John Dewey : La démocratie créative – la tâche qui nous attend
Ecrit par Igor Babou, 9 Mar 2009, 0 commentaire
Originellement publié dans John Dewey and the Promise of America, Progressive Education Booklet n°14, Colombus, American Education Press, 1939, ce texte a été présenté par le traducteur, Samuel Renier (samuel.renier@univ-lyon2.fr), lors d’un atelier organisé dans le cadre de la grève de l’ENS LSH, le mercredi 4 février 2009
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Dans les circonstances présentes, je ne peux espérer me réconcilier avec le fait que j’ai réussi à vivre quatre-vingt ans. Je mentionne ce fait pour vous en suggérer un plus important – à savoir que des événements de la plus haute importance se sont produits pendant les quatre cinquièmes de siècle écoulés, période qui couvre plus de la moitié de l’histoire nationale [américaine] actuelle. Pour d’évidentes raisons, je ne m’essayerai pas à résumer ne serait-ce que les plus importants de ces événements. Je me réfère ici à ceux-ci en vertu de leur influence sur la question à laquelle ce pays s’est attelé lorsque fut formée la nation – la création de la démocratie, question qui se révèle aujourd’hui aussi urgente qu’elle le fut il y a cent cinquante ans quand les plus expérimentés et sages de nos hommes se sont réunis afin de faire l’état des lieux et de créer le cadre politique d’une société qui se gouverne elle-même.
Parmi les changements qui se sont produits ces derniers temps, le plus net réside en ce que les modes de vie ainsi que les institutions qui à l’origine étaient naturelles, presque inévitables et résultant d’heureuses conditions, ont désormais à être atteintes par de conscients et résolus efforts. Bien que l’ensemble du pays ne se trouvait pas concerné par la démarche pionnière il y a quatre-vingt ans, il restait néanmoins toujours si proche, à l’exception de quelques grandes villes, de l’époque des pionniers que la légende du pionnier, et par suite de la grande frontière, jouaient un rôle actif dans la formation des esprits et des croyances de ceux qui y étaient nés. Dans les esprits tout du moins le pays conservait une frontière ouverte, faite de ressources encore inexploitées. C’était alors un pays d’opportunités matérielles et d’invitation. Même ainsi, la naissance de cette nation impliquait plus qu’une merveilleuse conjonction de circonstances matérielles. Il existait effectivement un groupe de personnes qui étaient capables de réadapter les vieilles idées et institutions afin de faire face aux situations que fournissaient ces nouvelles conditions matérielles – un groupe d’hommes dotés d’une extraordinaire inventivité politique.
De nos jours, la frontière n’est plus physique mais morale. La période où les terres gratuites semblaient infinies a disparu. Les ressources inexploitées sont désormais plus humaines que matérielles. Elles sont à chercher dans le gâchis que représentent ces hommes et ces femmes arrivés à l’âge adulte sans avoir la chance de travailler, et dans ces jeunes hommes et femmes qui trouvent des portes fermées là où il y avait originellement des opportunités. La crise qui il y a cent cinquante ans en appela à l’inventivité sociale et politique se présente aujourd’hui sous une forme qui exige plus de créativité humaine.
En tout cas, c’est ce que je souhaite exprimer quand je dis que nous devons maintenant recréer par un effort délibéré et déterminé le type de démocratie qui à l’origine, il y a cent cinquante ans, fut en grande partie le produit d’une heureuse combinaison de personnes et de circonstances. Nous avons par le passé longtemps vécu sur l’héritage qui nous a été transmis par cette heureuse conjonction d’hommes et d’événements. L’état actuel du monde fait plus que nous rappeler que nous devons désormais mettre en avant toutes les énergies dont nous disposons afin de nous montrer digne de notre héritage. C’est véritablement un défi que de faire avec les conditions complexes et critiques qui sont les nôtres ce que d’autres firent dans un état de choses plus simple.
