Sommes nous d’accord pour que vous restiez, Muriel Florin ? A propos d’un souvenir de journaliste dans LibéLyon, ou ce qu’occultent les “faits” journalistiques
Ecrit par Igor Babou, 5 Août 2010, 4 commentaires
C’est l’été, il fait chaud, Lyon s’ennuie. Dans une série d’articles complaisamment nombrilistes, Libération Lyon demande à une série de journalistes invités de présenter des “souvenirs” qui les auraient marqués. Parmi ces articles que je survolais — je l’avoue — de l’œil vaseux de celui qui s’ennuie en attendant de partir en vacances, et en mobilisant l’habitus cynique d’un Ignatius O’Reilly vitupérant contre la conjuration des imbéciles, je sors de ma torpeur en découvrant un article signé par Muriel Florin (Le Progrès de Lyon) et intitulé “Est-ce que vous êtes d’accord pour qu’elle reste ?». Muriel Florin nous y conte sa traumatisante expérience lors d’une AG durant la crise universitaire de 2009. AG forcément “poussive », selon le terme qu’elle emploie dès le premier paragraphe : un mouvement social est toujours déjà, par essence, en train de s’ “épuiser” puisqu’elle l’affirme là aussi dès le premier paragraphe. Il ne faudrait tout de même pas que l’on puisse croire, Madame Michu, qu’il se passe des choses intéressantes en dehors des salles de rédaction… Ou alors, un mouvement social est toujours, par nature, suspect d’être violent : “plusieurs incidents” ont eu lieu durant ce mouvement, nous dit la journaliste. Lesquels ? Le mystère plane, propre à stimuler les angoisses sécuritaires de la France profonde dont les journalistes s’imaginent être les porte-paroles, convaincus d’avance que toute cause étudiante ne peut être que dangereuse (ou manipulée par l’extrême gauche, ou encore compulsivement utopiste, bref, choisissez le cliché journalistique qui vous convient), et que toute grève universitaire ne peut être que bassement corporatiste…
Dès le deuxième paragraphe, le décors idéologique du journalisme de non investigation est planté : “Plus les examens approchent, plus la tension se focalise sur les modalités de contrôle. Certains enseignants souhaitent supprimer les partiels. D’autres préconisent de faire comme si le deuxième semestre n’avait pas existé. La réunion doit principalement aborder cette question. Dans l’amphi, plusieurs étudiants sont venus en espérant glaner des informations». L’article dépeint de pauvres étudiants uniquement intéressés par leurs examens et qui sont confrontés à des enseignants irresponsables : le procès en accusation traditionnel que tout journaliste de non investigation ne peut que tracer des luttes universitaires commence toujours par les mêmes éternels clichés. De toutes les AG qui ont eu lieu à Lyon en 2009, il ne fallait évidemment retenir que celle-ci, où aucune idée autre qu’une banale “recherche d’information” n’avait sa place. Aucun débat n’a donc eu lieu qui vaille la peine de s’en souvenir, aucun enjeu autre qu’organisationnel n’était présent en 2009, non, rien, juste les mêmes poncifs sempiternellement remâchés. Ces étudiants, tout de même, M’ame Michu, f’raient mieux d’travailler et ces fainéants d’fonctionnaires aussi !
Je ne prétends pas que cette scène-là n’aurait pas eu lieu : elle a certainement eu lieu, et plus d’une fois. Je suis simplement écœuré par la vulgarité constante d’une pensée et d’une écriture se prétendant “factuelle” mais qui cache mal les découpes idéologiques qu’elle réalise à des fins politiques dans l’univers de ce qu’il aurait été possible (et intéressant…) de raconter. Un mouvement ne se résume pas à une AG ratée. Sauf dans le “souvenir” de Muriel Florin relayé par Libé Lyon : pouvoir éditorial et diffusion de masse aidant, la presse avait construit l’image d’un mouvement “poussif” et “en train de s’essouffler” avant même que les journalistes n’aient tenté de mener la moindre enquête. D’ailleurs, les universitaires et étudiants qui ont participé au mouvement de 2009 savent bien que peu de journalistes étaient présents sur les lieux et que seul Sylvestre Huet a fait un travail correct en donnant la parole à ceux à qui on la refusait le plus souvent.
