Ce que fait la “veille d’opinion” aux “lanceurs d’alerte”
Ecrit par Francis Chateauraynaud, 22 Jan 2009, 0 commentaire
Dans un entretien accordé à Libération, le 15 novembre 2008, « Veille d’opinion dans l’Education : “En aucun cas on ne peut parler de fichage” » http://www.liberation.fr/societe/0101266365-veille-d-opinion-dans-l-educ, la direction de la communication des ministères de l’Education Nationale (MEN) et de l’Enseignement Supérieur et la Recherche (MESR), tente de justifier le contenu de l’appel d’offre qui a circulé sur la toile la semaine dernière et provoqué l’indignation de nombreux citoyens, internautes, dont beaucoup d’enseignants et d’enseignants-chercheurs. En guise de réponse à cette indignation, on trouve la très classique rhétorique de l’incompréhension. On nous explique qu’ « en aucun cas, on ne peut parler de fichage ou de surveillance », et qu’ « il ne s’agit absolument pas d’identifier des cas individuels ou de constituer des fiches nominatives ». Il s’agirait donc d’un pur « fantasme ». Mais si la direction de la communication estime qu’il y a eu un méchant « amalgame », elle ne va pas jusqu’à parler de « paranoïa » — ce qui est pourtant un anathème fréquent dès lors que l’esprit critique prend la parole pour aller au-delà de la langue de bois communicationnelle. Pour rassurer l’ « opinion », notre responsable ajoute que ce type d’appel d’offre a déjà eu lieu et que la seule nouveauté réside cette année dans l’ajout de « précisions » dans le cahier des clauses particulières — c’est-à-dire le document qui précise les éléments du cahier des charges acceptés par le ou les futurs prestataires : « nous parlons notamment de repérer des ’leaders d’opinion’, les ’lanceurs d’alerte’, etc. Mais ce vocabulaire a été mal interprété, particulièrement le second terme. Or s’agissant d’un appel d’offres, il nous fallait préciser au maximum le produit que l’on demande à la société prestataire. Et nous avons utilisé la terminologie habituelle pour ce type de service. »
Il se trouve que je suis l’auteur, avec Didier Torny, de la notion de « lanceur d’alerte », notion créée dans un but précis, au cours de travaux sur les risques sanitaires, environnementaux et technologiques menés entre 1995 et 1999. De quelles alertes nous parle-t-on dans ce marché public sinon de prises de parole critiques assumées par des personnes, expressions qui relèvent de la citoyenneté, de la protestation et du débat démocratique sur les enjeux du service public d’enseignement et de recherche ? On nous dit qu’il s’agit d’être « précis » mais on utilise une notion sans voir que son sens est dévoyé dans le contexte. Soyons clairs : la notion de lanceur d’alerte désigne un individu ou un groupe qui passe une information problématique, inquiétante ou incertaine à d’autres, en les interpellant sur des événements ou des faits non encore vérifiés et sur leurs conséquences éventuelles. Ce faisant il amorce un processus de mise en discussion d’un danger ou d’un risque, et ce processus a une visée collaborative. Lorsque l’alerte est déniée ou maltraitée, comme ce fut le cas à plusieurs reprises dans l’histoire récente (du sang contaminé aux excès de sel dans l’alimentation, en passant par l’amiante ou les pesticides) la critique se développe très socio-logiquement, le lanceur d’alerte devient un porteur d’alerte ou passe le relais à des acteurs critiques, et il devient impossible de dissocier alerte et dénonciation. Le rôle de lanceur d’alerte ou de tireur d’alarme, que tout le monde peut prendre, fonctionne assez bien quand l’alerte est détachable des personnes et qu’un accord se forme sur le sens du message et les suites à lui donner.