Si je m’étend sur le fait que cette tâche ne peut être menée à bien que grâce à un effort d’inventivité et une activité créatrice, c’est en partie du fait que la profondeur de la crise actuelle est dans une large mesure due au fait que nous avons longtemps agi comme si notre démocratie était une chose qui de manière automatique se perpétuait d’elle-même ; comme si nos ancêtres avaient réussi à concevoir une machine qui résolvait le problème du mouvement perpétuel en politique. Nous avons agi comme si la démocratie était une chose résidant uniquement à Washingtonet Albany – ou quelque autre capitale fédérale – grâce à l’impulsion donnée par le vote d’hommes et de femmes une fois par an environ – ce qui en quelque sort revient à dire de manière extrême que nous avons été habitué à considérer la démocratie comme une sorte de mécanisme politique, fonctionnant aussi longtemps que les citoyens seraient confiant dans l’accomplissement de leur devoir.
Ces derniers temps, on a entendu de plus en plus fréquemment que cela ne suffisait pas ; que la démocratie est un mode de vie. Cet adage nous fait retourner à la dure réalité. Toutefois je ne suis pas certain que cette affirmation se débarrasse complètement de la forme que revêtait l’ancienne conception. Dans tous les cas, il nous est possible de s’échapper de cette manière superficielle de penser à condition que nous intégrions dans notre pensée etnotre action que la démocratie est une manière personnelle de conduire sa vie individuelle ; qu’elle signifie la possession et l’usage continu de certaines attitudes, formant le caractère personnel et déterminant le désir et le but présents dans toutes nos relations. Plutôt que de penser à nos dispositions et nos habitudes propres comme accommodées à certaines institutions, nous devons apprendre à penser ces dernières comme des expressions, des projections et des extensions des attitudes personnelles généralement répandues.
La démocratie entendue comme mode de vie personnel et individuel n’implique rien de fondamentalement nouveau. Mais quand elle rentre en application, elle apporte un nouveau sens pratique aux vieilles idées. La mettre en application souligne le fait que les puissants ennemis de la démocratie à l’heure actuelle ne peuvent être matés que par le biais de la création d’attitudes personnelles chez les êtres humains ; que nous devons surmonter notre tendance à penser que la défense de la démocratie passe nécessairement et quelles que soient les circonstances par des moyens qui lui sont extérieurs, soit militaires soit civils, tant que ceux-ci restent séparés de nos attitudes personnelles si enracinées qu’elle constituent notre caractère personnel.
La démocratie est un mode de vie contrôlé par une foi militante dans les possibilités de la nature humaine. La croyance en l’Homme Commun est un lieu commun de tout credo démocratique. Cette croyance est sans fondement ni signification à moins qu’elle ne renvoie à la foi dans les potentialités de la nature humaine en tant que cette nature se donne à voir dans chaque être humain sans considération de race, de couleur, de sexe, de naissance et de famille, ou même de richesse matérielle ou culturelle. Cette foi peut être mise en acte à travers des statuts légaux, mais cela ne reste que des paroles tant qu’elle ne se concrétise pas dans des attitudes que les êtres humains manifestent les uns envers les autres dans tous les événements et les relations de la vie quotidienne. Dénoncer le nazisme pour son intolérance, sa cruauté et son incitation à la haine revient à promouvoir l’hypocrisie si, dans nos relations interpersonnelles, si, dans nos conversations et nos démarches quotidiennes, nous entretenons certaines discriminations basées sur la race, la couleur ou tout autre genre ; de fait, basées sur tout sauf une croyance généreuse dans leur capacités en tant qu’êtres humains, croyance qui s’accompagne du besoin de conditions appropriées à la réalisation de ces capacités. La foi démocratique en l’égalité des hommes signifie que chaque être humain, indépendamment de la quantité ou de la diversité des dons dont il fut doté à sa naissance, reçoit en partage le droit de jouir d’une égalité d’opportunité destinée au développement de ses capacités. Cette croyance démocratique dans la capacité de chacun à diriger sa propre vie est une idée généreuse. Elle est universelle. C’est une croyance dans la possibilité pour chaque personne de mener sa vie comme elle l’entend, libre de toute contrainte et de toute coercition exercée par autrui, pourvu que les conditions adéquates soient réunies.