L’article se poursuit par la série habituelle des clichés : “Comme à chaque fois qu’une bataille est perdue, la presse est mal vue, considérée comme en partie responsable». Ben voyons… Si la presse, en 2009, ne supportant pas que l’ordre établi soit contesté, n’avait pas passé son temps à interdire l’accès à ses colonnes aux universitaires et aux étudiants ((Je me souviens que le site Sauvons l’Université avait dressé la liste — fort longue — des articles et communiqués de presse refusés par la presse quotidienne. Si quelqu’un retrouve l’adresse de cette page, merci de me l’indiquer.)), ou encore si elle n’avait pas passé son temps à mentir sur l’état réel de la mobilisation en annonçant, au plus fort du mouvement — 80 universités en grève, tout de même, et un mouvement d’une ampleur sans égal depuis 1968 ((http://www.contretemps.eu/recits/motions-emotions-retour-sur-mobilisation-dans-universites)) — que “le mouvement s’essouffle” et que “la bataille est perdue”, en rabattant en parallèle toutes les formes d’expression des universitaires ou des étudiants sur une “grogne” s’inscrivant dans le registre de l’affectif et de l’incompréhension, ou des réticences au changement, plus que dans celui de la raison et de la réflexion étayée par l’expérience ((Voir à ce propos le dossier d’Acrimed, qui, bien que très optimiste sur la proximité entre le monde universitaire et le monde de la presse, reste intéressant : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2180 Voir aussi le compendium de Sauvons l’Université : http://www.sauvonsluniversite.com/spip.php?article2311 Enfin, sur le lexique de la “grogne”, voir cet article de Muriel Florin qui n’échappe pas aux poncifs du genre : http://www.leprogres.fr/fr/permalien/article/1933550/Chez-les-profs-on-grogne-mais-pas-trop-fort.html)), peut-être qu’alors l’opinion aurait pu se faire une idée moins caricaturale des motifs de cette lutte.
Poursuivons cette lecture : il faut bien boire le calice jusqu’à la lie… “Les débats sur les examens vont enfin commencer… Hélas non ! Sur ma droite, un enseignant lève la main pour remettre en cause le premier vote. Est-il vraiment légitime ? Ne faut-il pas que tout le monde soit d’accord pour que je reste ? Il faudrait donc revoter… S’ensuit de nouveaux échanges sur ma présence. J’ai presque envie de m’excuser auprès des étudiants d’être la cause de cette discussion surréaliste qui nous retarde. Mais il n’est plus question de partir». La condescendance de Muriel Florin et son mépris des formes orales de la démocratie participative, lui font visiblement oublier que la presse elle-même n’est guère encline à accepter, dans ses conférences de rédaction, des observateurs : on n’en tire pourtant pas la conclusion que cette fermeture serait “surréaliste” et scandaleuse. Le fait que des étudiants et des enseignants, réunis au nom d’enjeux qui leurs sont propres, désirent prendre des décisions à l’abri du regard souvent mal intentionné des journalistes à leur égard, n’a rien de “surréaliste” et le droit à l’information ne saurait se confondre avec un diktat de l’information non négocié avec les acteurs concernés. Ce qui est surréaliste, c’est l’attitude journalistique qui consiste à ne pas chercher à clarifier sa position ni à négocier le sens de ses interventions auprès des acteurs sociaux, toutes choses qu’un chercheur en sciences sociales considère comme de son devoir de faire, par exemple lors d’enquêtes ethnographiques. Ainsi, on n’intervient pas au nom des sciences sociales dans une situation sociale, surtout si elle relève d’enjeux politiques, sans avoir fait au préalable un minimum de travail d’approche, de mise en confiance, et de compréhension du sens de la situation, et ce travail prend du temps : il ne va jamais de soi. Pourquoi devrait-on imposer un regard non négocié au nom de l’information journalistique, qui n’est, après tout, qu’un point de vue particulier et qui est instruit autant au nom d’une intention de connaissance, que par les enjeux économiques et idéologiques des industries culturelles, de leurs actionnaires et de leurs marchés ? L’incapacité de la plupart des journalistes à comprendre la complexité des situations de communication, leur refus d’accepter qu’un mouvement social ne soit pas dirigé comme une entreprise ou comme un parti par un individu désigné comme porte-parole et dépositaire d’une autorité surplombante, et leur idéologie objectiviste de la transparence informationnelle, se donne ici à voir dans toute son étendue.
