Tribune dans Le Monde : « Les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée »
Ecrit par Igor Babou, 4 Nov 2020, 0 commentaire
J’ai signé avec plus de 2000 collègues universitaires, doctorant.e.s et étudiant.e.s une tribune dans Le Monde en réponse au manifeste des 100 réactionnaires qui appelaient à la mise en place d’une police de la pensée à l’université. Les temps sombres sont donc revenus : ceux où il faut se battre à nouveau pour la liberté de mener des recherches, d’en débattre et de les publier sans censure politique en France. Le pire étant qu’il faut se battre y compris contre ses propres collègues : une signataire du “manifeste des 100”, littéraire distinguée, fait partie de mon UFR… Des collègues qui, au lieu d’argumenter et de se documenter sur des travaux qu’il n’ont visiblement pas lus ou en tout cas pas compris, adhèrent à la sinistre propagande et au lexique de l’extrême droite et semblent souhaiter le retour des autodafés… Comme la tribune que nous avons signée n’est accessible qu’aux abonné.e.s du Monde, je la recopie intégralement plus bas. L’enjeu est suffisamment important pour qu’on laisse chacun.e juger sur pièce des arguments échangés.
Cette tribune rejoint à sa manière les diverses tribunes de collègues et d’étudiant.e.s publiées récemment en réponse aux propos calomnieux proférés par Jean-Michel Blanquer à propos de l’université, et également aux récentes et inadmissibles attaques du Sénat contre les libertés académiques :
http://rogueesr.fr/lettre-ouverte-lpr/
https://blogs.mediapart.fr/fanny-monbeig/blog/311020/pas-en-mon-nom
Pas de doute : c’est bien une droite extrême radicalisée que nous avons actuellement au pouvoir, et si nous la laissons faire, elle plongera le pays dans un totalitarisme d’autant plus violent et arbitraire qu’il se présente en col blanc et qu’il s’accompagne d’un déluge écœurant de propagande médiatique.
Voici le texte de la tribune publiée dans Le Monde :
Nous avons lu le texte désolant intitulé « manifeste des cent ». Nous savons bien que nous ne convaincrons pas ses signataires : nous pourrions donc les laisser dire et les laisser faire. Cependant, leur appel à la police de la pensée dans les universités ne saurait rester sans réaction. Pas davantage que leur vocabulaire emprunté à l’extrême droite, après Jean-Michel Blanquer et son recours au registre de la « gangrène ».
« Islamo-gauchisme », puisque telle est l’insulte agitée pour tout argument, nous rappelle d’autres injures, à l’instar de « judéo-bolchevisme » : des temps sombres et des anathèmes auxquels nous refusons de céder.
Les universitaires auteurs de ce texte devraient le savoir : il ne suffit pas de brandir des mots disqualifiants, comme « doxa » ou « prêchi-prêcha », à la place d’un argumentaire. Parce que ces mots risquent fort, alors, de se retourner contre leurs signataires. Mieux vaut donc utiliser avec prudence les accusations de « conformisme intellectuel », de « peur » et de « politiquement correct » : elles pourraient bien s’appliquer à ceux et celles qui les émettent.Au fond, une seule « thèse » est ici avancée : un courant d’étude et de pensée se développerait dans les universités, qui nourrirait « une haine des “Blancs’’ et de la France ». Une telle affirmation est sidérante. En quoi l’étude des identités multiples et croisées, des oppressions et des combats pour l’émancipation conduirait-elle à de tels sentiments ?
Nous connaissons l’histoire de France dans toute sa diversité. On y trouve des engagements pour l’émancipation, l’égalité et le droit ; on y trouve aussi des horreurs, violence coloniale, violence sociale et formes terribles de répression. Mais rien qui en fasse une « essence ».
Une autre accusation grave vient du mot « racialiste » censé définir l’« idéologie » prétendument diffusée dans les universités. L’approche ici visée, parce qu’elle examine entre autres le poids des oppressions sociales, sexistes, et racistes, serait « racialiste ». L’épithète est infâme : elle désigne des pensées et régimes racistes qui se fondent sur une supposée hiérarchie des races. Les signataires le savent pourtant très bien : l’approche sociologique et critique des questions raciales, tout comme les approches intersectionnelles si souvent attaquées, en mettant au jour ces oppressions, entend au contraire les combattre.
Il est encore un stigmate distillé dans ce texte : cette approche viendrait des « campus nord-américains ». Cette « accusation » prêterait à sourire si elle ne sous-entendait pas que toute forme de réflexion s’inspirant et se nourrissant d’ailleurs serait par principe suspecte. De surcroît, cette manière d’étudier les sociétés émane de tous les continents – et tout autant d’ailleurs de l’ensemble du continent américain et des Caraïbes. C’est réjouissant.Le « Manifeste des cent » propose deux choses : fustiger tout un courant d’analyse des sociétés qui devrait être combattu et traqué ; exiger une instance de contrôle pour la défense des libertés académiques. Ses signataires ne paraissent pas percevoir à quel point ces propositions sont contradictoires : combien les libertés sont précisément foulées au pied lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée. Chercher à censurer l’expression de ce travail est non seulement inacceptable ; cela avilit aussi les principes que dit défendre l’« appel des cent » : la république et la liberté.Il est consternant qu’à l’heure du deuil face à des attentats terroristes, à l’heure des rappels sur la liberté d’expression, des universitaires s’emparent d’assassinats abjects pour régler leurs comptes et accuser leurs collègues de complicité. C’est indigne de la situation.Nous continuerons de défendre la place d’une approche ouverte, critique et tolérante, une transmissiondes savoirs fondée sur l’émancipation et la dignité, comme une contribution salutaire face à la violence et la haine.
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