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Note de lecture à propos d’une introduction à l’oeuvre de Mauss


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Camille TAROT, Socio­lo­gie et anthro­po­lo­gie de Mar­cel Mauss. Paris, Éd. La Décou­verte, coll. Repères, 2003, 123 p.

tarot_maussLe thème du don, asso­cié au nom de Mauss, connaît le même mal­heu­reux des­tin que le thème de l’espace public asso­cié au nom d’Habermas : une pen­sée lar­ge­ment mécon­nue, réduite à un cli­ché qui annule le besoin d’aller voir direc­te­ment ce qu’il en est. Pour cette seule rai­son, le petit livre de Camille Tarot, « Socio­lo­gie et anthro­po­lo­gie de Mar­cel Mauss », serait déjà néces­saire pour tout jeune cher­cheur en sciences humaines et sociales (SHS). Mais c’est éga­le­ment un texte magni­fique, bien­ve­nu dans le débat actuel sus­ci­té par la crise des struc­tures de la recherche.

La tra­jec­toire de Mar­cel Mauss et son com­men­taire par Camille Tarot évoquent un type d’exigence qui pour­rait – qui devrait – être au cœur d’une ten­ta­tive de com­pré­hen­sion de la socié­té par la contrainte de pen­ser la com­mu­ni­ca­tion, moins comme réser­voir de phé­no­mènes inté­res­sants à obser­ver, que comme condi­tion d’un incon­fort néces­saire, recon­nais­sance de l’impossibilité d’objectiver des « faits » sociaux hors des média­tions qui les consti­tuent déjà comme tels. Le livre n’introduit pas à une œuvre, mais à la pen­sée et aux tra­vaux d’un homme que l’on regrette constam­ment de ne pas avoir eu la chance de connaître.

Camille Tarot ne pro­pose pas un usage actua­li­sé d’objets anciens, mais une lec­ture actuelle de l’ambition scien­ti­fique et des enjeux de l’engagement dans la recherche sur la culture et à la socié­té. Le rap­port à l’héritage maus­sien qui y est pro­po­sé n’est en aucun cas une ges­tion cri­tique et ratio­na­li­sée d’un patri­moine de concepts, méthodes et cou­rants. Il relè­ve­rait plu­tôt d’une réflexion sur le carac­tère construit – avec quel cou­rage et quelle opi­niâ­tre­té ! – du désir de scien­ti­fi­ci­té, qui n’est pas seule­ment désir d’objectivation, mais désir d’un mode d’être « total » au sens que le socio­logue donne à ce terme. La lec­ture de Mar­cel Mauss pro­po­sée ici ne désigne pas a pos­te­rio­ri une « famille » scien­ti­fique qui pour­rait reven­di­quer la ges­tion de son héri­tage, même si Mauss a loya­le­ment contri­bué au pro­jet dur­khei­mien de fon­da­tion ins­ti­tu­tion­nelle de la socio­lo­gie. Il res­ti­tue plu­tôt ce qu’est l’ambition scien­ti­fique, à la fois modeste et déme­su­rée, inex­tri­ca­ble­ment liée à une vision poli­tique de la recherche : il s’agit de pen­ser le social, sans rien lâcher de sa com­plexi­té, sans se sim­pli­fier jamais la tâche parce que le pro­jet scien­ti­fique n’est pas de pro­duire des objets inter­mé­diaires, des arte­facts, des idées, mais d’essayer de décrire et com­prendre. Sans quoi, il n’a aucune valeur. Il sup­pose du cou­rage, celui qui amène par­fois à sor­tir de l’espace ins­ti­tu­tion­nel pour mieux assu­mer le pro­jet por­té par l’institution, ou à s’isoler de sa famille poli­tique natu­relle par fidé­li­té à l’idéal poli­tique lui-même. Mar­cel Mauss aux prises avec la volon­té de son oncle Émile Dur­kheim, Mar­cel Mauss admi­ra­teur de Jean Jau­rès et lucide obser­va­teur de la révo­lu­tion russe, Mauss pas­sion­né par le mou­ve­ment coopé­ra­tif, Mar­cel Mauss ter­ri­ble­ment éprou­vé par la mort d’un grand nombre de ses col­la­bo­ra­teurs et amis pen­dant la guerre…

