La marchandisation du savoir au quotidien : comment la novlangue manageriale remplace progressivement les normes scientifiques
Ecrit par Igor Babou, 29 Jan 2010, 0 commentaire
Aujourd’hui, j’ai reçu cette magnifique définition des différentes rubriques de l’animation scientifique dans un mai envoyé par notre administration de la recherche à tous ses personnels :
“Rappelons qu’un colloque n’est pas une journée d’études ou un séminaire. Un colloque a une ampleur nationale ou internationale ; les journées d’études et les séminaires sont des activités internes aux laboratoires qui les financent sur leurs propres budgets.”
On ne peut qu’être impressionné par le changement de définition des termes “colloques, “journée d’étude” et “séminaire”, dont la différence n’était pas, il y a peu, présentée uniquement sous l’angle de l’amplitude géographique et du mode de financement. Traditionnellement, un colloque est un espace de discussion scientifique régulé par des normes de sélection des propositions de communication, et qui suppose un comité scientifique et des lectures en double aveugle des papiers. Une journée d’étude est, en revanche, un espace de débat scientifique qui se passe de ces règles de sélection : les intervenants sont sollicités pour faire avancer un thème scientifique en privilégiant la fluidité des échanges sur les formalismes scientifiques. Enfin, un séminaire est destiné à la réflexion quotidienne, c’est le fonctionnement normal des laboratoires qui souhaitent avoir, ce qui devrait être le cas de tous, une activité d’animation de la recherche et de formation doctorale. Pas besoin de définir tout cela par l’appel aux modes de financement ou à “l’ampleur” géographique : un colloque peut n’avoir qu’une ampleur régionale, et un séminaire peut faire intervenir des conférenciers étrangers. Les trois dispositifs sont tous aussi essentiels à la vie scientifique et intellectuelle, quelle que soit leur ampleur géographique et leur mode de financement. Le document accompagnant ce mail module quelque peu le caractère abrupt de ces nouvelles définitions des colloques, journées d’études et séminaires en introduisant en premier point l’idée que le conseil chargé de sélectionner les projets à financer tiendra compte de la “dimension intellectuelle du projet”. Le deuxième point signalé comme important est celui de la “dimension internationale”. Quoi qu’il en soit, le document ne fait aucunement état des normes scientifiques de sélection qui caractérisaient autrefois la différence entre un colloque et une journée d’études ou un séminaire. Nous devrions mesurer ce que nous perdons — et continuerons de perdre — en acceptant de voir notre métier conformé quotidiennement par des cadres qui ne répondent plus à des exigences scientifiques et qui reposent sur des catégories qui n’ont pas été discutées collectivement.
Tout ceci se passe à l’École Normale Supérieure de Lyon (l’ex École Normale Supérieure Lettres et Sciences humaines) qui fut, autrefois, un établissement où des intellectuels débattaient avec animation du dernier livre de Foucault et de Bourdieu, de la pensée d’Althusser ou de celle d’Husserl. Aujourd’hui on n’y parle plus que de “préciput”, de “primes d’excellence”, de “work packages” et du dernier ANR. On y applique, avec obéissance et sans débat, le lexique et les pratiques du nouveau management. Demain, c’est sur, on n’y pensera plus qu’à travers les catégories de l’économie de marché. La liquidation de la pensée critique est en marche et elle s’insinue dans notre quotidien, à travers la perversité d’une novlangue manageriale. Y résister et refuser de s’y soumettre est pourtant la seule attitude digne d’un intellectuel.
- Université : Opération « Écrans noirs » du vendredi 13 au mardi 17 — 13 novembre 2020
- Tribune dans Le Monde : « Les libertés sont précisément foulées aux pieds lorsqu’on en appelle à la dénonciation d’études et de pensée » — 4 novembre 2020
- Pandémie et solidarités: associations et collectifs citoyens à bout de souffle sonnent l’alarme — 13 mai 2020