Or, de quoi s’agit-il ici ? De quadriller les espaces d’expression libre du Web et d’identifier des personnages critiques le plus en amont possible. Sur les blogs ou les forums, il s’agit souvent de dénoncer des politiques publiques et de contribuer à des mobilisations contre la casse du service public. La dite « veille d’opinion » a pour but de repérer et de tracer des processus critiques dits « émergents » et d’organiser un contre-feu le plus tôt possible. En réalité, il s’agit à 95% de problèmes de fonds soulevés depuis belle lurette face à des gouvernants incapables de dialoguer et d’entendre. Appelons un chat un chat : il s’agit d’identifier des personnages critiques — car on voit mal comment on peut traiter leurs messages sans essayer de cerner qui parle et pour quelle raison puisque l’on n’a plus les garanties classiques, celles qui accompagnent la revue de presse.
La veille d’opinion est-elle légitime en démocratie ? Certes, on peut toujours dire que c’est une manière d’ « être à l’écoute » — tous les pouvoirs se dotent de formes de collecte des dispositions collectives ou des climats sociaux — mais c’est là une manière qui est asymétrique et qui engendre fatalement une critique et une suspicion sur les fins poursuivies. La liberté d’expression expose ceux qui l’utilisent — et cela exige de la part des gouvernants ou autres entités détentrices de pouvoirs (firmes, medias, etc) un minimum de déontologie. Pourquoi par exemple ne pas ouvrir un forum de discussion et traiter ouvertement les points de vue qui s’expriment ? La critique de ce système de veille, outre qu’il surgit en pleine réduction budgétaire, ce qui n’est pas pour conforter l’image des ministères en question, est fondée parce qu’elle identifie l’abolition d’une frontière : celle qui sépare la surveillance des dangers et des risques liés aux choses et la surveillance des personnes et des groupes. L’abolition de cette frontière est au programme de la ” sécurité globale ” dans laquelle on mélange tout, des feux de forêts au terrorisme, en passant par les groupes critiques de certains secteurs technologiques (OGM, nucléaire, nanotechnologie), ou les virus émergents ! Or, ce qui est légitime face à une menace virale ou la présence de toxiques dans l’environnement l’est beaucoup moins voire pas du tout quand il s’agit d’expressions d’opinions et donc de libertés fondamentales.
Comme dans les grandes entreprises qui servent de modèle, l’appui de consultants vise à rassurer des bureaucrates paniqués par les risques de conflits et de plus en plus incompétents en matière de dialogue social et de concertation — l’exemple de la recherche est patent ! Et, comme pour le grand débat sur l’Ecole confié à la statistique (le fameux rapport Thélot remis en 2004, supposé résumer des milliers de débats et de points de vue sur le terrain à partir de quelques tableaux, et depuis complètement oublié), les dirigeants du public tentent de s’ « outiller » comme si les questions sociales se réduisaient à des questions techniques de « veille » et de « gestion de crise ». Affronter la liberté d’expression publique relève du politique pas de la veille instrumentale, qu’elle soit conventionnelle ou numérique.
L’ usage du terme de lanceur d’alerte, ainsi que l’objectif d’identification de personnalités critiques, déjà inacceptable de la part des services de renseignements, doivent donc être supprimés de ce genre de commande. Les formules utilisées sont peut-être le résultat d’un copié-collé maladroit, certaines notions ayant été perçues comme « très tendance » depuis le Grenelle de l’environnement. Mais, dans le contexte, la présence des lanceurs d’alerte parmi les cibles témoigne tout aussi bien d’une tentative de neutralisation de la critique à sa source en singeant des protocoles de veille qui valent plus pour la souche H5N1 que pour les citoyens, dont l’expression publique doit être écoutée par des politiques responsables et non par des sous-traitants. Foi de sociologue : les directions de la communication et leurs armées de consultants ne sont pas les meilleures alliées de la démocratie…
Francis Chateauraynaud
GSPR – EHESS
- Ce que fait la “veille d’opinion” aux “lanceurs d’alerte” — 22 janvier 2009