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Thèses pour l’action culturelle


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1) - Nous vivons une époque éton­nante. Entre le “tout est art” des uns, du graf­fi­ti dans une cave de HLM à Sou­lages, de “Nique ta mère” jusqu’à Alain Nadaud, du karaoke à Hélène Dela­vault, de la tech­no à Xena­kis, ce confu­sion­nisme “in” est l’exact contre­point d’un confu­sion­nisme “out”, pour qui rien n’est art qui n’ait été consa­cré d’une onc­tion à la fois extrême et patrimoniale.

Ce “tous artistes, du moment que ça bouge” est le miroir du “per­sonne artiste, sauf les morts”. Ce qui les relie c’est bien, en défi­ni­tive, une concep­tion mar­chande. L’art se ren­contre aux rayons des super­mar­chés, l’art c’est ce pour quoi des gens sont déci­dés à payer, l’art n’est pas dans la vie, et Jacques Tou­bon, dont on s’émerveillait à sa nomi­na­tion à la Culture qu’il connût le nom du der­nier Gon­court, sym­bole archaïque de la mar­chan­di­sa­tion cultu­relle, rejoint ici Jack Lang, le Loo­pi de Loop du spon­so­ring, cou­rant en zig­zag après les artistes en leur criant : “I am zé goude woulfe”.…. Audi­mat et réi­fi­ca­tion res­tent les mamelles de l’art officiel.

Sans doute face à ce conster­nant vide de la pen­sée, faut-il ten­ter de poser quelques jalons et dire qu’il y a des artistes et qu’ils sont vivants. Bien sûr, il y a des alchi­mistes nuls, qui fabriquent du plomb avec de l’or, mais l’action artis­tique consiste pré­ci­sé­ment, d’abord à se doter d’outils cri­tiques adé­quats, puis à cher­cher col­lec­ti­ve­ment com­ment faire la dif­fé­rence. Est-il réel­le­ment impos­sible d’évaluer l’art contem­po­rain ? Qu’est-ce qui, dans la créa­tion contem­po­raine fait aujourd’hui sens ? Où sont les ten­ta­tives d’élaborer de nou­veaux lan­gages ? Que nous disent-ils sur notre monde ? Com­ment, enfin, ouvrir les pistes qui y mènent à tous ceux dont nous aurons su ®éveiller l’appétit de savoir ou même la simple curiosité ?

2) — Avi­gnon 98. Un comé­dien, Charles Ber­ling, inter­prète une pièce de Sophocle, “Oedipe le tyran”, dans la ver­sion de Höl­der­lin. Une oeuvre impor­tante et dif­fi­cile qui demande à l’évidence à cha­cun, met­teur en scène, comé­dien, spec­ta­teur, un effort intel­lec­tuel. Par­lant sur France-Inter, à un jour­na­liste qui n’en deman­dait pas tant, ce comé­dien se sent obli­gé de pré­ci­ser que “ce n’est pas du tout intel­lo-chiant” (sic !). Pour­quoi consen­tir une telle bas­sesse ? Que signi­fie dans la bouche d’un comé­dien mar­qué à la gauche chic du théâtre sub­ven­tion­né une si répu­gnante pitrerie ?

Sophocle, Höl­der­lin, et tant d’autres ne seraient-ils que des effi­gies, des marques com­mer­ciales dont on se couvre pour prou­ver qu’on “est au niveau”, mais qu’on rechigne à assu­mer quant au conte­nu ? Est-ce qu’aujourd’hui les mots “intel­lec­tuel”, “péda­go­gique”, bref tout énon­cé sug­gé­rant que les hommes ont un cer­veau pour com­prendre le monde et que nous devrions tous nous en ser­vir, seraient aujourd’hui, dans le dis­cours domi­nant, ran­gés au maga­sin des anti­qui­tés, sur le rayon des insultes ?

