Note de lecture à propos d’une introduction à l’oeuvre de Mauss
Ecrit par Joëlle Le Marec, 14 Fév 2007, 0 commentaire
Camille TAROT, Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss. Paris, Éd. La Découverte, coll. Repères, 2003, 123 p.
Le thème du don, associé au nom de Mauss, connaît le même malheureux destin que le thème de l’espace public associé au nom d’Habermas : une pensée largement méconnue, réduite à un cliché qui annule le besoin d’aller voir directement ce qu’il en est. Pour cette seule raison, le petit livre de Camille Tarot, « Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss », serait déjà nécessaire pour tout jeune chercheur en sciences humaines et sociales (SHS). Mais c’est également un texte magnifique, bienvenu dans le débat actuel suscité par la crise des structures de la recherche.
La trajectoire de Marcel Mauss et son commentaire par Camille Tarot évoquent un type d’exigence qui pourrait – qui devrait – être au cœur d’une tentative de compréhension de la société par la contrainte de penser la communication, moins comme réservoir de phénomènes intéressants à observer, que comme condition d’un inconfort nécessaire, reconnaissance de l’impossibilité d’objectiver des « faits » sociaux hors des médiations qui les constituent déjà comme tels. Le livre n’introduit pas à une œuvre, mais à la pensée et aux travaux d’un homme que l’on regrette constamment de ne pas avoir eu la chance de connaître.
Camille Tarot ne propose pas un usage actualisé d’objets anciens, mais une lecture actuelle de l’ambition scientifique et des enjeux de l’engagement dans la recherche sur la culture et à la société. Le rapport à l’héritage maussien qui y est proposé n’est en aucun cas une gestion critique et rationalisée d’un patrimoine de concepts, méthodes et courants. Il relèverait plutôt d’une réflexion sur le caractère construit – avec quel courage et quelle opiniâtreté ! – du désir de scientificité, qui n’est pas seulement désir d’objectivation, mais désir d’un mode d’être « total » au sens que le sociologue donne à ce terme. La lecture de Marcel Mauss proposée ici ne désigne pas a posteriori une « famille » scientifique qui pourrait revendiquer la gestion de son héritage, même si Mauss a loyalement contribué au projet durkheimien de fondation institutionnelle de la sociologie. Il restitue plutôt ce qu’est l’ambition scientifique, à la fois modeste et démesurée, inextricablement liée à une vision politique de la recherche : il s’agit de penser le social, sans rien lâcher de sa complexité, sans se simplifier jamais la tâche parce que le projet scientifique n’est pas de produire des objets intermédiaires, des artefacts, des idées, mais d’essayer de décrire et comprendre. Sans quoi, il n’a aucune valeur. Il suppose du courage, celui qui amène parfois à sortir de l’espace institutionnel pour mieux assumer le projet porté par l’institution, ou à s’isoler de sa famille politique naturelle par fidélité à l’idéal politique lui-même. Marcel Mauss aux prises avec la volonté de son oncle Émile Durkheim, Marcel Mauss admirateur de Jean Jaurès et lucide observateur de la révolution russe, Mauss passionné par le mouvement coopératif, Marcel Mauss terriblement éprouvé par la mort d’un grand nombre de ses collaborateurs et amis pendant la guerre…
Toute dimension biographique attache le lecteur à la figure de l’homme derrière l’œuvre. Dans le cas présent l’œuvre n’ayant jamais pu acquérir l’autonomie d’un corpus d’ouvrages achevés, c’est dans l’homme qu’on suit encore et encore un questionnement jamais clos, un mouvement toujours vivant, une volonté toujours tendue. Il s’agit de suivre l’homme à l’œuvre, celui qui n’écrivit pas de livres mais enseigna sans cesse, dépensa sans compter son ardeur et son temps, risquant sans relâche sa pensée et sa parole : « Par rapport aux mœurs intellectuelles actuelles, où la publication est de rigueur, et où la moindre idée valable est en général réservée pour l’article ou la monographie qui suivront, il est étonnant, pour tout dire émouvant, de noter quels trésors d’énergie Marcel Mauss a dépensés dans son enseignement aux Hautes Études » (James Clifford, Malaise dans la culture. L’ethnographie, la littérature et l’art au XXe siècle, Paris, Éd. de l’ENSBA, 1996).
