Pour un débat concernant la mise en place des mastères et des écoles doctorales dans l’enseignement supérieur et la recherche
Ecrit par Igor Babou, 6 Mai 2003, 0 commentaire
Les réformes engagées pour une restructuration de la recherche et de l’enseignement supérieur dans le cadre de l’harmonisation européenne sont inquiétantes. La création des écoles doctorales, la mise en place des mastères et du système de validation par ECTS, se succèdent à marche forcée dans un climat contradictoire d’urgence et d’opacité, sans rencontrer aucun enthousiasme ni vraie résistance non plus dans le corps des enseignants-chercheurs. Les raisonnements tenus dans les réunions menées dans les établissements, pour organiser la mise en place de ces réformes, ne mobilisent jamais les engagements qui fondent le métier de chercheur en sciences sociales et humaines : ce type de réforme se mène en effet fondamentalement « contre » les visions du fonctionnement social dégagées par nos disciplines.
Par exemple, nous ne cessons de mettre l’accent sur les problématiques interculturelles et sur les styles de recherche qui leur sont liés. Mais ces dimensions sont niées dans le développement des formations modulaires (multi-sites, à la carte) pensées au plan européen en dépit des différences locales. Autre exemple : nous ne cessons de montrer comment les dispositifs techniques s’inscrivent dans des espaces sociaux qui mettent en jeu des valeurs et des rapports de légitimation, des équilibres sociaux subtils. Mais dans les faits, la mise en place des nouveaux dispositifs s’organise comme si l’on continuait à les penser sur un mode purement technique, sans jamais réfléchir ni se préoccuper de leur dimension idéologique.
Autre élément encore : les justifications perpétuellement avancées en faveur des réformes de l’enseignement supérieur sont le recentrage sur l’apprenant désormais mis au cœur du système. Or, les étudiants qui sont supposés être les principaux bénéficiaires en tant que « clients-roi » sont à ce jour hostiles à la réforme des 3–5‑8 et ont commencé à se mobiliser fortement dans de nombreuses universités européennes .
Nulle possibilité de s’enthousiasmer collectivement par les perspectives dessinées : pour la plupart nous allons à ces réunions avec des pieds de plomb, partageant un sentiment résigné qui devient une sorte d’état de fait permanent, collectivement vécu. Nous avons fait le deuil de toute possibilité de mettre nos idées et notre capacité d’initiative au service des orientations qui se dessinent pour les prochaines années. Dans cette situation d’opacité et de risque de compromission collective permanente, ce sont des réflexes défensifs qui s’installent, ruinent la confiance et avec elle toute possibilité d’entreprise collective réelle. La critique se développe avec d’autant plus de virulence et d’effets pervers dans l’espace des rapports de force internes à l’enseignement supérieur et au sein de la recherche qu’elle n’a pas le courage ni l’occasion de s’exercer frontalement face aux pressions externes. Nous contribuons ensemble à la destruction de bases sur lesquelles reposent nos engagements en tant que chercheurs, et nous ne résistons pas parce que nous sommes pris au piège d’une posture perpétuellement distante et pragmatique, désormais habitués à faire avec, résignés à agir dans les marges.
Mais sommes-nous réellement si persuadés que nous pourrons quand même continuer à faire notre métier dans ces espaces interstitiels ? Quand ceux-ci se seront encore réduits et que nous serons impuissants et définitivement compromis par rapport à nos engagements intellectuels et moraux, que ferons-nous ? L’idée moderniste au nom de laquelle chacun est sommé de devoir changer ses pratiques au nom d’une adaptation continuelle au contexte (européen, marchand, etc.) est actuellement le cheval de Troie d’un verrouillage progressif de toute possibilité de développer des expérimentations : en dehors du cadre technique et économique du développement de la société de l’information, et de la jonction avec un marché mondial de la formation et du savoir, point de salut ?
Notre formation de chercheurs et nos statuts d’intellectuels nous conduisent-ils réellement à un tel abandon de notre liberté d’initiative ? À la limite, c’est la foi dans la possibilité de se trouver sans cesse de nouveaux espaces résiduels qui amène certains d’entre nous à affirmer explicitement qu’il vaut mieux aller au devant de ce qu’ils sentent explicitement être la « loi du marché » en se disant que dans cette situation, mieux vaut être parmi les premiers pour se réserver les marges d’initiatives les plus fortes. Dans cette logique, nous ne ferions que contribuer à l’accélération des processus qui nous sont imposés : en collaborant entièrement à leur mise en œuvre, nous savons pourtant que nous engageons l’université sur la voie de sa privatisation et d’une remise en cause radicale de ses fondements démocratiques. Il y a un sentiment de paralysie lié à la nature des réformes en cours, qui ne tirent pas leur justification d’une politique nationale à laquelle on pourrait au moins s’opposer, mais d’un argumentaire technique qui renvoie à des échelles de décisions européennes et mondiales, décidées ailleurs, loin. Décisions prises on ne sait quand ni par qui, et face auxquelles nous finissons par croire en notre impuissance. Un des lieux communs récurrents dans les réunions que nous avons les uns les autres, est celui de l’attente de textes ministériels flous, dans un contexte où l’on ignore qui est l’interlocuteur politique, lui-même n’étant qu’un exécutant de directives européennes.
