Thèses pour l’action culturelle
Ecrit par Michel Thion, 16 Oct 2007, 0 commentaire
1) - Nous vivons une époque étonnante. Entre le “tout est art” des uns, du graffiti dans une cave de HLM à Soulages, de “Nique ta mère” jusqu’à Alain Nadaud, du karaoke à Hélène Delavault, de la techno à Xenakis, ce confusionnisme “in” est l’exact contrepoint d’un confusionnisme “out”, pour qui rien n’est art qui n’ait été consacré d’une onction à la fois extrême et patrimoniale.
Ce “tous artistes, du moment que ça bouge” est le miroir du “personne artiste, sauf les morts”. Ce qui les relie c’est bien, en définitive, une conception marchande. L’art se rencontre aux rayons des supermarchés, l’art c’est ce pour quoi des gens sont décidés à payer, l’art n’est pas dans la vie, et Jacques Toubon, dont on s’émerveillait à sa nomination à la Culture qu’il connût le nom du dernier Goncourt, symbole archaïque de la marchandisation culturelle, rejoint ici Jack Lang, le Loopi de Loop du sponsoring, courant en zigzag après les artistes en leur criant : “I am zé goude woulfe”.…. Audimat et réification restent les mamelles de l’art officiel.
Sans doute face à ce consternant vide de la pensée, faut-il tenter de poser quelques jalons et dire qu’il y a des artistes et qu’ils sont vivants. Bien sûr, il y a des alchimistes nuls, qui fabriquent du plomb avec de l’or, mais l’action artistique consiste précisément, d’abord à se doter d’outils critiques adéquats, puis à chercher collectivement comment faire la différence. Est-il réellement impossible d’évaluer l’art contemporain ? Qu’est-ce qui, dans la création contemporaine fait aujourd’hui sens ? Où sont les tentatives d’élaborer de nouveaux langages ? Que nous disent-ils sur notre monde ? Comment, enfin, ouvrir les pistes qui y mènent à tous ceux dont nous aurons su ®éveiller l’appétit de savoir ou même la simple curiosité ?
2) — Avignon 98. Un comédien, Charles Berling, interprète une pièce de Sophocle, “Oedipe le tyran”, dans la version de Hölderlin. Une oeuvre importante et difficile qui demande à l’évidence à chacun, metteur en scène, comédien, spectateur, un effort intellectuel. Parlant sur France-Inter, à un journaliste qui n’en demandait pas tant, ce comédien se sent obligé de préciser que “ce n’est pas du tout intello-chiant” (sic !). Pourquoi consentir une telle bassesse ? Que signifie dans la bouche d’un comédien marqué à la gauche chic du théâtre subventionné une si répugnante pitrerie ?
Sophocle, Hölderlin, et tant d’autres ne seraient-ils que des effigies, des marques commerciales dont on se couvre pour prouver qu’on “est au niveau”, mais qu’on rechigne à assumer quant au contenu ? Est-ce qu’aujourd’hui les mots “intellectuel”, “pédagogique”, bref tout énoncé suggérant que les hommes ont un cerveau pour comprendre le monde et que nous devrions tous nous en servir, seraient aujourd’hui, dans le discours dominant, rangés au magasin des antiquités, sur le rayon des insultes ?
Ajoutons à cela, en fond, un discours anti-intellectuel à la mode, même chez ceux qui, pourtant, font métier de l’être. On se souvient de la déshonorante campagne de publicité d’Arte sur le thème “Est-ce que j’ai une tête d’intello ?” ou de l’imbécile affichage de la 5° chaîne, dite éducative, posant la question : “éduquons, c’est une insulte ?”.
Il y a là, nous semble-t-il, une véritable haine de la pensée, du savoir et de l’intelligence, une résurgence généralisée du qualunquisme dont on sait bien qu’il est l’un des précurseurs du fascisme.
Il faut, nous devons, dire et redire sans relâche que l’usage de l’intelligence est un bonheur, que son exercice est un plaisir d’une grande sensualité, que la conscience de l’émotion multiplie l’émotion. Il faut dire et redire que la recherche exclusive de l’anesthésie par un plaisir “pur” n’est, comme le savent bien les toxicomanes, qu’une lente descente aux enfers.
On sait, et c’est notre travail d’en convaincre le plus grand nombre, que l’intelligence et l’émotion dansent ensemble du premier au dernier jour le ballet complexe qui fait de nous des humains. Comme le disait Adorno, nous devons combattre les beaux esprits qui, face à l’art contemporain, réagissent par un “(…) Je ne comprends pas ça, affirmation dont la modestie rationalise la fureur en compétence”. Nous devons répandre la pratique, individuelle par nature, collective par nécessité, accessible et indispensable à tout être humain, de la réflexion jubilatoire.
