Casseurs d’enfants, pilleurs d’espoirs
Ecrit par Joëlle Le Marec, 22 Oct 2010, 0 commentaire
Je suis blanche, je ne suis pas jeune. Je rentre sans doute dans cet imaginaire des “honnêtes gens”, des “bons Français”, que ne cessent de convoquer les membres de notre gouvernement.
Je suis chez moi dans ce pays qui semble-t-il est le mien, aujourd’hui en tout cas, alors que selon ce gouvernement il ne serait pas celui « des casseurs et des pilleurs », catégorie qui inclut a priori tout adolescent noir ou arabe à capuche. La démonstration en a été faite ces jours-ci à Lyon. Des lycéens et étudiants, des jeunes manifestants, c’est-à-dire des casseurs et pilleurs potentiels, ont été enfermés sur la place Bellecour le 21 octobre dernier, chargés, asphyxiés, insultés sans relâche pendant cinq heures, et discriminés, les plus blancs et les plus vieux ayant pu sortir avant les plus jeunes et les plus foncés.
Mais dans la réalité qui heureusement n’est pas le cauchemar qui suinte des cerveaux et des paroles de nos ministres et de notre président, ces jeunes-là sont chez eux ici.
Ils sont d’ici, quoi qu’en dise et que veuille notre gouvernement, et quoique ces jeunes disent et veulent eux-mêmes. Il se peut, au train ou vont les choses, que moi-même je me sente de moins en moins chez moi sans pouvoir faire autrement que d’assumer le fait d’être d’ici, de France, cet État de plus en plus répressif, raciste, corrompu.
Ces jeunes sont non seulement d’ici comme nous (les blancs moins jeunes) mais ils sont aussi nos jeunes, nos enfants. Je les aime. Leurs silhouettes indistinctes et spectaculaires dans la fumée et la cohue ont fait le tour du monde : « la France brûle ». Vus de près ils sont très jeunes, pour la plupart “inconnus des services de police”. Certains ont cassé des vitrines, d’autres lancé des boules de papier froissé pris dans leurs cahiers. Ils passent en comparution immédiate.
Ils sont nos enfants à tous. C’est ce que nous avons en principe incorporé si la transmission intergénérationnelle a bien fonctionné, leurs parents et nous-mêmes, et ceux qui n’ont pas d’enfants à eux mais sont en âge d’être responsables de la génération qui grandit, tous sont membres de la communauté humaine des parents, communauté anthropologique parfois presque oubliée par des décennies de négation ou de déni de ce qui échappe à la rationalisation des liens intergénérationnels.
Ce sont nos enfants, ils m’intéressent, je ne sais comment les prendre, ils sont trop loin de moi. Mais je ressens le mépris qu’ils ressentent, je ressens la violence à laquelle ils sont exposés, je sais comme eux que la plupart n’ont pas d’avenir et c’est insupportable. Je n’ai pas envie d’une société où il est manifeste qu’ils n’auront pas de place, enserrés dans le mépris qui les fera devenir les casseurs de ceux qui les suivront.
On ne cesse à l’antenne et dans la presse de critiquer l’absence d’alternative aux réformes d’austérité.
Bien sûr qu’il y a des alternatives qui s’expriment, bien plus fortes que des propositions techniques en dix points. Ce sont nos aspirations et l’énergie que nous sommes prêts à investir pour qu’elles prennent corps : prêts à payer plus pour plus de justice sociale, mais pas pour plus d’injustice. Prêts à affronter les changements qui s’imposent face aux crises environnementales qui s’annoncent, mais pas les crises et humeurs des marchés et des agences de notation. Prêts à essayer de mettre en œuvre le principe de fraternité, mais pas à encaisser l’autoritarisme de ceux qui se sentent propriétaires des institutions et des biens publics.
Prêts surtout à tout faire pour que le monde dans lequel grandissent nos enfants soit digne d’eux et de leurs aspirations sans cesse niées — ah! la figure si moquée du jeune, consommateur et apathique, enfant gâté, pourtant si redouté lorsqu’il se mobilise, si effrayant qu’on crie alors à la pulsion infantile encore — mais sûrement pas prêts, jamais, à leur pourrir l’avenir : jamais des parents, parents au sens large de tous ceux qui sont responsable du sort de la génération qui grandit, jamais des parents ne pourraient accepter ça.