et de la recherche

De toute évi­dence, au rythme où avancent les réformes, la recherche de qua­li­té — c’est à dire la recherche qui se déve­loppe dans des tem­po­ra­li­tés et en fonc­tion d’objectifs non uni­que­ment uti­li­ta­ristes, tech­niques ou mer­can­tiles — va dis­pa­raître. Dans le sec­teur des sciences humaines et sociales, il est main­te­nant évident que l’enjeu est de pré­ser­ver non pas nos labo­ra­toires, ni nos bud­gets (bien que cela compte évi­dem­ment), mais tout sim­ple­ment un mini­mum de liber­té intel­lec­tuelle afin de pou­voir nous consa­crer à autre chose qu’à accom­pa­gner l’innovation tech­no­lo­gique auprès des citoyens, puisque c’est ce rôle que nos tutelles et le mar­ché sou­haitent nous voir endos­ser : accom­pa­gne­ment idéo­lo­gique que l’on construit sous la forme (et avec la rhé­to­rique men­son­gère) du « débat », de la « concer­ta­tion », et où les SHS sont sup­po­sées « mettre de l’huile » afin de favo­ri­ser « l’acceptabilité » de mesures ou d’innovations qui ne sont en réa­li­té jamais dis­cu­tée ni remises en cause.

Confron­tés à une bureau­cra­tie écra­sante, au mépris de nos ins­ti­tu­tions, au régime de l’urgence, à des réformes conti­nuelles et toutes plus absurdes les unes que les autres, à la dépo­li­ti­sa­tion crois­sante des ensei­gnants et des cher­cheurs, nous nous avan­çons benoî­te­ment vers la pri­va­ti­sa­tion de l’enseignement supé­rieur et de la recherche (déjà bien enta­mée, même en SHS, avec la dif­fu­sion au sein des struc­tures des acteurs du mar­ché ou des valeurs de la concur­rence). Dans ce pro­ces­sus de trans­for­ma­tion struc­tu­relle et idéo­lo­gique, c’est toute la fonc­tion cri­tique des SHS qui est en train de dis­pa­raître au pro­fit d’une fonc­tion d’accompagnement tech­nique d’une concep­tion du « pro­grès » (indus­triel, tech­no­lo­gique, éco­no­mique, etc.) dont on sait les dégâts au plan éco­lo­gique. On ne peut donc plus se satis­faire d’une cou­pure entre sciences humaines et sciences de la nature en ce qui concerne les enjeux éco­lo­giques : en ce moment, une par­tie des SHS par­ti­cipe du mou­ve­ment de des­truc­tion de la pla­nète et il est néces­saire que nous pre­nions conscience du rôle sou­vent ambi­gu que nous jouons.

Cette tech­ni­ci­sa­tion des SHS n’est cepen­dant pas uni­que­ment impo­sée par des inté­rêts mar­chands ou poli­tiques : une par­tie de ce champ dis­ci­pli­naire a aban­don­né toute ambi­tion cri­tique, en par­tie sous l’effet de la pro­fes­sio­na­li­sa­tion, en par­tie à force de subir le modèle des sciences de la nature, et se contente de décrire le monde tel qu’il est, tech­ni­que­ment, appli­quant des grilles tech­ni­ci­sées, a‑réflexives, à une socié­té deve­nue elle-aus­si tech­ni­cienne. Un vaste pro­ces­sus de dépo­li­ti­sa­tion de nos ques­tion­ne­ments. Que reste-t-il des ambi­tions de Fou­cault ? De Bour­dieu ? De Mauss, Dur­kheim et Weber ? De Barthes, Saus­sure ou de Peirce ((Rap­pe­lons que Saus­sure et Peirce, par exemple, n’ont presque rien publié de leur vivant dans le domaine qui est aujourd’hui celui d’un corps dis­ci­pli­naire, la sémio­lo­gie et la sémio­tique, qu’ils ont inven­té et qui ins­pire depuis plus d’un siècle des géné­ra­tions de cher­cheurs. Quant à Barthes et Mauss, ils n’ont jamais sou­te­nu leur thèse, ce qui ne les a pas empê­ché de mener des recherches de grande qua­li­té : que feraient-ils aujourd’hui, si on exi­geait d’eux le “pro­fes­sion­na­lisme” étroit qui sévit dans nos éta­blis­se­ments ?)) ? Aujourd’hui, confron­tés à des éva­lua­tions tatillonnes et aux objec­tifs de visi­bi­li­té des éta­blis­se­ments ou des tutelles locales et natio­nales, à l’obsession quan­ti­ta­ti­viste de ges­tion­naires qui imposent des regrou­pe­ments de labo­ra­toires condui­sant à apla­tis­se­ment des dif­fé­rences cultu­relles, épis­té­mo­lo­giques et lan­ga­gières de la recherche, au désastre édi­to­rial des SHS, et aux contraintes bureau­cra­tiques, sans comp­ter l’absence de sou­tien et de moyens, pour­raient-ils encore publier les ouvrages qui nous servent de réfé­rence si on leur appli­quait les cri­tères que nous subis­sons ? Pour­raient-ils seule­ment trou­ver des labo­ra­toires d’accueil ? Mener leurs recherches en toute tran­quilli­té ? Et que dire de ce que nous, pro­fes­sion­nels et tech­ni­ciens contem­po­rains des sciences humaines et sociales, allons lais­ser en héri­tage aux géné­ra­tions futures…