La démocratie est un mode de vie personnel contrôlé non par une vague foi dans la nature humaine mais par une foi dans les capacités des êtres humains à juger et agir intelligemment lorsque la situation le permet. J’ai été accusé plus d’une fois par des groupes d’opposants d’entretenir une foi imméritée et utopique dans les possibilités offertes par l’intelligence et son corrélat qu’est l’éducation. Quoi qu’il en soit, je ne l’ai pas inventée. Je l’ai acquise grâce à mon entourage et l’esprit démocratique dont il était animé. Quelle place trouve la foi au sein d’une démocratie jouant un rôle de consultation, de réunion, de persuasion, de discussion, d’information de l’opinion publique qui à long-terme se corrige d’elle-même, si ce n’est celle d’une foi en la capacité de l’intelligence que possède l’homme du commun à répondre avec bon sens au libre jeu des faits et des idées, en tant que s’applique la garantie d’avoir un processus d’enquête, une assemblée et une communication libres ? Je laisse de bon gré aux défenseurs des états totalitaires de droite comme de gauche le soin d’exprimer leurs vues concernant le fait que cette foi dans les capacités de l’intelligence soit une utopie. Comme cette foi est si profondément enracinée dans les méthodes intrinsèques de la démocratie, lorsqu’un démocrate qui se définit comme tel renie cette foi, il se convainc lui-même de trahison envers les idées qu’il professe.
Quand je pense aux conditions dans lesquelles vivent actuellement les hommes et les femmes de nombreux pays étrangers, à l’image de la peur de l’espionnage et du danger planant sur les rencontres privées ayant pour objet des conversations amicales, je suis tenté de croire que le cœur de la démocratie et sa garantie absoluerésident dans la liberté de réunion entre voisins, au coin d’une rue, pour discuter de long en large des nouvelles non censurées du jour, ainsi que dans les réunions entre amis organisées dans le salon de leurs foyers afin de converser librement ensemble. L’intolérance, les abus en tous genres, la dénonciation liée aux différences d’opinion concernant la religion, la politique ou les affaires, ainsi que les différences de race, de couleur, de richesse ou de degré culturel, représentent des trahisons envers le mode de vie démocratique. Car tout ce qui entrave la liberté et la communication dans son ensemble revient à établir des barrières qui divisent les êtres humains en groupes et en bandes, en factions ou en communautés diamétralement opposées, et de la sorte contribue à affaiblir le mode de vie démocratique. De vagues garanties légales envers les libertés individuelles que sont la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion, sont de peu d’effet si dans la vie quotidienne la liberté de communication, l’échange d’idées, de nouvelles, d’expériences, est rendue muette par des suspicions mutuelles, par des abus, par la peur et la haine. Ces choses détruisent la condition essentielle à un mode de vie démocratique de manière d’autant plus efficace que la coercition au grand jour – comme le montre l’exemple des états totalitaires – n’est effective que lorsqu’elle réussit à entretenir la haine, la suspicion, l’intolérance dans les esprits humains pris individuellement.
Finalement, étant donné les deux conditions mentionnées précédemment, la démocratie en tant que mode de vie s’avère contrôlée par la foi personnelle qui s’inscrit dans un travail à la fois individuel et collectif quotidien. La démocratie se définit comme la croyance selon laquelle, même quand les besoins et les buts ou les conséquences sont différents pour chaque individu, la coopération dans un cadre amical ou simplement amiable – qui peut inclure, comme dans le cas du sport, de la rivalité ou de la compétition – est un supplément inestimable à notre vie. Pour peu que l’on considère tout conflit venant à émerger – et cela risque d’arriver – en dehors d’un rapport de force et par un autre moyen que celui-ci, en dehors d’une violence qui viendrait supplanter l’intelligence et la discussion, il convient de traiter ceux avec qui nous sommes en désaccord – même profond – comme des personnes qui ont quelque chose à nous apprendre, et ainsi comme des amis. Une authentique foi démocratique dans la paix est une foi en la possibilité que disputes, controverses et conflits se transforment en une entreprise de coopération grâce à laquelle les deux parties en question s’enrichiraient en donnant à l’autre la possibilité de s’exprimer, plutôt que d’aboutir au triomphe de l’un par la suppression de l’autre – suppression qui n’en est pas moins violente lorsqu’elle devient psychologique au moyen du ridicule, de l’abus, de l’intimidation, comparée aux prisons et camps de concentration. Il est de l’essence même du mode de vie démocratique que d’être coopératif et de donner aux différences une chance de s’exprimer, en ce qu’il croit que l’expression de la différence n’est pas seulement le droit d’autrui mais un moyen d’enrichir son expérience de vie personnelle.
