Demain sans doute le confinement (coronavirus)
Ecrit par Joëlle Le Marec, 16 Mar 2020, 0 commentaire
Demain ou après demain “ils” décideront le confinement. Nos soignants seront harassés, et pourtant nous savons que nous pourrons compter sur eux les yeux fermés. Mais pas sur la nuée de personnages qui nous gouvernent, nous informent, nous gèrent, nous cadrent, nous étouffent, nous entravent, nous méprisent, nous la population, le public, les gens, nous les bêtes comme dirait Stéphanie l’amie retrouvée. Il ne faudra pas oublier que le dimanche 15 mars, sur une chaîne de Radio France, dans une émission économique, un expert non interrompu par les journalistes a pu dire que le problème principal était que le pays n’avait pas été assez loin dans l’effort pour réduire la dette, et que cela nous empêchait de pouvoir aujourd’hui investir massivement contre le virus. Et un autre invité de la même émission déclarer que pour que l’économie reparte après le coronavirus, il faudrait que les gens soient en vie. Oui, on a pu encore entendre ça et sentir le respect frémissant des animateurs de l’émission, dans celle-ci comme tant d’autres, cette fois comme tant d’autres fois auparavant. Et on aura pu entendre aussi, encore et encore, des appels à des instances de décisions supranationales, pour coordonner d’encore plus haut, plus loin, plus criminellement, plus stupidement.
Je n’oublierai pas que j’aurai eu confiance avant tout dans ceux et celles qui prennent soin de nous, mon fils et tant d’autres qui devront lutter pour nous, demain et pour combien de temps, avec leur merveilleuse compétence et intelligence, et qui luttent par-dessus le marché contre la surdité du gouvernement et des tutelles.
Je n’oublierai pas que nos jeunes, nos enfants, nos frères et nos soeurs, ceux qu’on a gazés sur lesquels on a tapés pendant des mois et des mois parce qu’ils luttaient pour leur avenir, ceux qui attendent aux portes des métropoles et aux frontières de l’Europe, si vivants, vulnérables et merveilleux, seront ceux qui auront gagné l’ouverture après la fin de ce capitalisme pourri et mortifère qui s’effondre, eux qui étaient prêts depuis si longtemps et qui devaient attendre, subir les entraves de cette cohorte de décideurs et de possédants, si lente, si dure à la détente, si bête, si égoïste.
Quand nous pourrons sortir — quand — il ne manquera pas de politiques, de managers, d’experts, de gens de médias, de directeurs, pour faire comme si de rien n’était, pour retourner commander, pour intimer, pour enjoindre de retourner travailler, remettre la machine en marche, relancer l’économie, rattraper, travailler, travailler ou disparaître. Ces gens auront des tons assurés, des mines graves, ils donneront des directives, ils tanceront.
Nous devrons nous rappeler alors combien ils étaient incompétents, insensibles, lents, lourds, combien ils étaient pesants, il fallait sans cesse les secouer, ils ne comprenaient rien, rien de rien. Nous avions compris depuis tant d’années que le capitalisme était fini, nous savions depuis si longtemps qu’ils étaient étrangement insensibles au vivant,à la jeunesse, à leurs frères migrants, qui mouraient, nous connaissions par cœur leur espèce d’innocence parfois, suffisante, insupportable.
Pour le coronavirus, après un moment incertain, nous avons brusquement compris à un moment, qu’il fallait absolument tout faire pour sauver les vies le plus vite possible, nous l’avons senti car cette journée là, nous avons changé d’heure en heure, nous avons muté, nous avons senti le moment où nous sommes entrés dans l’inconnu, nous avons pris congé de la mobilisation en cours qui battait son plein avec encore une dernière discussion, un dernier élan avant de quitter les lieux avec une poignée d’étudiants et de collègues si attentifs si concentrés, dommage on était obligé de déjà se dire au-revoir. Nous avons pris congé de ce que nous faisions, d’une manière de vivre, d’une séries de mobilisations depuis ces années dans un monde qui s’effondrait et qui se faisait de plus en plus brutal. C’est un virus qui a mis la pagaille finalement, un brin sommaire qui a circulé partout indifférents aux frontières, et aux milieux sociaux, et qui fait tout vaciller.
Mais ils en étaient encore à organiser, à se consulter, à s’imaginer qu’ils nous protégeaient de la panique, confondant notre inquiétude avec une peur irrationnelle, se regardant dans la glace en managers rassurants, alors que c’était leur sensibilité et leur raison atrophiées qui nous inquiétaient au plus haut point.
Nous devrons nous rappeler combien, à ce moment-là, ils étaient lents à la détente, combien ils étaient lourds, il fallait sans cesse les attendre, au bord du chemin, ils en étaient encore à faire la leçon, à leur sang froid de théâtre, puis à se demander pour les élections, les activités, la continuité du travail grâce à des plate-formes innovantes, des prestataires qui leur permettraient encore de manager, les directives, les acronymes. On se demandait combien d’heures il leur faudrait pour réaliser et faire leur devoir tout simple, faire leur part pour aider à sauver des vies, dire les quelques mots, allez, un effort, on perd du temps. Et quand enfin ils comprenaient, à peu près, après quatre ou cinq revirements, ils leur fallait encore adopter ce ton arrogant, ce registre administratif, sans daigner reconnaître qu’ils devaient leur prise de conscience toujours tardive à la poussée de ceux qui avaient compris et sans qui ils en seraient restés encore des heures, des jours, à leurs décisions criminelles.
Ils faudra se rappeler qu’ils ne s’intéressaient pas aux malades, ils ne s’intéressaient pas à ceux qui étaient sans abri, ni à ceux qui seraient sans revenu, ni à ceux qui étaient vulnérables, ni à ceux qui seraient en danger quinze jours plus tard faute de place à l’hôpital. Ils s’intéressaient aux manières de poursuivre les activités productives, au pilotage de ceux qui seraient chez eux avec leurs enfants. Ils ne pensaient pas une seconde que les enfants auraient peut-être autre chose en tête que rattraper à distance le cours d’anglais ou de gestion, peut-être autre chose à apprendre, à comprendre, dans ce monde qui leur appartient, puisqu’ils sont aussi, ces enfants, des êtres vivants dans la tourmente du vivant.
Il faudra absolument se rappeler, le jour venu, que nous n’aurons pas à obéir, nous n’aurons pas à aller à telle réunion de relance, nous n’aurons pas à répondre oui tous en chœur pour leur redonner l’ascendant alors qu’ils n’auront agi que grâce à la mobilisation sans faille de tous ceux qu’ils avaient attaqué pendant des mois, ou bien auxquels ils étaient insensibles et indifférents. Il faudra nous rappeler à qui nous devrons quelque chose, il faudra nous entraider dans ces milieux là qui ont été vivants et souffrants à ce moment, il faudra en finir avec la fausseté, les couches de crasse managériale, et suivre ce qui nous a fait comprendre quelque chose de ce qui nous faisait tenir ensemble au moment où ça commençait.