Ajou­tons à cela, en fond, un dis­cours anti-intel­lec­tuel à la mode, même chez ceux qui, pour­tant, font métier de l’être. On se sou­vient de la désho­no­rante cam­pagne de publi­ci­té d’Arte sur le thème “Est-ce que j’ai une tête d’intello ?” ou de l’imbécile affi­chage de la 5° chaîne, dite édu­ca­tive, posant la ques­tion : “édu­quons, c’est une insulte ?”.

Il y a là, nous semble-t-il, une véri­table haine de la pen­sée, du savoir et de l’intelligence, une résur­gence géné­ra­li­sée du qua­lun­quisme dont on sait bien qu’il est l’un des pré­cur­seurs du fascisme.

Il faut, nous devons, dire et redire sans relâche que l’usage de l’intelligence est un bon­heur, que son exer­cice est un plai­sir d’une grande sen­sua­li­té, que la conscience de l’émotion mul­ti­plie l’émotion. Il faut dire et redire que la recherche exclu­sive de l’anesthésie par un plai­sir “pur” n’est, comme le savent bien les toxi­co­manes, qu’une lente des­cente aux enfers.

On sait, et c’est notre tra­vail d’en convaincre le plus grand nombre, que l’intelligence et l’émotion dansent ensemble du pre­mier au der­nier jour le bal­let com­plexe qui fait de nous des humains. Comme le disait Ador­no, nous devons com­battre les beaux esprits qui, face à l’art contem­po­rain, réagissent par un “(…) Je ne com­prends pas ça, affir­ma­tion dont la modes­tie ratio­na­lise la fureur en com­pé­tence”. Nous devons répandre la pra­tique, indi­vi­duelle par nature, col­lec­tive par néces­si­té, acces­sible et indis­pen­sable à tout être humain, de la réflexion jubilatoire.

3) - Il ne s’agit pas de défendre n’importe quoi : un gas­pillage ou une gabe­gie n’en excusent pas un autre, et si l’on peut légi­ti­me­ment pen­ser que la pire des sym­pho­nies tue moins d’êtres humains que le moindre des mis­siles, cela ne suf­fit pas for­cé­ment à jus­ti­fier qu’on sub­ven­tionne celle-là à la place de celui-ci, même si pour le prix d’un mis­sile Exo­cet on peut écrire et jouer quelques dizaines de mil­liers de symphonies.

4) - La pau­vre­té des sys­tèmes exis­tant, ou plu­tôt inexis­tant, dans d’autres pays, n’est pas non plus une jus­ti­fi­ca­tion à ne rien faire, pour la puis­sance publique. On est tou­jours le nan­ti de quelqu’un et l’incurie des uns ne jus­ti­fie pas l’incompétence des autres.

5) - L’action artis­tique n’est pas et ne peut pas être une acti­vi­té mar­chande puisqu’elle fait appel à l’intelligence des indi­vi­dus, alors que l’activité publi­ci­taire-mar­chande ne fait appel qu’aux réflexes lour­de­ment condi­tion­nés d’un masse de consom­ma­teurs ano­nymes. On nous épar­gne­ra la peine d’en faire ici la démons­tra­tion, déjà opé­rée des mil­liers de fois par tous ceux, trop peu nom­breux hélas, qui ont appris à lire une image. D’ailleurs, tout bon publi­ciste vous le dira : pour lui, l’intelligence n’est pas une don­née fiable. La publi­ci­té flatte, va dans le sens du poil, illu­sionne sur le pro­duit, et vise, c’est le terme, une cible. L’action cultu­relle est une acti­vi­té rugueuse, sans cesse recom­men­cée, qui n’apprivoise pas le désir et qui sup­pose l’intelligence à l’oeuvre : elle les convoque, elle les exige, elle les fait réagir, elle trans­forme, bref, elle dérange.