Toute dimen­sion bio­gra­phique attache le lec­teur à la figure de l’homme der­rière l’œuvre. Dans le cas pré­sent l’œuvre n’ayant jamais pu acqué­rir l’autonomie d’un cor­pus d’ouvrages ache­vés, c’est dans l’homme qu’on suit encore et encore un ques­tion­ne­ment jamais clos, un mou­ve­ment tou­jours vivant, une volon­té tou­jours ten­due. Il s’agit de suivre l’homme à l’œuvre, celui qui n’écrivit pas de livres mais ensei­gna sans cesse, dépen­sa sans comp­ter son ardeur et son temps, ris­quant sans relâche sa pen­sée et sa parole : « Par rap­port aux mœurs intel­lec­tuelles actuelles, où la publi­ca­tion est de rigueur, et où la moindre idée valable est en géné­ral réser­vée pour l’article ou la mono­gra­phie qui sui­vront, il est éton­nant, pour tout dire émou­vant, de noter quels tré­sors d’énergie Mar­cel Mauss a dépen­sés dans son ensei­gne­ment aux Hautes Études » (James Clif­ford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la lit­té­ra­ture et l’art au XXe siècle, Paris, Éd. de l’ENSBA, 1996).

Mar­cel Mauss est bien plus qu’un cher­cheur au sens fonc­tion­nel de pro­fes­sion­nel de la pro­duc­tion de dis­cours scien­ti­fiques. Toute sa vie désigne l’exigence infa­ti­gable de cohé­rence entre l’engagement humain, fami­lial, pro­fes­sion­nel, intel­lec­tuel, poli­tique, au prix de sacri­fices qui laissent per­plexe à l’heure d’une ratio­na­li­sa­tion de la pro­duc­tion scien­ti­fique sur un modèle ges­tion­naire qui ne doit plus guère à l’exigence de com­pré­hen­sion. Mar­cel Mauss n’a jamais ache­vé sa thèse, contre la pres­sion per­ma­nente d’Émile Dur­kheim, parce qu’il pen­sait ne pas avoir la docu­men­ta­tion eth­no­gra­phique suf­fi­sante pour répondre à ses ques­tions. Mais il n’abandonne rien de ce qu’il entre­prend dans sa thèse. En tant qu’enseignant, il éla­bo­re­ra une méthode de col­lecte eth­no­gra­phique qui aurait été celle qui lui aurait per­mis de dis­po­ser des des­crip­tions com­plètes dont il aurait eu besoin pour son propre travail.

Pou­vons-nous aujourd’hui entendre les leçons de ce cou­rage scien­ti­fique ? Il n’y a rien de plus émou­vant et d’important que de reve­nir à un tra­vail de pion­nier : on y trouve tou­jours plus que ce qui en a été gar­dé. Nous sommes habi­tés par une repré­sen­ta­tion des pro­ces­sus quels qu’ils soient, selon laquelle les débuts – si géniaux soient-ils – sont gros­siers et bal­bu­tiants et évo­luent néces­sai­re­ment vers des démarches de plus en plus affi­nées et com­plexi­fiées. Or, cette logique – peut-être sous-ten­due par une valo­ri­sa­tion exces­sive des enjeux de pro­duc­tion et d’organisation –, s’avère sou­vent fausse concer­nant la recherche en SHS. C’est pour­quoi Camille Tarot met bien en évi­dence le fait qui frappe tout lec­teur de Mar­cel Mauss : à l’heure actuelle, ce que nous ten­tons dif­fi­ci­le­ment de pen­ser comme hori­zon pos­sible pour les SHS au-delà des réduc­tion­nismes métho­do­lo­giques, à savoir la sai­sie des arti­cu­la­tions entre dif­fé­rents registres de signi­fi­ca­tions, entre dif­fé­rents ordres de phé­no­mènes obser­vables et entre dif­fé­rentes échelles tem­po­relles, c’est ce que Mar­cel Mauss et ses proches posaient d’emblée comme objec­tif. Cet objec­tif, si mal assu­mé dans le débat sur « l’utilité des sciences humaines et sociales » consiste à pen­ser la dimen­sion sym­bo­lique. Cette dimen­sion n’est en rien un hori­zon per­pé­tuel­le­ment révé­ré et dési­gné pour mémoire, mais soi­gneu­se­ment main­te­nu hors des cadres de pro­duc­tion de la connais­sance, grand fétiche des SHS qu’elles cachent bien sou­vent avec embar­ras. Il est ce qui orga­nise les construc­tions théo­riques et empi­riques, voire les dyna­miques ins­ti­tu­tion­nelles que Mar­cel Mauss et ses col­lègues dis­cutent et modi­fient sans relâche.

