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Maintenant que la dictature se profile à l’horizon…
14 juillet 2015 Critiques
Je suis professeur des universités en Sciences de l'information et de la communication.

Je travaille sur les relations entre nature, savoirs et sociétés, sur la patrimonialisation de l'environnement, sur les discours à propos de sciences, ainsi que sur la communication dans les institutions du savoir et de la culture. Au plan théorique, je me situe à l'articulation du champ de l'ethnologie et de la sémiotique des discours.

Sinon, dans la "vraie vie", je fais aussi plein d'autres choses tout à fait contre productives et pas scientifiques du tout... mais ça, c'est pour la vraie vie !
Igor Babou
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Il est main­te­nant clair pour toutes celles et ceux qui ont conser­vé un mini­mum de capa­ci­té d’analyse et de cri­tique que l’Europe est sous le joug d’une nou­velle forme de dic­ta­ture. L’Union Euro­péenne vient de bafouer le résul­tat pour­tant mas­sif du réfé­ren­dum grec dénon­çant les poli­tiques inef­fi­caces et injustes d’austérité, et  Alexis Tsi­pras a tra­hi le man­dat popu­laire qui lui avait été confié. Aux dic­ta­teurs en lunettes noires de l’URSS et de l’Amérique latine des années 1970, et aux blin­dés sillon­nant les rues, se sont sub­sti­tués des tech­no­crates propres sur eux, des ordi­na­teurs en réseau, des comptes ban­caires opaques, une oli­gar­chie finan­cière, et des médias aux ordres : autres temps, autres méthodes, mais résul­tats iden­tiques. Des peuples entiers sont asser­vis à des dogmes ren­dus indis­cu­tables et souffrent de la faim et du déses­poir. Jamais nous n’avons été aus­si loin du pro­ces­sus d’émancipation qui fonde pour­tant l’imaginaire démo­cra­tique. Le cas grec est et res­te­ra un trau­ma­tisme, mais c’est l’Europe entière qui est visée par cette reprise en main tota­li­taire. Ce sont les ten­ta­tives d’émancipation qui émergent en Espagne, en France, ou en Ita­lie, par exemple, qui sont dans la ligne de mire des mitrailleuses éco­no­miques des libé­raux. Car c’est tout espoir d’un autre monde qu’il s’agit de liquider.

Des tom­be­reaux de dis­cours pro­pa­gan­distes sont déver­sés chaque jours dans les médias. Ânon­nant un caté­chisme fait de rési­gna­tion poli­tique, de ser­vi­li­té à l’égard des puis­sances de l’argent, et de per­son­ni­fi­ca­tion absurde des rap­ports de force, les médias portent la figure de la méto­ny­mie qui règne en maître pour évo­quer Mer­kel, Hol­lande et Tsi­pras plu­tôt que les élec­teurs Alle­mands, Fran­çais et Grecs. Les réseaux dits « sociaux », célé­brés comme de nou­veaux oracles, mettent en visi­bi­li­té des opi­nions réduites à 140 misé­rables carac­tères et per­mettent une comp­ta­bi­li­té obses­sion­nelle de la part de la presse : plu­tôt que d’agir pour ren­ver­ser d’illégitimes rap­ports de domi­na­tion, les popu­la­tions réduites à des sta­tis­tiques sont invi­tées à s’exprimer en ligne, là où  cette expres­sion n’aura aucun effet pra­tique ni poli­tique. Des mil­lions d’internautes peuvent bien suivre le htag « #Thi­sI­sA­Coup », cela ne chan­ge­ra rien au coup d’État qui est en cours en Europe. Le bas­cu­le­ment de l’activisme sur des réseaux numé­riques lies à des entre­prises pri­vées et à des logi­ciels pro­prié­taires où la visi­bi­li­té est la règle (ce qui n’était pas le cas à l’époque des pre­miers réseaux sociaux du net, ceux qui ont émer­gé dans les années 1995 à 2000 avec les pre­miers forums de dis­cus­sion qui pou­vaient avoir des par­ties entiè­re­ment pri­va­ti­sées), a conduit à un assé­che­ment des poten­tia­li­tés éman­ci­pa­trices de l’argumentation en ligne, qui n’a plus guère de chance d’être sui­vie d’actions visant la créa­tion de rap­ports de force, ni même de véri­tables échanges argumentés.