Mais ce qui compte finalement, dans les écrits journalistiques, c’est autant ce qu’ils prétendent montrer que ce qu’ils ne disent pas : ce qu’ils occultent, et rendent ainsi impensable pour leurs lecteurs, est souvent aussi éclairant que tout ce que les corpus de presse peuvent nous apprendre. Ainsi, durant ce mouvement, les journalistes n’ont que très rarement rendu compte d’autre chose que des “grognements” des universitaires et des étudiants, et ils n’ont pratiquement pas relayé le fait que, par exemple, des CRS en armure ont entouré durant plus d’une semaine l’université de Lyon 2 et ont bastonné certains enseignants qui devaient traverser ce cordon sécuritaire pour venir faire cours à l’intérieur de la fac ; les journalistes n’ont rien dit des hélicoptères de la gendarmerie qui survolaient le campus de Bron, comme si on était en temps de guerre ; ils n’ont pas vu, ou pas voulu voir, que des milices privées étaient installées sur les campus, aux ordres de certains présidents d’universités, y faisant leur loi, et accompagnant souvent leur action de propos racistes.
C’est pourquoi j’ai envie de demander à Muriel Florin : où étiez vous, par exemple, lors des grandes manifestations de 2009 ? Où étiez vous lors des cours hors les murs où les enseignants grévistes enseignaient dans des cafés, dans des galeries d’art, dans des locaux associatifs, dans la rue, pour sensibiliser le public aux enjeux du savoir dans une démocratie sans pour autant pénaliser leurs étudiants ? Où étiez vous lors de la fantastique “Nuit des chercheurs” (la “Navire Night») organisée dans le grand amphi de Lyon 2, où il y eu des cours et des conférences de 18h à 8h du matin devant un amphi plein à craquer de gens passionnés par les enjeux politiques du savoir ? Où étiez vous lors de la Journée d’Alerte des Services publics (Navire Night 2) réunissant le milieu universitaire et médical, et qui démontrait la main-mise du pouvoir et de la bureaucratie économique sur le service public ? Où étiez vous dans les innombrables AG étudiantes où s’expérimentait une autre vision de la démocratie que celle que vous travestissez en prétendant rendre compte d’un “fait”, depuis votre petit bout de lorgnette ? N’avez vous vraiment rien d’autre à dire d’une année de lutte et d’inventivité, d’engagement politique, de réflexion, de publication, que ce petit souvenir nombriliste ? C’est pathétique, franchement !
Je vais vous dire où vous étiez, Muriel Florin : vous n’étiez pas là où les choses intéressantes se passaient, ou en tout cas vous n’avez rien écrit de tout cela. Et il est facile de le démontrer. La base de données Factiva, à laquelle j’ai accès en tant que chercheur travaillant sur les médias, permet de constituer facilement des corpus de presse. En interrogeant cette base avec pour mots-clés “Muriel Florin + université” et en limitant la recherche au corpus du Progrès de Lyon et à l’année 2009, il apparaît que vous avez écrit en tout 44 articles sur l’université. La base Factiva ne donne sans doute pas l’exhaustivité des articles publiés par un quotidien, mais elle est assez pratique en première approximation et elle conviendra pour ce que je souhaite démontrer ici, même si cette démonstration va être très superficielle en regard des exigences académiques qui sont les nôtres. De quoi parlent ces articles ? Sans me livrer ici à une bien inutile exégèse de votre “œuvre”, je constate que seuls deux d’entre eux traitent directement, et bien tardivement d’ailleurs, d’une manifestation d’enseignants contre les réformes ((Florin, Muriel, Postiers et enseignants dans la rue au nom du service public, Le Progrès, 24 novembre 2009 ; Florin, Muriel, Tollé autour du projet de réforme de la formation des enseignants, Le Progrès, 8 décembre 2009)). Un autre évoque, incidemment seulement, les grèves qui “plombent” l’université ((Florin, Muriel, Le président de Lyon 2 démissionnera en janvier, Le Progrès, 23 septembre 2009)). Aucun ne décrit une AG, ni ne donne la parole à un acteur des coordinations universitaires : seuls des présidents d’universités ou des directeurs de grandes écoles, ou encore des responsables syndicaux sont interrogés.
Terminons la lecture de vos “souvenirs” de journaliste : “Je demande la parole. Une colère froide a vaincu ma timidité. « Je suis là pour faire mon travail d’information. Il s’agit d’une assemblée générale ouverte. Nous sommes dans un pays dans lequel la liberté de la presse est préservée, et j’ose espérer que vous appréciez cela en tant que citoyen. Par ailleurs vous êtes bien contents de nous trouver pour relayer vos revendications ». J’évite, prudente, l’allusion au retour du stalinisme». Vous n’évitez pas, de toute évidence, de vous mettre en scène en défenseur de la liberté face à l’oppression alors même que les participants à cette AG ont voté pour que vous restiez : quelle fausse position critique ! Preuve s’il en est que vos préjugés étaient plus forts que votre intérêt pour le sens politique et communicationnel de la situation, ou pour la compréhension qu’on doit à des acteurs sociaux qui vous accueillent et qui vous font confiance. Une confiance visiblement mal placée.
