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Pour un débat concernant la mise en place des mastères et des écoles doctorales dans l’enseignement supérieur et la recherche


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par Igor Babou et Joëlle Le Marec

Les réformes enga­gées pour une restruc­tu­ra­tion de la recherche et de l’enseignement supé­rieur dans le cadre de l’harmonisation euro­péenne sont inquié­tantes. La créa­tion des écoles doc­to­rales, la mise en place des mas­tères et du sys­tème de vali­da­tion par ECTS, se suc­cèdent à marche for­cée dans un cli­mat contra­dic­toire d’urgence et d’opacité, sans ren­con­trer aucun enthou­siasme ni vraie résis­tance non plus dans le corps des ensei­gnants-cher­cheurs. Les rai­son­ne­ments tenus dans les réunions menées dans les éta­blis­se­ments, pour orga­ni­ser la mise en place de ces réformes, ne mobi­lisent jamais les enga­ge­ments qui fondent le métier de cher­cheur en sciences sociales et humaines : ce type de réforme se mène en effet fon­da­men­ta­le­ment « contre » les visions du fonc­tion­ne­ment social déga­gées par nos disciplines.

Par exemple, nous ne ces­sons de mettre l’accent sur les pro­blé­ma­tiques inter­cul­tu­relles et sur les styles de recherche qui leur sont liés. Mais ces dimen­sions sont niées dans le déve­lop­pe­ment des for­ma­tions modu­laires (mul­ti-sites, à la carte) pen­sées au plan euro­péen en dépit des dif­fé­rences locales. Autre exemple : nous ne ces­sons de mon­trer com­ment les dis­po­si­tifs tech­niques s’inscrivent dans des espaces sociaux qui mettent en jeu des valeurs et des rap­ports de légi­ti­ma­tion, des équi­libres sociaux sub­tils. Mais dans les faits, la mise en place des nou­veaux dis­po­si­tifs s’organise comme si l’on conti­nuait à les pen­ser sur un mode pure­ment tech­nique, sans jamais réflé­chir ni se pré­oc­cu­per de leur dimen­sion idéologique.

Autre élé­ment encore : les jus­ti­fi­ca­tions per­pé­tuel­le­ment avan­cées en faveur des réformes de l’enseignement supé­rieur sont le recen­trage sur l’apprenant désor­mais mis au cœur du sys­tème. Or, les étu­diants qui sont sup­po­sés être les prin­ci­paux béné­fi­ciaires en tant que « clients-roi » sont à ce jour hos­tiles à la réforme des 3–5‑8 et ont com­men­cé à se mobi­li­ser for­te­ment dans de nom­breuses uni­ver­si­tés européennes .

Nulle pos­si­bi­li­té de s’enthousiasmer col­lec­ti­ve­ment par les pers­pec­tives des­si­nées : pour la plu­part nous allons à ces réunions avec des pieds de plomb, par­ta­geant un sen­ti­ment rési­gné qui devient une sorte d’état de fait per­ma­nent, col­lec­ti­ve­ment vécu. Nous avons fait le deuil de toute pos­si­bi­li­té de mettre nos idées et notre capa­ci­té d’initiative au ser­vice des orien­ta­tions qui se des­sinent pour les pro­chaines années. Dans cette situa­tion d’opacité et de risque de com­pro­mis­sion col­lec­tive per­ma­nente, ce sont des réflexes défen­sifs qui s’installent, ruinent la confiance et avec elle toute pos­si­bi­li­té d’entreprise col­lec­tive réelle. La cri­tique se déve­loppe avec d’autant plus de viru­lence et d’effets per­vers dans l’espace des rap­ports de force internes à l’enseignement supé­rieur et au sein de la recherche qu’elle n’a pas le cou­rage ni l’occasion de s’exercer fron­ta­le­ment face aux pres­sions externes. Nous contri­buons ensemble à la des­truc­tion de bases sur les­quelles reposent nos enga­ge­ments en tant que cher­cheurs, et nous ne résis­tons pas parce que nous sommes pris au piège d’une pos­ture per­pé­tuel­le­ment dis­tante et prag­ma­tique, désor­mais habi­tués à faire avec, rési­gnés à agir dans les marges.