Mais ne som­brons pas dans un média­cen­trisme sim­pli­fi­ca­teur : la cri­tique des médias est une cri­tique faible et peu per­ti­nente d’un point de vue socio­lo­gique car elle se réduit à pen­ser le monde à tra­vers sa mise en repré­sen­ta­tion média­tiques. La dic­ta­ture qui s’est mise en place en Europe, en cette année 2015, a des racines pro­fondes aus­si bien idéo­lo­giques, éco­no­miques, qu’organisationnelles. Cela fait en effet des décen­nies que la plu­part des ins­ti­tu­tions du ser­vice public en Europe, dans les domaines de la san­té, du droit, de l’enseignement, de la recherche et de la culture, sont sou­mises à un régime qui est, fon­da­men­ta­le­ment, une pré­pa­ra­tion au tota­li­ta­risme. Sans oublier le monde de l’entreprise, bien enten­du, dont les sala­riés souffrent éga­le­ment. Mais c’est un domaine que je connais mal. Depuis le début des années 2000 – et on pour­rait sans doute remon­ter plus loin -, nous avons été un cer­tain nombre à dénon­cer les dérives mer­can­ti­listes, uti­li­ta­ristes et auto­ri­taires qui carac­té­risent la gou­ver­nance d’institutions dont on sait qu’elles sont au fon­de­ment de nom­breux liens sociaux et qu’elle contri­buent à la fois aux ima­gi­naires, et aux pra­tiques concrètes, de la démo­cra­tie. L’université, en par­ti­cu­lier, a été sou­mise à la fois à des poli­tiques de réduc­tion dras­tique de ses bud­gets, à la liqui­da­tion rapide de ses espaces démo­cra­tiques, et à la natu­ra­li­sa­tion par ses agents de l’idéologie mana­gé­riale, uti­li­ta­riste, et libé­rale. Une bureau­cra­tie insen­sée s’y est ins­tal­lée, et les espaces de débat et de prise de déci­sion col­lec­tifs se sont réduits, voire ont dis­pa­ru mas­si­ve­ment, pour être regrou­pés dans les mains de quelques admi­nis­tra­teurs, recom­po­sant en les trans­for­mant les anciens man­da­ri­nats qui avaient été réduits à par­tir de 1968. Tout cela a été à la fois impo­sé de l’extérieur par nos tutelles minis­té­rielles et par les méca­nismes de mise en concur­rence des éta­blis­se­ments impul­sés par l’Union Euro­péenne, mais cela a été éga­le­ment accep­té, vou­lu, anti­ci­pé, sou­te­nu et légi­ti­mé en interne, par les clien­té­lismes et par la lâche­té de la plu­part des col­lègues. Ce pro­ces­sus s’observe à peu près à l’identique dans l’ensemble des ser­vices publics : là où, en prin­cipe, se créait l’idée d’un bien com­mun, là où en prin­cipe s’incarnaient des valeurs d’émancipation et de soli­da­ri­té, sont main­te­nant ins­tal­lés dura­ble­ment les dogmes de l’argent-roi, de la com­pé­ti­tion de tous contre tous, de la bru­ta­li­té comme mode de réso­lu­tion des conflits, du refus de la mise en ques­tion des idées reçues et des pou­voirs éta­blis. On n’insistera jamais assez sur la col­la­bo­ra­tion active d’une masse d’acteurs à ce pro­ces­sus de ser­vi­tude volon­taire : s’il y a eu impo­si­tion exo­gène des dogmes libé­raux et mana­gé­riaux, c’est par la col­la­bo­ra­tion interne des agents que ces dogmes ont pu s’imposer. S’il y a eu de nom­breuses résis­tances, elles n’ont pas réus­si à trans­for­mer la donne, sans doute car elles ont ren­con­tré, en par­ti­cu­lier à l’université, un habi­tus très par­ta­gé de ser­vi­li­té ins­crit dans des pro­cé­dures d’évaluation et de clas­se­ment des indi­vi­dus dont le tra­vail scien­ti­fique est friand.