C’est pour­quoi le texte de Camille Tarot com­mente des aspects du tra­vail du socio­logue qui ont une réso­nance par­ti­cu­lière dans la com­mu­nau­té des sciences de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion. En effet, l’un des pro­blèmes qui tenaille la com­mu­nau­té est celui de l’articulation entre média­tions tech­niques et média­tions sym­bo­liques, telle que posée en par­ti­cu­lier par Louis Qué­ré dès 1982, dans Miroirs équi­voques. Aux ori­gines de la com­mu­ni­ca­tion moderne (Paris, Aubier Mon­taigne). Si nous sommes tous d’accord pour consi­dé­rer l’échange social comme une inter­ac­tion tou­jours média­ti­sée par du sym­bo­lique, alors la consti­tu­tion des phé­no­mènes de com­mu­ni­ca­tion en objet d’une com­mu­nau­té scien­ti­fique spé­ci­fique n’a d’intérêt que si nous ne nous situons jamais en deçà des exi­gences qu’implique cet énon­cé. Lisons Camille Tarot lorsqu’il rap­pelle la manière dont Mar­cel Mauss et Émile Dur­kheim dif­fèrent rela­ti­ve­ment aux signes et sym­boles. Le pre­mier opère « une sécu­la­ri­sa­tion de la notion pour l’étendre à toute média­tion de sens socia­li­sée et socia­li­sante » (p. 100). Tout sym­bole n’est pas sim­ple­ment relié à son réfé­rent, il ren­voie à d’autres signes, il « forme des réseaux, des “socié­tés” de signes. Cette orga­ni­sa­tion en réseau légi­time de le rap­pro­cher du lan­gage » (p. 100). Camille Tarot relève d’ailleurs un pas­sage capi­tal de l’introduction que Claude Lévi-Strauss consacre à Socio­lo­gie et anthro­po­lo­gie de Mar­cel Mauss, dans lequel il sou­ligne « le carac­tère révo­lu­tion­naire de l’idée selon laquelle l’échange est le com­mun déno­mi­na­teur d’un grand nombre d’activités sociales » et appelle l’émergence d’une vaste science de la communication.

L’ombre du struc­tu­ra­lisme – si mal com­pris, si mal cri­ti­qué – a long­temps mas­qué la por­tée de cet appel. En défi­ni­tive, on retien­dra les lignes consa­crées à la pen­sée socioé­co­no­mique de Mar­cel Mauss, dans les­quelles Camille Tarot s’engage à son tour dans une prise de posi­tion où la parole du cher­cheur est indis­so­lu­ble­ment liée à son enga­ge­ment, comme chez celui qu’il cite : « Il est seule­ment à craindre que la cri­tique du libé­ra­lisme par Mauss n’ait pas plus d’échos immé­diats que n’en eut, il y a quatre-vingts ans, sa cri­tique du bol­che­visme alors triom­phant. Fau­dra-t-il que passent deux ou trois géné­ra­tions et peut-être quelques catas­trophes ? En atten­dant, tous ceux qui ne renoncent pas à l’extension jus­te­ment mon­diale de la démo­cra­tie sociale trou­ve­ront chez Mar­cel Mauss un via­tique pour tra­ver­ser le désert » (p. 79).

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