Dans le cas où ce qui vient d’être dit serait accusé de n’être qu’une série de lieux communs moralisants, je répondrais simplement que c’est bien là tout leur intérêt. Afin de se débarrasser de notre habitude à penser la démocratie comme quelque chose d’institutionnel et d’externe, et de la remplacer par une conception de la démocratie comme mode de vie personnel, il nous faut réaliser que la démocratie est un idéal moral et, pour autant qu’elle devienne un fait, un fait moral. Cela revient à réaliser que la démocratie ne se concrétise effectivement que lorsque devient elle-même un lieu de vie en commun.
Du fait que mes recherches aient orienté ma vie d’adulte vers le chemin de la philosophie, je vous demande de bien vouloir être indulgent si en concluant je définis rapidement ma position philosophique sur la foi démocratique en termes formels. Ainsi définie, la démocratie est la croyance dans la capacité de l’expérience humaine à générer les moyens et les fins par lesquels l’expérience future pourra évoluer et s’enrichir dans le bon sens. Toute autre forme de foi sociale ou morale repose sur l’idée que l’expérience doit, à un moment ou à un autre, être soumise à quelque forme de contrôle externe ; à quelque autorité prétendant exister en dehors des processus de l’expérience. La démocratie est la foi selon laquelle les processus de l’expérience sont plus importants que n’importe quel résultat spécifique obtenu, de sorte que ces résultats n’acquièrent leur valeur qu’en tant qu’ils sont utilisés à enrichir et ordonner le processus en cours. Comme le processus de l’expérience est susceptible d’être éducatif, la foi dans la démocratie ne fait qu’un avec la foi dans l’expérience et l’éducation. Toute fin et toute valeur qui s’isolent de ce processus actif contribuent à se figer. Elles s’efforcent alors de fixer l’acquis de l’expérience plutôt que de lui indiquer et lui tracer la route menant vers de meilleures et nouvelles expériences.
Si quelqu’un demande ce que l’on veut dire ici par expérience, je répondrais que c’est la libre interaction des êtres humains avec les conditions qui forment leur environnement, en particulier les gens qui le composent, développant et satisfaisant les besoins et les désirs par l’accroissement de la connaissance des choses telles qu’elles existent. La connaissance des conditions telles qu’elles existent représente la seule fondation stable sur laquelle établir la communication et le partage ; toute autre forme de communication renvoie à la soumission de certains envers les opinions personnelles émises par d’autres. Le besoin et le désir – à partir duquel naissent la signification et la direction à donner à l’énergie – s’étendent au-delà de ce qui existe, et par là débordent la connaissance et la science. Ils ouvrent sans cesse la voie à un futur encore inexploré et hors de portée.
Lorsque l’on compare la démocratie avec d’autres modes de vie, elle se révèle être la seule manière de vivre qui croît sincèrement dans le processus de l’expérience comme fin et comme moyen ; au sens où il est capable de générer la science, qui est la seule autorité sur laquelle faire reposer la direction à donner aux expériences futures et qui libère les émotions, les besoins et les désirs de manière à susciter en nous la naissance de ce qui n’existe pas encore. Car tout mode de vie qui échoue d’un point de vue démocratique opère une limitation des contacts, des échanges, des communications, des interactions par lesquels l’expérience se stabilise en même temps qu’elle s’élargit et s’enrichit. La tâche dévolue à cette libération et cet enrichissement est de celles qui doivent être menées au jour le jour. En tant qu’elle ne peut s’achever avant que l’expérience elle-même ne se termine, la tâche de la démocratie sera toujours de participer à la création d’une expérience plus libre et plus humaine dans laquelle le partage et la participation de chacun soit la règle.
Originellement publié dans John Dewey and the Promise of America, Progressive Education Booklet n°14, Colombus, American Education Press, 1939, à partir d’une allocution lue par Horace M. Kallen lors d’un dîner en l’honneur de John Dewey le 20 octobre 1939 à New York. Republié dans The Later Works, volume 14.
Traduction française par Samuel Renier, 2008.
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