Quand tant d’institutions du savoir, de la culture, du droit, de la san­té sont sou­mises à un tel régime de déni de démo­cra­tie, com­ment ima­gi­ner que les ins­ti­tu­tions poli­tiques ne suivent pas la même voie délé­tère ? Quand les poten­tia­li­tés cri­tiques et les valeurs de la mise à dis­tance des dogmes s’effacent des agen­das, quand les intel­lec­tuels démis­sionnent au pro­fit de la ser­vi­li­té à l’égard des petits pou­voirs, quelle peut bien être la pen­sée qui est alors ensei­gnée, trans­mise, véhi­cu­lée socia­le­ment, si ce n’est une pen­sée de la ser­vi­li­té ? On ne cesse de s’indigner du retour du reli­gieux et des fon­da­men­ta­lismes, mais il fau­drait être aveugle et sourd pour ne pas voir que la laï­ci­té répu­bli­caine s’est très bien accom­mo­dée de dogmes et d’assujettissements tout aus­si puis­sants à l’égard d’une éco­no­mie ortho­doxe et d’une pen­sée mana­gé­riale réduc­trice. Et on peut faire le pari que lorsque les ins­ti­tu­tions étouffent les ima­gi­naires et à inter­disent les alter­na­tives poli­tiques, cela favo­rise les radi­ca­li­sa­tions, les fon­da­men­ta­lismes, et la vio­lence poli­tique. D’autant que ce déli­te­ment démo­cra­tique pros­père sur un arrière plan de cor­rup­tion poli­tique, d’effondrement de la légi­ti­mi­té des par­tis poli­tiques, et de tra­hi­son des par­tis dits « socia­listes » dans toute l’Europe. Tout ceci sans négli­ger le contexte de recul des syn­di­cats deve­nus au mieux co-ges­tion­naires des réformes libé­rales, au pire simples appuis des clien­té­lismes locaux, mais cer­tai­ne­ment plus forces de pro­po­si­tions poli­tiques et d’actions reven­di­ca­tives d’ampleur : tant que les syn­di­cats se conten­te­ront d’appeler à défi­ler en cati­mi­ni un dimanche matin der­rière des sonos caco­chymes dif­fu­sant des slo­gans d’un autre âge, ou à pro­po­ser les mêmes sem­pi­ter­nelles grèves d’une demi-jour­née, aucune action des per­son­nels ne pour­ra créer un rap­port de force. Ces struc­tures syn­di­cales archaïques, qui n’ont rien com­pris aux évo­lu­tions poli­tiques ni aux aspi­ra­tions des sala­riés à plus d’horizontalité, n’ont semble-t-il pas d’autre ambi­tion que d’entretenir, elles-aus­si, une bureau­cra­tie plus atten­tive à per­du­rer qu’à faire chan­ger les choses.

La ques­tion qui se pose main­te­nant, c’est com­ment retrou­ver des espaces de liber­té dans un monde où il ne suf­fit plus de prendre un fusil et de rejoindre des résis­tants pour espé­rer trans­for­mer un rap­port de force ? Car, même si l’option d’une action non vio­lente ne sau­rait être la seule légi­time face aux forces tota­li­taires qui se mettent en place en Europe, les carac­té­ris­tiques de ce tota­li­ta­risme qui est aus­si bien oli­gar­chique que finan­cier et orga­ni­sa­tion­nel ne peuvent se com­battre comme on com­bat­tait, armes à la main, par exemple à l’époque du nazisme ou du fran­quisme. Depuis le début des années 2000, nous avons été nom­breux à ten­ter toutes les voies de résis­tance paci­fique, en uti­li­sant les outils de l’argumentation, de la dif­fu­sion publique d’idées, de la construc­tion de rap­ports de force, du patient tis­sage de rela­tions entre acteurs pour per­mettre la conver­gence des luttes : cela n’a conduit qu’à l’échec. Ce n’était donc pas la bonne méthode.

Au point où j’en suis, main­te­nant que le décou­ra­ge­ment s’accompagne d’une amer­tume et d’un dégoût pro­fond pour les ins­ti­tu­tions dans les­quelles je me suis inves­ti (l’université, les dis­ci­plines, les socié­tés savantes, les revues, les SHS en géné­ral, etc.), je ne peux qu’avouer un sen­ti­ment mêlé de rage et d’impuissance. L’impression qu’il fau­drait reprendre tout posé­ment, et avec plus de cou­rage, en démê­lant des fils tel­le­ment embrouillés qu’il fau­drait des années de réflexion pour abou­tir à de nou­velles hypo­thèses d’actions : mais nous n’avons pas des années devant nous. Nous avons la dic­ta­ture qui se pro­file à l’horizon, et cet hori­zon n’est plus du tout loin­tain ! Peut-être que s’avouer ses échecs et ses limites est tou­jours mieux que les dis­cours va-t-en guerre et que le sim­plisme idéo­lo­gique des fana­tismes poli­tiques. Mais ça ne suf­fit pas.

En atten­dant une solu­tion glo­bale, on peut au moins être soli­daire de la Grèce en lutte contre le tota­li­ta­risme de l’Union Européenne.

A suivre, donc, peut-être…

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