En paral­lèle à ce recul des ambi­tions et de la cri­tique, il se déve­loppe depuis des années une rhé­to­rique figée à pro­pos de l’université qui est pro­pa­gée tant dans les médias que par nos propres col­lègues, dont cer­tains trouvent là de quoi ali­men­ter les cor­po­ra­tismes : « nous sommes tel­le­ment nuls, nous, uni­ver­si­taires ou cher­cheurs, en France », sous enten­du : « nos voi­sins (for­cé­ment anglo-saxons…) devraient nous ser­vir de “modèles” ». L’utilisation de la lettre de démis­sion du socio­logue Xavier Dune­zat ((http://www.liens-socio.org/IMG/pdf/dossiers_liens_socio_06_dunezat.pdf)) par Le Monde ((http://www.lemonde.fr/web/article/0,1–0,36–967029,0.html)), il y a peu de temps, s’est ins­crite dans cette antienne anti-intel­lec­tua­liste et anti-uni­ver­si­taire qui se contente de mon­ter en épingle des élé­ments sans les rap­por­ter à un contexte ni déve­lop­per la moindre obser­va­tion sys­té­ma­tique. Cette lettre était pour­tant bien plus sub­tile que ce que la jour­na­liste en a tiré. Cette rhé­to­rique de la « nul­li­té de la recherche ou de l’université fran­çaise » pré­tend, de plus, s’appuyer sur une bat­te­rie d’indicateurs inter­na­tio­naux, et en par­ti­cu­lier le trop fameux « clas­se­ment de Shan­ghai ». Dire que c’est le dépar­te­ment sciences de l’éducation d’une uni­ver­si­té appar­te­nant à une dic­ta­ture com­mu­niste dont on connaît l’intérêt pour « la mise de l’étudiant au cœur du dis­po­si­tif » (remem­ber Tian An Men ?) qui sert de cri­tère d’évaluation mon­dial des uni­ver­si­tés : c’est de ça dont on devrait avoir honte col­lec­ti­ve­ment. Pas de notre « niveau » éva­lué à l’aune de ces critères.

Ne reve­nons pas sur tous ces diag­nos­tics : il ne sert à rien de ten­ter de convaincre les apôtres de l’innovation qu’ils font le jeu du mar­ché et du pro­duc­ti­visme puisqu’ils sont convain­cus que la crois­sance nous sau­ve­ra et que le monde (social, mais aus­si natu­rel) se résume à des inputs et des out­puts éco­no­miques, à des res­sources à exploi­ter, et que le rôle des sciences est de favo­ri­ser cette crois­sance via l’innovation tech­no­lo­gique. Au pire, relire Mar­cuse et ses pré­dic­tions, aujourd’hui réa­li­sées, serait une cure de jou­vence. Non, aujourd’hui la seule urgence est celle de l’entrée en résis­tance, de l’indiscipline, voire de la désobéissance.

Com­ment résister ?

Résis­ter : c’est bien là que le bat blesse. Qui résiste encore, à quoi, et où ? Com­ment peut-on résis­ter quand on n’a pour tout modèle que des méthodes qui prouvent, jour après jour, leur inef­fi­ca­ci­té ? Pre­nons la mani­fes­ta­tion, par exemple. Quelle est aujourd’hui, l’efficacité de ce type d’occupation de l’espace public ? Elle est presque nulle : vous pou­vez des­cendre à plu­sieurs mil­lions dans les rues d’une capi­tale sans que cela ne change vrai­ment le cours des choses. Rap­pe­lons-nous les immenses défi­lés contre la guerre en Irak, ou les mani­fes­ta­tions plus récentes contre les réformes de la sécu­ri­té sociale, etc. Que dire alors des maigres divi­sions que sont capables d’aligner les cher­cheurs quand ils essaient de se faire entendre… Pre­nons un autre mode d’action : le blo­quage des uni­ver­si­tés. Là encore, on atteint des som­mets d’inefficacité et d’impopularité. Bref, si on conti­nue à fonc­tion­ner sur la base d’habitudes d’action héri­tées du XIXème siècle (mani­fes­ter et blo­quer l’appareil de pro­duc­tion) sans nous rendre compte qu’au XXIème siècle la struc­ture sociale et poli­tique de l’espace public a chan­gé et que la méta­phore de l’appareil de pro­duc­tion ne s’applique que très impar­fai­te­ment à une uni­ver­si­té, alors on aura mon­tré qu’en plus d’être inef­fi­caces dans leurs actions de reven­di­ca­tion poli­tique, les cher­cheurs sont aus­si inca­pables d’une ana­lyse per­ti­nente des réa­li­tés contemporaines.

