Les textes psychanalytiques évoquent de très nombreuses activités humaines : les relations familiales, la sexualité, le travail, les pratiques religieuses, artistiques, politiques, l’hygiène, la citoyenneté… En revanche, ils évoquent très peu les pratiques de la nature (promenade, jardinage, sports de haut niveau en rapport avec la nature et qui peuvent être des passions, contemplation) ni les affects que suscite la nature.
C’est étrange, car la nature est pourtant fortement présente dans les rêves des êtres humains dont elle constitue un matériel iconique important, à côté des maisons, des voitures, des lieux de travail : lacs, animaux inoffensifs ou dangereux, ou qui parlent, raz de marée, beaux paysages.… Elle est aussi très présente dans les pratiques artistiques. Je pense au cinéma (Still the water, Derzou Ouzala, Adieu au langage, le Grand Bleu), et à la littérature (Les Rêveries du promeneur solitaire, Les racines du ciel), à la peinture bien sûr, à la poésie.
De plus les psychanalystes les plus médiatiques ou les plus engagés politiquement interviennent sur les guerres, l’exclusion, le capitalisme, la marchandise, les mœurs, les religions, mais très peu interviennent sur les dangers écologiques pesant sur la planète.
Je voudrais ici dans ces quelques notes partager l’impression que l’on aurait affaire là à une énigme : pourquoi la nature n’est elle pas thématisée par la psychanalyse, au point que l’on peut parler d’un “trou”, en comparant le discours psychanalytique et les pratiques artistiques par exemple.
C’est d’autant plus étrange que les patients parlent de la nature
“Quand j’ai visité la baie d’Halong, sur un bateau, avec cette brume, j’ai pensé à la mort. La mort ce devait être cela, cette lente avancée dans un paysage brumeux très beau, magique, dans le silence. Maintenant quand je pense à la mort, je pense à la baie d’Halong”/…/Non, pas un sentiment de fusion… la mort, seulement. L’étrangeté totale. sans angoisse. Ou à peine, douce”. (extrait, séance de psychanalyse)
Une autre dit:
“Ça va mieux aujourd’hui. Je me suis promenée au bois. ça m’a apaisée. La mer ça me fait la même chose, ça m’apaise. ça m’est indispensable ” (extrait. Séance de psychanalyse)
Plusieurs personnes m’ont dit qu’une image du bonheur pour elles était de planter sa tente en camping sauvage au bord d’une plage et de s’endormir au son des vagues. En tous cas, le rapport à la nature est le support incontestable d’un « aller mieux »
Il y a aussi la question de la relation à l’animal. Houellebecq (et une de mes patientes plutôt mélancolique) dit qu’il ne peut avoir une amitié qu’avec un animal. Certains prétendent donc que le chien, qui écoute et se tait, fait le vivant (aussi bien que le psychanalyste « fait le mort » ?). Le chat offre sa grâce. J’ai vu au Japon des “cafés à chats”. On parle aux USA de “ronron thérapie”. Certains analystes reconnaissent à demi mot que leur propre chat est un « chat de cabinet » qui intervient dans les cures, dans les transferts. 8 autres se sont réunis pour publier un recueil de nouvelles, « Le chat du psychanalyste » (2014, ed. Campagne Première).
Hypothèses pour un déni
Pour essayer d’esquisser une réponse à la question du déni, comprendre pourquoi la nature fait « trou » dans le discours analytique, je ferai un détour par Descola (( Descola Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005.))
Cet anthropologue propose une typologie des rapports au monde, qu’il différencie selon deux critères, la conception de la physicalité et celle de l’intériorité, qui, combinés, aboutissent à un tableau à quatre cases.
Pour lui le monde occidental se caractérise par le “naturalisme” (pas tout à fait bien nommé, me semble-t-il, naturalo/culturalisme serait plus conforme à ce qu’il décrit), autrement dit la coupure radicale de la nature et de la culture. Les êtres du monde humain et les non humains partagent une physicalité commune. Mais seul l’être humain est doué d’intériorité (et de culture, de psychè).
A l’opposé, pour l’animisme, tous les êtres vivants, voire les minéraux, ont une intériorité (on parle aux végétaux comme à des enfants, les animaux sont des cousins) mais des physicalités différentes (des pouvoirs différents de se déplacer par exemple).
Pour le totémisme, il y a des physicalités et des intériorités (sous forme de traits, de qualités) partagées entre un clan et son animal totémique.
Enfin l’analogisme se représente un monde de singularités, toutes différentes du point de vue de leur physicalité et de leur intériorité, mais en multiples liens d’analogie (les éléments naturels avec les organes du corps humains, les émotions, le yin et le yang, etc.).
Quels rapports à la “nature” sont compris dans ces visions du monde ?
Notons ici que les sciences sociales et humaines du 19ème siècle s’inscrivent tout à fait dans le “naturalisme” en faisant de l’homme un objet scientifique. Les neurosciences poursuivent le mouvement, en construisant la biologie du cerveau, et en étendant à la cognition, puis aux affects, le principe de physicalité commune universelle.
Quant à Lacan, il appartient bien, par l’autre bout, à cette vision du monde. Son “parlêtre”, être d’exception, s’enracine dans le monothéisme. Le langage fait perdre définitivement à l’homme un possible état de nature animal. Et il n’y a pas de rapport sexuel.
Pour Freud, bien qu’il veuille faire de la psychanalyse une science, la construction Nature/Culture est moins nette : la pulsion est naturelle et elle irrigue la culture.
Voici peut être une première piste pour expliquer que la psychanalyse ne s’intéresse pas à la place de la nature dans la psyché ou l’inconscient. L’être humain comme psychè et inconscient est intégralement du côté de la culture dans la grande partition qu’instaure le naturalisme. Pourtant, le concept de pulsion et celui de besoin convoquent le corps « naturel » et sont moteurs de la civilisation. Il ne devrait donc pas y avoir de coupure. Mais ce concept est posé puis recouvert par d’autres. La pulsion (les pulsions) ne serait elle pas en fin de compte une blessure narcissique pour l’homme ?
Une autre piste possible serait à chercher du coté de l’histoire de la discipline et de la manière dont elle s’est construite contre Jung, contre tout ce qui laisserait penser à une dérive vers le mysticisme, comme en témoigne la correspondance de Freud et de Romain Rolland autour du « sentiment océanique ».
Une troisième piste concernerait le caractère défensif d’une bonne partie de la psychanalyse freudo-lacanienne devant les imagos maternelles. Or, un des fantasmes de la nature les plus courants, à côté d’autres, est celui la grande mère universelle et bienveillante (( Je n’en citerai que deux autres :
Il serait intéressant de voir comment ces fantasmes investissent également la sociologie contemporaine. )) .