Egypte : Le Monde relaie, sans les vérifier, les erreurs du Quai d’Orsay à propos d’un prétendu “devoir de réserve” des chercheurs
Ecrit par Igor Babou, 5 Fév 2011, 1 commentaire
Dans un article du 05.02.11 intitulé “Les chercheurs français sommés d’être discrets”, la rédaction du Monde relaie les propos de Bernard Valéro, porte-parole du Quai d’Orsay. On y lit que les chercheurs fonctionnaires seraient “astreints à une obligation de réserve” :
Le Quai d’Orsay a demandé aux spécialistes français de l’Egypte présents sur place de ne plus s’exprimer dans les médias sur ce pays. L’information, révélée par Mediapart, a été confirmée par le ministère, samedi 5 février.
Le porte-parole du Quai d’Orsay, Bernard Valero, a précisé que cette recommandation concernait des chercheurs français fonctionnaires, qui sont astreints à “une obligation de réserve”. Il a ajouté que cette règle s’appliquait au fonctionnaire “surtout lorsqu’il s’agit de parler de ce qui se passe dans le pays où il a reçu une autorisation de séjour et de travail”.
“La deuxième raison, c’est que compte tenu du contexte en Egypte, pour des raisons de sécurité, il y a eu une recommandation de l’ambassade de dire n’en faisons pas trop, n’apparaissez pas trop publiquement. Si vous rentrez en France, vous pouvez vous exprimer, mais là, il faut faire attention”, a‑t-il estimé.
Les attaques contre des journalistes ou des étrangers, commises le plus souvent par des partisans de M. Moubarak se sont multipliés ces derniers jours.
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Or, il y a un problème : comme tout chercheur fonctionnaire soucieux de son indépendance intellectuelle et scientifique vis à vis des pouvoirs devrait le savoir, cette prétendue “obligation de réserve” n’existe pas dans le droit français pour les chercheurs. C’est en effet la loi de 1983 qui régit le statut des fonctionnaires et qui les protège en leur assurant la liberté d’opinion :
La liberté d’opinion est garantie aux fonctionnaires.
Aucune distinction, directe ou indirecte, ne peut être faite entre les fonctionnaires en raison de leurs opinions politiques, syndicales, philosophiques ou religieuses, de leur origine, de leur orientation sexuelle, de leur âge, de leur patronyme, de leur état de santé, de leur apparence physique, de leur handicap ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie ou une race.
Ce n’est pas la première fois que des tutelles ministérielles prétendent museler les fonctionnaires en mettant en avant, de manière mensongère, ce fameux “devoir de réserve”. En 2009, la Ligue des Droits de l’Homme a publié un article dénonçant cette invention qui n’est validée par aucun texte de loi :
Dans un entretien publié sur le site Rue89, une magistrate déclarait récemment « le devoir de réserve n’existe pas dans les textes, c’est une création jurisprudentielle. » Elle poursuivait : « dans la loi, notamment celle de 1983 qui régit la fonction publique et son article 26, on ne trouve qu’un impératif de discrétion professionnelle et d’obéissance hiérarchique ». Et elle concluait : « toute la question est de savoir où se situe la liberté d’opinion et la liberté de conscience par rapport à cette obéissance ». [1]
Cependant le “devoir de réserve” est de plus en plus souvent invoqué pour tenter de couper court au débat. Et les exemples de fonctionnaires sanctionnés pour ne pas l’avoir respecté, en s’exprimant publiquement contre la politique menée par leur ministère de tutelle, se font plus fréquents. C’est par exemple le cas d’un gendarme, Jean-Hughes Matelly, et d’un commandant de police, Philippe Pichon. Dans l’Education nationale, Bastien Cazals, directeur d’une école maternelle de l’Hérault, a été explicitement prié par son inspecteur d’académie de « ne plus s’exprimer dans les médias ».
Anicet Le Pors qui, en tant que ministre de la fonction publique du gouvernement de Pierre Mauroy de 1981 à 1984, a conduit l’élaboration de la loi n°83–634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires, s’est exprimé à ce sujet. Dans un article paru le 1er février 2008, il rappelle que leur statut accorde la liberté d’opinion aux agents publics et que « l’obligation de réserve ne figure pas dans le statut général et, à [sa] connaissance, dans aucun statut particulier de fonctionnaire »
Seuls les fonctionnaires dits “d’autorité” sont soumis au devoir de réserve. Ces fonctionnaires sont ceux qui, par leur position hiérarchique, font appliquer la loi dans leurs établissements. Il s’agit par exemple des directeurs de grandes écoles, des présidents d’universités, des directeurs de lycées et collèges, etc.
On trouve dans divers sites syndicaux des analyses de la législation en vigueur, qui, par exemple dans le cas du SNUIPP, précisent les droits des fonctionnaires en matière d’expression publique :
Dans l’exercice de vos fonctions (en classe, en conseil d’école, en entretien avec des parents d’élève, etc.), vos propos doivent être empreints de modération et respecter la neutralité qui est celle de l’État.
- Dans vos conversations privées, vous avez la même liberté que tout autre citoyen.
- Dans votre vie publique, vous n’êtes pas soumis à un devoir de réserve, n’étant pas “fonctionnaire d’autorité”, et vous bénéficiez de la même liberté d’expression que tout autre citoyen, à condition de ne pas engager l’Éducation Nationale par votre prise de position. Par exemple, vous ne pouvez pas dire : “en tant que directeur (ou enseignant), je ne peux que dénoncer la décision d’expulser M. X”, car cela pourrait signifier que l’Éducation Nationale est opposée à la décision en question. Mais vous pouvez dire : “je suis directeur de telle école où un papa immigré risque l’expulsion. En tant que citoyen, je suis choqué par une telle mesure et je la dénonce.”
Dans la période actuelle de remise en cause des droits des salarié(e)s, il est important de ne pas opter pour une frilosité qui validerait des méthodes abusives de « management des ressources humaines ».
Tous ces éléments, connus et balisés, sont facilement vérifiables en quelque clics sur le web. La question est de savoir pourquoi Le Monde, qui prétend être un journal de référence, ne fait pas ce travail et se contente, sur un thème pourtant essentiel comme celui de la liberté d’expression des chercheurs, de colporter les erreurs du Quai d’Orsay…
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Voir également l’article du blog de Véronique Soulé, journaliste à Libération : “A Andouillé, on ne plaisante pas avec le devoir de réserve des profs” : http://classes.blogs.liberation.fr/soule/2011/02/periode-de-reserve-pour-profs-.html