Une bourse aux idées

Simple maître de confé­rence iso­lé comme tant d’autres dans mon éta­blis­se­ment, je n’ai guère de moyen de peser sur le cours des choses, et peu de chance d’analyser à la per­fec­tion les situa­tions et enjeux glo­baux aux­quels nous devons faire face. Mais si nous pou­vions ouvrir ici, par exemple à la suite de ce post, une sorte de « bourse aux idées nou­velles » en matière de résis­tance, d’indiscipline et de déso­béis­sance, je trouve que ce serait déjà un grand pas vers la « sor­tie de notre mino­ri­té » chère au père Kant.

Posons les règles du jeu. En fait, LA règle du jeu, qui sera simple : puisque tout a déjà échoué, refu­sons les solu­tions déjà ten­tées. N’ajoutons aucun bruit au bruit ambiant des syn­di­ca­listes, des cor­po­ra­tismes et des idéo­logues qui n’ont pas vu chan­ger le cours du monde et dont nous ne pou­vons par­ta­ger les inté­rêts. Repre­nons tout à zéro.

Pre­mière idée : si blo­quer l’appareil de pro­duc­tion est inutile dans le cas d’une uni­ver­si­té, c’est par manque d’analyse de là où se situe la « pro­duc­tion ». Pas dans le bâti­ment, qu’il est bien pue­ril de blo­quer. Mais dans ce que nos tutelles sont per­sua­dées d’être un « pro­duit » : tout sim­ple­ment nos signa­tures en bas de nos articles, qui sont sup­po­sées, depuis la régio­na­li­sa­tion, être accom­pa­gnées de la men­tion de l’université d’appartenance du cher­cheur, puisque le seul enjeu semble être celui du « rayon­ne­ment du ter­ri­toire » pour reprendre la rhé­to­rique tech­no­cra­tique en vigueur. Clas­se­ment de Shan­ghai oblige, d’après les der­niers textes qui nous ont été com­mu­ni­qués, il est deve­nu obli­ga­toire, pour qu’un article soit comp­ta­bi­li­sé dans nos éva­lua­tions, et que des cré­dits soient affec­tés au labo­ra­toire d’où émane l’article, de signer ain­si : Uni­ver­si­té Machin, Labo Truc, Cher­cheur (s) Lamb­da. Hé bien pre­nons nos tutelles au mot et refu­sons de signer nos articles autre­ment qu’avec nos seuls noms ! Ain­si, si cha­cun est soli­daire de cette démarche, nous blo­que­rons la pro­duc­tion de pro­duits consi­dé­rés comme utiles à la valo­ri­sa­tion du ter­ri­toire. Nous ferons alors d’une pierre deux coups. D’une part, nous refu­se­rons les cri­tères d’évaluation ne répon­dant qu’aux objec­tifs quan­ti­ta­tifs des éta­blis­se­ments et non à des cri­tères indexés sur la connais­sance, d’autre part nous blo­que­rons la « pro­duc­tion » de ces mêmes éta­blis­se­ments qui seront alors confron­tés à la réa­li­té : ce sont les cher­cheurs, et non les ter­ri­toires ou les éta­blis­se­ments qui pro­duisent des idées et des résul­tats, et ces idées et résul­tats ne sont pas des quan­ti­tés mesu­rables à l’aune de cri­tères éla­bo­rés par une dic­ta­ture, à Shan­ghai. On pour­rait de plus accom­pa­gner nos signa­tures indi­vi­duelles ou col­lec­tives d’un petit para­graphe, disant par exemple : « Opé­ra­tion résis­tance à la casse des uni­ver­si­tés et de la recherche : nous refu­sons de confondre connais­sance et mar­ché, et nous refu­sons de nous sou­mettre à des éva­lua­tions biblio­mé­triques qui n’ont aucun enjeu scien­ti­fique. C’est pour­quoi nous refu­sons de men­tion­ner nos éta­blis­se­ments d’accueil ».

A vos idées, maintenant…

Igor Babou
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