Notes :
- Université : Opération « Écrans noirs » du vendredi 13 au mardi 17 — 13 novembre 2020
- Tribune dans Le Monde : « Les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée » — 4 novembre 2020
- Pandémie et solidarités: associations et collectifs citoyens à bout de souffle sonnent l’alarme — 13 mai 2020
Bonjour,
Je réponds rapidement sur quelques éléments de votre article. Le reste étant affaire de point de vue et je n’ai guère envie de rentrer dans cette polémique. Je vous laisse aussi libre de penser ce que vous voulez des “journalistes” qui sont donc presque tous, si je comprends bien, des incapables au service du pouvoir dominant.
1 : je ne suis pas traumatisée par ce souvenir, non. Inutile de chercher à me ridiculiser. J’ai raconté mon sentiment, c’est tout. Et vu l’énergie que vous mettez pour commenter ce témoignage, je finis par me demander qui est le plus traumatisé des deux.
2: les incidents de Lyon2: vous les connaissez comme moi, vous en parlez d’ailleurs, partiellement et partialement dans votre commentaire. Je ne suis pas rentrée dans les détails car ce n’était pas le sujet. Pas plus d’ailleurs que le mouvement des enseignants qui n’était pas le sujet.
3 — où j’étais pendant le mouvement? je suis aller suivre des réunions, des AG, des cours dans la rue aux Terreaux, et je pense avoir suivi presque toutes les manifestations.
4- vous faites le parallèle entre l’accès à une conférence de rédaction et une assemblée générale. Vous vous présentez comme spécialiste des médias. A ce titre je suis assez surprise que vous vous compariez deux réunions de nature totalement différentes. L’une étant destinée à définir le contenu d’un journal réalisé par ses salariés. L’autre étant destinée à un débat. Pour inof, ce sont vos collègues militants parisiens qui m’ont invitée à venir assister à l’AG de Lyon 2 par communiqué.
5 Vous prétendez que je n’ai pas suivi le mouvement et vous vous référez à votre base de données. Elle est visiblement défaillante: pour votre gouverne, j’ai écrit, a minima 14 articles en lien avec le mouvement dans l’enseignement supérieur (mais ce n’est pas ma seule “rubrique”) entre le 3 février et le 26 mai et je tiens les dates précises à votre disposition.
Muriel Florin
Je rectifie : commentaire écrit un peu rapidement (je suis au travail ce dimanche) : les fautes d’orthographe: je suis allée couvrir des réunions, des AG (et non pas aller)
de nature différente (pas de S)
Pour inof: pour info
Merci!
Bonjour,
Si je vous suis bien, il n’y a pas à discuter : circulez, il n’y a rien à penser, et l’affaire se résume à de la “polémique”, à des “traumatismes” et à de méchants universitaires cherchant à vous “ridiculiser” en “prétendant” être des spécialistes (horreur ! un savoir construit, je suppose que c’est inacceptable ?). On vous parle d’argumentation, de méthodologie de l’observation, de compréhension du sens des situations communicationnelles et politiques, on essaie de vous interroger sur votre conception de la démocratie, et vous rabattez la discussion sur un registre psychologisant… C’est exactement ce que je dénonçais dans mon texte : cette incompréhension fondamentale des enjeux du savoir dans une démocratie et du statut de la parole et de l’argumentation dans un débat public.
Que vous dire, donc ? Que vous avez peut-être “suivi” le mouvement, mais de toute évidence n’y avez rien compris, que vous n’avez pas cherché à en saisir le sens politique, et que vous n’en avez retenu, au moment où Libé Lyon vous interroge sur vos souvenirs professionnels, qu’une grotesque mascarade de stalinisme. Au passage, vous n’admettez pas ma comparaison entre l’accès à une AG et l’accès aux conférences de rédaction, mais vous ne vous privez pas de faire une analogie grotesque entre l’URSS sous Staline et les AG à l’université.
Comme je l’indique dans un de mes commentaires, l’année 2009 restera sans doute dans les mémoires comme celle de la rupture entre le monde intellectuel et les journalistes. Il est clair que nous ne partageons pas les mêmes valeurs, à quelques exceptions notables près (je rends ici volontiers hommage au travail exemplaire de votre confrère Sylvestre Huet). je vous laisse donc à votre mépris de l’université, des étudiants staliniens, des enseignants irresponsables et des AG poussives. Le jour où les journalistes auront besoin de soutien dans les luttes qui s’annoncent contre les obscurantismes et la brutalité du pouvoir en place, ne comptez surtout pas sur moi.