Marcel Mauss est bien plus qu’un chercheur au sens fonctionnel de professionnel de la production de discours scientifiques. Toute sa vie désigne l’exigence infatigable de cohérence entre l’engagement humain, familial, professionnel, intellectuel, politique, au prix de sacrifices qui laissent perplexe à l’heure d’une rationalisation de la production scientifique sur un modèle gestionnaire qui ne doit plus guère à l’exigence de compréhension. Marcel Mauss n’a jamais achevé sa thèse, contre la pression permanente d’Émile Durkheim, parce qu’il pensait ne pas avoir la documentation ethnographique suffisante pour répondre à ses questions. Mais il n’abandonne rien de ce qu’il entreprend dans sa thèse. En tant qu’enseignant, il élaborera une méthode de collecte ethnographique qui aurait été celle qui lui aurait permis de disposer des descriptions complètes dont il aurait eu besoin pour son propre travail.
Pouvons-nous aujourd’hui entendre les leçons de ce courage scientifique ? Il n’y a rien de plus émouvant et d’important que de revenir à un travail de pionnier : on y trouve toujours plus que ce qui en a été gardé. Nous sommes habités par une représentation des processus quels qu’ils soient, selon laquelle les débuts – si géniaux soient-ils – sont grossiers et balbutiants et évoluent nécessairement vers des démarches de plus en plus affinées et complexifiées. Or, cette logique – peut-être sous-tendue par une valorisation excessive des enjeux de production et d’organisation –, s’avère souvent fausse concernant la recherche en SHS. C’est pourquoi Camille Tarot met bien en évidence le fait qui frappe tout lecteur de Marcel Mauss : à l’heure actuelle, ce que nous tentons difficilement de penser comme horizon possible pour les SHS au-delà des réductionnismes méthodologiques, à savoir la saisie des articulations entre différents registres de significations, entre différents ordres de phénomènes observables et entre différentes échelles temporelles, c’est ce que Marcel Mauss et ses proches posaient d’emblée comme objectif. Cet objectif, si mal assumé dans le débat sur « l’utilité des sciences humaines et sociales » consiste à penser la dimension symbolique. Cette dimension n’est en rien un horizon perpétuellement révéré et désigné pour mémoire, mais soigneusement maintenu hors des cadres de production de la connaissance, grand fétiche des SHS qu’elles cachent bien souvent avec embarras. Il est ce qui organise les constructions théoriques et empiriques, voire les dynamiques institutionnelles que Marcel Mauss et ses collègues discutent et modifient sans relâche.
C’est pourquoi le texte de Camille Tarot commente des aspects du travail du sociologue qui ont une résonance particulière dans la communauté des sciences de l’information et de la communication. En effet, l’un des problèmes qui tenaille la communauté est celui de l’articulation entre médiations techniques et médiations symboliques, telle que posée en particulier par Louis Quéré dès 1982, dans Miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne (Paris, Aubier Montaigne). Si nous sommes tous d’accord pour considérer l’échange social comme une interaction toujours médiatisée par du symbolique, alors la constitution des phénomènes de communication en objet d’une communauté scientifique spécifique n’a d’intérêt que si nous ne nous situons jamais en deçà des exigences qu’implique cet énoncé. Lisons Camille Tarot lorsqu’il rappelle la manière dont Marcel Mauss et Émile Durkheim diffèrent relativement aux signes et symboles. Le premier opère « une sécularisation de la notion pour l’étendre à toute médiation de sens socialisée et socialisante » (p. 100). Tout symbole n’est pas simplement relié à son référent, il renvoie à d’autres signes, il « forme des réseaux, des “sociétés” de signes. Cette organisation en réseau légitime de le rapprocher du langage » (p. 100). Camille Tarot relève d’ailleurs un passage capital de l’introduction que Claude Lévi-Strauss consacre à Sociologie et anthropologie de Marcel Mauss, dans lequel il souligne « le caractère révolutionnaire de l’idée selon laquelle l’échange est le commun dénominateur d’un grand nombre d’activités sociales » et appelle l’émergence d’une vaste science de la communication.
L’ombre du structuralisme – si mal compris, si mal critiqué – a longtemps masqué la portée de cet appel. En définitive, on retiendra les lignes consacrées à la pensée socioéconomique de Marcel Mauss, dans lesquelles Camille Tarot s’engage à son tour dans une prise de position où la parole du chercheur est indissolublement liée à son engagement, comme chez celui qu’il cite : « Il est seulement à craindre que la critique du libéralisme par Mauss n’ait pas plus d’échos immédiats que n’en eut, il y a quatre-vingts ans, sa critique du bolchevisme alors triomphant. Faudra-t-il que passent deux ou trois générations et peut-être quelques catastrophes ? En attendant, tous ceux qui ne renoncent pas à l’extension justement mondiale de la démocratie sociale trouveront chez Marcel Mauss un viatique pour traverser le désert » (p. 79).