3) - Il ne s’agit pas de défendre n’importe quoi : un gaspillage ou une gabegie n’en excusent pas un autre, et si l’on peut légitimement penser que la pire des symphonies tue moins d’êtres humains que le moindre des missiles, cela ne suffit pas forcément à justifier qu’on subventionne celle-là à la place de celui-ci, même si pour le prix d’un missile Exocet on peut écrire et jouer quelques dizaines de milliers de symphonies.
4) - La pauvreté des systèmes existant, ou plutôt inexistant, dans d’autres pays, n’est pas non plus une justification à ne rien faire, pour la puissance publique. On est toujours le nanti de quelqu’un et l’incurie des uns ne justifie pas l’incompétence des autres.
5) - L’action artistique n’est pas et ne peut pas être une activité marchande puisqu’elle fait appel à l’intelligence des individus, alors que l’activité publicitaire-marchande ne fait appel qu’aux réflexes lourdement conditionnés d’un masse de consommateurs anonymes. On nous épargnera la peine d’en faire ici la démonstration, déjà opérée des milliers de fois par tous ceux, trop peu nombreux hélas, qui ont appris à lire une image. D’ailleurs, tout bon publiciste vous le dira : pour lui, l’intelligence n’est pas une donnée fiable. La publicité flatte, va dans le sens du poil, illusionne sur le produit, et vise, c’est le terme, une cible. L’action culturelle est une activité rugueuse, sans cesse recommencée, qui n’apprivoise pas le désir et qui suppose l’intelligence à l’oeuvre : elle les convoque, elle les exige, elle les fait réagir, elle transforme, bref, elle dérange.
6) - Nous connaissons bien ceux qui veulent les jeux du cirque à la place de l’art, TF1 à la place de Godard ou Ozu, ou des musiques binaires à la place des polyphonies d’aujourd’hui : ce sont, de tout temps, ceux pour qui un peuple qui pense est un danger. De Jules César à Big Brother, ils sont une tentation, un cancer récurrent de l’humanité. Contre eux, l’action culturelle est un vaccin qu’ils redoutent, comme on le voit bien par la haine qu’ils lui portent, à Vitrolles et ailleurs. Notre travail à nous, c’est d’être des passeurs de l’art, des ouvreurs de portes, des outils de la lutte contre les pouvoirs qui ont besoin d’un peuple soumis et décérébré.
Car, résolument, nous ne voulons ni Dieu, ni César, ni tribun.
7) - Le critère dominant, massif, d’appréciation de l’art aujourd’hui est qu’on doit “s’y reconnaître”. Outre qu’il s’agit d’une instrumentalisation assez sordide de l’art, c’est une vision sécuritaire, et en dernière analyse assassine, de son exercice.
Soit l’art est un miroir chargé d’embellir et de légitimer autant que possible les laideurs de la vie quotidienne, un pauvre miroir écaillé de toilettes de gare éclairé d’un néon rosâtre. L’industrie tente alors d’imposer aux jeunes de se reconnaître dans “Hélène et les garçons”, et aux vieux dans “la croisière s’amuse”, et ces misérables sous-produits tentent de donner l’oubli du malheur de chaque jour entre deux spots publicitaires. On a le Léthé qu’on peut, faute d’alternative. Soit l’art est un discours métaphorique sur le monde, à la recherche de langages nouveaux, visant à élargir et à augmenter sans cesse la palette des idées et des significations à notre disposition. Dans ce cas, s’il y a quelque chose à y reconnaître, c’est l’inconnu dévoilé, désigné, et justement pas encore élucidé. S’il y quelque chose à y reconnaître c’est le mélange d’inquiétude et d’excitation qui saisit l’humain face à ce qu’il éprouve pour la première fois.
Notre travail est ici d’ouvrir des espaces aux créateurs et d’explorer avec chaque individu participant cette archéologie du futur qu’est chaque oeuvre.
8) - Nous ne connaissons pas “les gens”, ni “le public”. Mais nous connaissons chaque spectateur personnellement. Nous lui donnons ou du moins nous tentons de toutes nos forces de lui donner ce qu’il attend, mais qu’il ne sait pas qu’il attend.
9) - Le rôle de la puissance publique est celui qui lui est dévolu en république à chaque fois qu’une question engage l’avenir de la collectivité, et plus largement, l’avenir de l’espèce humaine : éducation, santé, défense, infrastructures, etc…. L’action culturelle rentre naturellement dans ce champ.
Le service public de la culture, comme tout vrai service public, n’admet pas de clients. Ainsi, par exemple, les élèves des collèges ou des lycées ne sont pas les “clients” de l’Éducation Nationale.