Mais sommes-nous réel­le­ment si per­sua­dés que nous pour­rons quand même conti­nuer à faire notre métier dans ces espaces inter­sti­tiels ? Quand ceux-ci se seront encore réduits et que nous serons impuis­sants et défi­ni­ti­ve­ment com­pro­mis par rap­port à nos enga­ge­ments intel­lec­tuels et moraux, que ferons-nous ? L’idée moder­niste au nom de laquelle cha­cun est som­mé de devoir chan­ger ses pra­tiques au nom d’une adap­ta­tion conti­nuelle au contexte (euro­péen, mar­chand, etc.) est actuel­le­ment le che­val de Troie d’un ver­rouillage pro­gres­sif de toute pos­si­bi­li­té de déve­lop­per des expé­ri­men­ta­tions : en dehors du cadre tech­nique et éco­no­mique du déve­lop­pe­ment de la socié­té de l’information, et de la jonc­tion avec un mar­ché mon­dial de la for­ma­tion et du savoir, point de salut ?

Notre for­ma­tion de cher­cheurs et nos sta­tuts d’intellectuels nous conduisent-ils réel­le­ment à un tel aban­don de notre liber­té d’initiative ? À la limite, c’est la foi dans la pos­si­bi­li­té de se trou­ver sans cesse de nou­veaux espaces rési­duels qui amène cer­tains d’entre nous à affir­mer expli­ci­te­ment qu’il vaut mieux aller au devant de ce qu’ils sentent expli­ci­te­ment être la « loi du mar­ché » en se disant que dans cette situa­tion, mieux vaut être par­mi les pre­miers pour se réser­ver les marges d’initiatives les plus fortes. Dans cette logique, nous ne ferions que contri­buer à l’accélération des pro­ces­sus qui nous sont impo­sés : en col­la­bo­rant entiè­re­ment à leur mise en œuvre, nous savons pour­tant que nous enga­geons l’université sur la voie de sa pri­va­ti­sa­tion et d’une remise en cause radi­cale de ses fon­de­ments démo­cra­tiques. Il y a un sen­ti­ment de para­ly­sie lié à la nature des réformes en cours, qui ne tirent pas leur jus­ti­fi­ca­tion d’une poli­tique natio­nale à laquelle on pour­rait au moins s’opposer, mais d’un argu­men­taire tech­nique qui ren­voie à des échelles de déci­sions euro­péennes et mon­diales, déci­dées ailleurs, loin. Déci­sions prises on ne sait quand ni par qui, et face aux­quelles nous finis­sons par croire en notre impuis­sance. Un des lieux com­muns récur­rents dans les réunions que nous avons les uns les autres, est celui de l’attente de textes minis­té­riels flous, dans un contexte où l’on ignore qui est l’interlocuteur poli­tique, lui-même n’étant qu’un exé­cu­tant de direc­tives européennes.

Des textes affli­geants cir­culent ici ou là, rédi­gés par des cher­cheurs ou des ges­tion­naires, soi-disant experts dans des mis­sions ou com­mis­sions dont per­sonne ne soup­çon­nait l’existence, et qui mettent en scène le « retard fran­çais », « l’obsolescence des modes d’enseignements tra­di­tion­nels et des modes de vali­da­tion basés sur la per­for­mance », « l’urgence du chan­ge­ment ». Mais au lieu de débou­cher en bonne logique sur la néces­si­té d’une réflexion col­lec­tive pour pro­po­ser des inno­va­tions, ces constats ne sont que des pré­li­mi­naires, des ali­bis pour bran­dir les solu­tions sup­po­sées déjà fonc­tion­ner par­fai­te­ment ailleurs, ou émer­geant de modèles dont il n’est jamais dit dans quelles condi­tions ils ont été éla­bo­rés. Les cher­cheurs en sciences humaines et sociales seraient pour­tant les mieux pla­cés pour connaître les tra­vaux qui pour­raient étayer ces solu­tions et ces modèles venus d’ailleurs, mais ceux-ci res­tent déses­pé­ré­ment inac­ces­sibles, ou mar­gi­naux. Les réformes en cours n’ont fait l’objet d’aucun débat public, et même, d’aucune dis­cus­sion dans la com­mu­nau­té des enseignants-chercheurs.