Des textes affligeants circulent ici ou là, rédigés par des chercheurs ou des gestionnaires, soi-disant experts dans des missions ou commissions dont personne ne soupçonnait l’existence, et qui mettent en scène le « retard français », « l’obsolescence des modes d’enseignements traditionnels et des modes de validation basés sur la performance », « l’urgence du changement ». Mais au lieu de déboucher en bonne logique sur la nécessité d’une réflexion collective pour proposer des innovations, ces constats ne sont que des préliminaires, des alibis pour brandir les solutions supposées déjà fonctionner parfaitement ailleurs, ou émergeant de modèles dont il n’est jamais dit dans quelles conditions ils ont été élaborés. Les chercheurs en sciences humaines et sociales seraient pourtant les mieux placés pour connaître les travaux qui pourraient étayer ces solutions et ces modèles venus d’ailleurs, mais ceux-ci restent désespérément inaccessibles, ou marginaux. Les réformes en cours n’ont fait l’objet d’aucun débat public, et même, d’aucune discussion dans la communauté des enseignants-chercheurs.
En 1982, le colloque organisé par Jean Pierre Chevènement avait fait émerger de nouvelles orientations dans les missions de la recherche et de l’enseignement supérieur, et celles-ci, que l’on y soit favorable ou non, avaient d’abord été confrontées à un débat dans lequel les instances politiques avaient avancé des arguments auxquels les universitaires pouvaient répondre. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, et ce n’est pas acceptable. Nous ne faisons pas ce métier pour faire semblant de croire en un fonctionnement du débat social que nous nions en réalité lorsque nous adhérons sans broncher à une réforme qui risque de conduire l’université à sa perte. Nous ne pouvons signer d’une main des publications prônant l’intérêt des initiatives des acteurs sociaux, et de l’autre des documents qui entérinent le triomphe d’une logique marchande, technique et gestionnaire.
Plus gravement, nous ne pouvons aider au déguisement de ces logiques par le discours de justification par défaut qu’on voit apparaître sans cesse sur le mode du « ce n’est pas satisfaisant, c’est même dangereux, mais ça a le mérite de faire bouger les choses ». Il y a d’autres raisonnements plus stimulants et plus intéressants et nous sommes nombreux à ressentir le besoin de les exercer. Nous aimerions savoir ce que vous pensez de l’idée d’un congrès organisé volontairement par la communauté des enseignants-chercheurs et ouvert aux étudiants, indépendamment de toute considération politique, corporatiste ou syndicale.
Nous souhaitons partir des collectifs locaux mais aussi des engagements individuels, non pas au nom de nos appartenances politiques, mais en vertu de notre appartenance à un métier qui construit des connaissances qui invalident le mode de réflexion sous-jacent aux réformes actuelles, et défend des valeurs qui sont contradictoires avec elles. Il s’agirait de rendre publiques non seulement une réflexion critique sur les orientations actuelles, mais aussi des propositions sur le sens d’une activité de recherche et d’enseignement que nous voudrions ensemble voir discuter et publier, pour les soumettre à l’instance politique sous forme d’un texte qui serait issu des travaux de ce congrès.
Les auteurs du texte :
- Joëlle Le Marec (maître de conférence, HDR, Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, Lyon)
- Igor Babou (maître de conférence, Ecole Normale Supérieure Lettres et Sciences Humaines, Lyon)
Premiers signataires :
- Roger BAUTIER (Professeur des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 13)
- Elisabeth CAZENAVE (Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 13)
- Pascal FROISSART (Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 8)
- Baudouin JURDANT (Professeur des Universités en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 7)
- Emmanuel PARIS (Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 13)
- Caroline ULMAN-MAURIAT (Maître de Conférences en Sciences de l’Information et de la Communication, Université Paris 13)
- Patrick WATIER (Professeur des Universités en Sociologie, Université Marc Bloch — Strasbourg 2)
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