Le métier de chercheur. Slow science et critique du progrès avec Isabelle Stengers et Pierre Calame
Ecrit par Igor Babou, 5 Fév 2016, 2 commentaires
Voici un extrait d’une conférence d’Isabelle Stengers, philosophe des sciences et de Pierre Calame, ancien haut fonctionnaire. Cette conférence en duo pose, dans un langage simple, la question de la responsabilité des sciences dans un contexte où le “progrès” induit par le développement technologique n’est plus soutenable. Il me semble qu’on peut à peu près s’accorder sur le diagnostic posé par Calame et Stengers, au sujet de l’état du fonctionnement contemporain des sciences. Les orateurs prônent non pas un retour nostalgique à un état antérieur de la pratique de la recherche, mais une nouvelle alliance entre sciences et publics, dans une visée pragmatique consistant à évaluer les impacts (sociaux, environnementaux, économiques, etc.) de la production de connaissance. L’enjeu est de penser une autre science. Je partage fondamentalement ce besoin de penser une autre science, pour des raisons environnementales, mais aussi politiques, sociales et culturelles.
La question que je me pose c’est comment ce type d’alliance, qui est ce que nous souhaitions mettre en place ici même, sur Indiscipline, entre un hypothétique public des sciences (qui ne se résumerait pas, comme nous l’imposent nos actuelles tutelles, aux acteurs économiques) et des acteurs des institutions de la recherche (dont les fondateurs d’Indiscipline), pourrait fonctionner. La notion de public des sciences, comme “récepteurs” d’un discours, mériterait d’ailleurs d’être discutée. Comment ce type d’alliance pourrait-il fonctionner dans un quotidien qui ne serait pas une pure abstraction, et qui ne se situerait pas dans une temporalité qui ne serait pas celle d’un futur inaccessible ? Comment penser l’avenir positif et pertinent que souhaite Isabelle Stengers, non pas dans une dynamique philosophique abstraite, mais dans une construction locale et actuelle ? Comment ne pas céder à l’urgence (slow science oblige : l’enjeu est bien de ralentir un mouvement d’évolution) sans pour autant remettre au lendemain les changements nécessaires ? Et comment le faire, j’insiste, concrètement : dans nos laboratoires, pas dans “les” laboratoires. Avec le public réel, par exemple les gens qui, ici même, sur Indiscipline, écrivent ou commentent, et non avec un public postulé, voire fantasmé. Enfin, comment faire tout cela en n’ayant pas en ligne de mire les seules sciences de la nature, mais en travaillant aussi à une critique interne de nos disciplines, qui font partie du vaste ensemble des sciences humaines et sociales.
A mon sens, la mise en place d’une science éthique, débarrassée des dogmes du progrès et de l’innovation, et qui serait au service d’un avenir commun, non catastrophique, et désirable, dépend d’une entrée en résistance, voire d’un mouvement de désobéissance civile des acteurs de la recherche contre leurs propres tutelles. Ces mouvements de résistance ont existé, mais ils ont pour le moment échoué faute de soutien, et je pense qu’ils n’ont aucune chance de se re-structurer si une alliance de fond entre les publics concrets de la recherche et des chercheurs (en sciences de la nature et en sciences humaines et sociales) ne se met pas en place, au lieu de l’actuelle défiance, qui transparaît si souvent dans les discussions en ligne quand des chercheurs rencontrent des non scientifiques.
Cet enjeu de construction d’une alliance ne me semble pas être le même que celui de la vulgarisation scientifique, et encore moins que celui d’une “communication” avec le public. Il est avant tout politique : comment créer du commun ? Comment ne pas aller chercher dans des espaces lointains (le politique comme abstraction, le Pouvoir avec un grand “P”, la domination et le savoir comme instances énonciatives vidées de toute performativité à force d’être invoquées sans être appropriées) ce qui relève du politique au quotidien, de l’ici et du maintenant du politique, c’est à dire des lieux et des moments où, tous, nous avons des choix à faire et des priorités à organiser dans l’action, entre diverses actions aux conséquences potentiellement différentes.
Bref, c’est autour de tout cela que j’invite à une discussion, ici. D’abord sur le diagnostic : est-il partagé ? Ensuite sur les pistes données dans la conférence : sont-elles pertinentes ? Enfin, sur les actions que l’on pourrait mener, et sur celles qui ont déjà été tentées (et il y en a eu, beaucoup, entre les années 1960 et aujourd’hui), pour tenter de mettre en cohérence un cadre politique et scientifique, avec des finalités éthiques, le tout si possible avec pragmatisme et ancrage dans le concret et les témoignages.
A titre historique, en guise de petite remise en cause des séquences historiques que propose Isabelle Stengers, qui semble dire qu’il n’y aurait jamais eu de véritable remise en cause des rapports de pouvoir et de savoir dans les institutions scientifiques, je fais ici un lien vers un corpus de revues de critique de science que Joëlle le Marec et moi-même avons contribué à numériser et à mettre en ligne, justement car nous espérions, avec ce corpus, disposer de témoignages d’actions susceptibles de nous inspirer dans nos pratiques. Voici ces textes, dont certains sont introduits et contextualisés, et je crois que le lecteur fréquentant indiscipline pourrait (devrait ?) les parcourir avant de commenter, s’il veut être au clair avec le diagnostic et avec l’historicité des questions posées par Stengers et Calame : http://science-societe.fr/tag/critique-des-sciences/
Il n’y a pas d’urgence à commenter : slow science ! Slow blogging ! For a better thinking !
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L’interrogation que tu proposes du “public des sciences” me semble heuristique. Elle devrait nous permettre de dépasser le fonctionnement popperien… A creuser.
La vidéo de la conférence a disparu sur Youtube, c’est bien dommage. Je n’ai pas réussi à la retrouver pour le moment.