En 1982, le col­loque orga­ni­sé par Jean Pierre Che­vè­ne­ment avait fait émer­ger de nou­velles orien­ta­tions dans les mis­sions de la recherche et de l’enseignement supé­rieur, et celles-ci, que l’on y soit favo­rable ou non, avaient d’abord été confron­tées à un débat dans lequel les ins­tances poli­tiques avaient avan­cé des argu­ments aux­quels les uni­ver­si­taires pou­vaient répondre. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et ce n’est pas accep­table. Nous ne fai­sons pas ce métier pour faire sem­blant de croire en un fonc­tion­ne­ment du débat social que nous nions en réa­li­té lorsque nous adhé­rons sans bron­cher à une réforme qui risque de conduire l’université à sa perte. Nous ne pou­vons signer d’une main des publi­ca­tions prô­nant l’intérêt des ini­tia­tives des acteurs sociaux, et de l’autre des docu­ments qui enté­rinent le triomphe d’une logique mar­chande, tech­nique et gestionnaire.

Plus gra­ve­ment, nous ne pou­vons aider au dégui­se­ment de ces logiques par le dis­cours de jus­ti­fi­ca­tion par défaut qu’on voit appa­raître sans cesse sur le mode du « ce n’est pas satis­fai­sant, c’est même dan­ge­reux, mais ça a le mérite de faire bou­ger les choses ». Il y a d’autres rai­son­ne­ments plus sti­mu­lants et plus inté­res­sants et nous sommes nom­breux à res­sen­tir le besoin de les exer­cer. Nous aime­rions savoir ce que vous pen­sez de l’idée d’un congrès orga­ni­sé volon­tai­re­ment par la com­mu­nau­té des ensei­gnants-cher­cheurs et ouvert aux étu­diants, indé­pen­dam­ment de toute consi­dé­ra­tion poli­tique, cor­po­ra­tiste ou syndicale.

Nous sou­hai­tons par­tir des col­lec­tifs locaux mais aus­si des enga­ge­ments indi­vi­duels, non pas au nom de nos appar­te­nances poli­tiques, mais en ver­tu de notre appar­te­nance à un métier qui construit des connais­sances qui inva­lident le mode de réflexion sous-jacent aux réformes actuelles, et défend des valeurs qui sont contra­dic­toires avec elles. Il s’agirait de rendre publiques non seule­ment une réflexion cri­tique sur les orien­ta­tions actuelles, mais aus­si des pro­po­si­tions sur le sens d’une acti­vi­té de recherche et d’enseignement que nous vou­drions ensemble voir dis­cu­ter et publier, pour les sou­mettre à l’instance poli­tique sous forme d’un texte qui serait issu des tra­vaux de ce congrès.

Les auteurs du texte :

  • Joëlle Le Marec (maître de confé­rence, HDR, Ecole Nor­male Supé­rieure Lettres et Sciences Humaines, Lyon)
  • Igor Babou (maître de confé­rence, Ecole Nor­male Supé­rieure Lettres et Sciences Humaines, Lyon)

Pre­miers signataires :

  • Roger BAUTIER (Pro­fes­seur des Uni­ver­si­tés en Sciences de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion, Uni­ver­si­té Paris 13)
  • Eli­sa­beth CAZENAVE (Maître de Confé­rences en Sciences de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion, Uni­ver­si­té Paris 13)
  • Pas­cal FROISSART (Maître de Confé­rences en Sciences de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion, Uni­ver­si­té Paris 8)
  • Bau­douin JURDANT (Pro­fes­seur des Uni­ver­si­tés en Sciences de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion, Uni­ver­si­té Paris 7)
  • Emma­nuel PARIS (Maître de Confé­rences en Sciences de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion, Uni­ver­si­té Paris 13)
  • Caro­line ULMAN-MAURIAT (Maître de Confé­rences en Sciences de l’Information et de la Com­mu­ni­ca­tion, Uni­ver­si­té Paris 13)
  • Patrick WATIER (Pro­fes­seur des Uni­ver­si­tés en Socio­lo­gie, Uni­ver­si­té Marc Bloch — Stras­bourg 2)
Igor Babou
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