Le service public de la culture s’adresse à des citoyens (et non selon l’horrible terme bureaucratique à des “usagers” ou à des “bénéficiaires”) et un citoyen est peut-être d’abord celui qui se pense dans une continuité humaine, celui qui sait que le monde ne lui a pas été légué par ses ancêtres, mais qu’il lui est prêté par ses enfants.
Le rôle de la puissance publique est donc d’avoir une pensée de l’histoire, de savoir qu’elle doit créer les conditions de développement de la pensée. Comme le prouve d’abondance chaque jour le spectacle du monde, quand on ignore l’histoire on se condamne à la répéter.
10) - Pour ceux qui croient encore que l’action culturelle est un volontarisme d’intellectuels coupés de la “réalité” et qu’il est démocratique de donner au public ce qu’il demande, nous dirons, suivant en cela Guy Debord, que : “rien ne s’est créé d’important en ménageant un public”, et que le plus grand mépris du public consiste à supposer qu’il n’est “pas prêt” pour l’art de son temps. Antoine Vitez écrivait : “la scène est le laboratoire des gestes de la nation”. Et pour “…épurer, agrandir, transformer les gestes et les intonations…épurer les comportements corporels ou vocaux, bref, gifler le goût du public (comme disent les futuristes) …le théâtre est à la fois le conservatoire et l’ennemi des traditions.” si, au lieu d’un laboratoire on se contente d’un musée, on n’a bientôt plus que des ruines, et enfin, un tombeau.
En réalité, les peine-à-ouïr ((Selon la savoureuse expression de Michel Chion in “L’art des sons fixés” — Ed. Metamkine/Nota Bene/Sono Concept — 1991)) qui convoquent le public à l’enterrement de l’avant-garde ne font guère qu’organiser leurs propres obsèques. C’est leur propre capacité à voir le monde changer sous leurs yeux et leurs oreilles qui est bien morte. Redisons-le : les créateurs sont les seuls véritables “amis” du patrimoine, puisqu’il vit dans leur oeuvre, puisqu’ils s’en servent pour le transformer, dans le processus même de la vie. Aucun créateur n’est assez bête pour prétendre s’être affranchi du passé. Les néo-classiques sont suffisamment obtus pour prétendre, quant à eux, s’être libérés du présent. La conclusion s’impose d’elle-même : la création fait vivre le patrimoine, le néoclassicisme le fait reluire, en voulant se figer dans un passé mythifié comme dans une de ces sauces grasses et fadasses dont nos cantines scolaires enrobent leurs navrants ragoûts recuits.
11) - Certaines oeuvres sont-elles “difficiles” d’accès ? C’est normal. Georges Steiner faisait justement remarquer qu’on “n’accède” pas à la récente démonstration du théorème de Fermat, oeuvre majeure des mathématiques de cette fin de siècle, sans avoir consenti des années d’un travail passablement acharné. Pourquoi devrait-on “accéder” à Mondrian ou à Stockhausen dans une immédiateté angélique ? Au nom de quelle démagogie les créateurs devraient-ils renoncer à tout travail élaboré, à toute complexité, à toute rigueur dans leur travail, au nom d’une “accessibilité” qui dénaturerait et dégraderait leur oeuvre. Mais au nom de quel populisme de bas étage devrait-on renoncer à ce que ceux d’entre nous qui n’ accèdent pas à ce festin, ne viennent y prendre la part qui leur revient de droit ?
On nous taxera d’élitisme. Pour quelques-uns d’entre nous c’est un crachat quotidien qu’ils essuient de la part de décideurs qui ne viennent au spectacle que pour s’y faire voir de leurs mandants. Disons-le clairement : l’élitisme consiste justement à réserver l’art nouveau à une élite sociale en ne concédant au bon peuple que les immondices et les sous-produits de la marchandisation culturelle, puisqu’eux seuls seraient à portée de ses goûts, de ses demandes, et en définitive, de ses capacités.
Pour nous la lutte contre l’élitisme consiste à dire à chacun que l’art nouveau est fait pour lui par des hommes et des femmes d’aujourd’hui, et que s’il est parfois difficile d’accès, nous chercherons avec lui les voies qui y mènent, incertains que nous sommes nous-mêmes d’en détenir les clés et les codes. Ce qui est beau, émouvant, nouveau, est parfois complexe, mais y renoncer serait démissionner du genre humain. C’est précisément ce que nous ne pouvons admettre.
Michel Thion
- Thèses pour l’action culturelle — 16 octobre 2007
- L’art comme élément d’un dispositif de pouvoir — 16 octobre 2007