6) - Nous connais­sons bien ceux qui veulent les jeux du cirque à la place de l’art, TF1 à la place de Godard ou Ozu, ou des musiques binaires à la place des poly­pho­nies d’aujourd’hui : ce sont, de tout temps, ceux pour qui un peuple qui pense est un dan­ger. De Jules César à Big Bro­ther, ils sont une ten­ta­tion, un can­cer récur­rent de l’humanité. Contre eux, l’action cultu­relle est un vac­cin qu’ils redoutent, comme on le voit bien par la haine qu’ils lui portent, à Vitrolles et ailleurs. Notre tra­vail à nous, c’est d’être des pas­seurs de l’art, des ouvreurs de portes, des outils de la lutte contre les pou­voirs qui ont besoin d’un peuple sou­mis et décérébré.

Car, réso­lu­ment, nous ne vou­lons ni Dieu, ni César, ni tribun.

7) - Le cri­tère domi­nant, mas­sif, d’appréciation de l’art aujourd’hui est qu’on doit “s’y recon­naître”. Outre qu’il s’agit d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion assez sor­dide de l’art, c’est une vision sécu­ri­taire, et en der­nière ana­lyse assas­sine, de son exercice.

Soit l’art est un miroir char­gé d’embellir et de légi­ti­mer autant que pos­sible les lai­deurs de la vie quo­ti­dienne, un pauvre miroir écaillé de toi­lettes de gare éclai­ré d’un néon rosâtre. L’industrie tente alors d’imposer aux jeunes de se recon­naître dans “Hélène et les gar­çons”, et aux vieux dans “la croi­sière s’amuse”, et ces misé­rables sous-pro­duits tentent de don­ner l’oubli du mal­heur de chaque jour entre deux spots publi­ci­taires. On a le Léthé qu’on peut, faute d’alternative. Soit l’art est un dis­cours méta­pho­rique sur le monde, à la recherche de lan­gages nou­veaux, visant à élar­gir et à aug­men­ter sans cesse la palette des idées et des signi­fi­ca­tions à notre dis­po­si­tion. Dans ce cas, s’il y a quelque chose à y recon­naître, c’est l’inconnu dévoi­lé, dési­gné, et jus­te­ment pas encore élu­ci­dé. S’il y quelque chose à y recon­naître c’est le mélange d’inquiétude et d’excitation qui sai­sit l’humain face à ce qu’il éprouve pour la pre­mière fois.

Notre tra­vail est ici d’ouvrir des espaces aux créa­teurs et d’explorer avec chaque indi­vi­du par­ti­ci­pant cette archéo­lo­gie du futur qu’est chaque oeuvre.

8) - Nous ne connais­sons pas “les gens”, ni “le public”. Mais nous connais­sons chaque spec­ta­teur per­son­nel­le­ment. Nous lui don­nons ou du moins nous ten­tons de toutes nos forces de lui don­ner ce qu’il attend, mais qu’il ne sait pas qu’il attend.

9) - Le rôle de la puis­sance publique est celui qui lui est dévo­lu en répu­blique à chaque fois qu’une ques­tion engage l’avenir de la col­lec­ti­vi­té, et plus lar­ge­ment, l’avenir de l’espèce humaine : édu­ca­tion, san­té, défense, infra­struc­tures, etc…. L’action cultu­relle rentre natu­rel­le­ment dans ce champ.

Le ser­vice public de la culture, comme tout vrai ser­vice public, n’admet pas de clients. Ain­si, par exemple, les élèves des col­lèges ou des lycées ne sont pas les “clients” de l’Éducation Nationale.

Le ser­vice public de la culture s’adresse à des citoyens (et non selon l’horrible terme bureau­cra­tique à des “usa­gers” ou à des “béné­fi­ciaires”) et un citoyen est peut-être d’abord celui qui se pense dans une conti­nui­té humaine, celui qui sait que le monde ne lui a pas été légué par ses ancêtres, mais qu’il lui est prê­té par ses enfants.

Le rôle de la puis­sance publique est donc d’avoir une pen­sée de l’histoire, de savoir qu’elle doit créer les condi­tions de déve­lop­pe­ment de la pen­sée. Comme le prouve d’abondance chaque jour le spec­tacle du monde, quand on ignore l’histoire on se condamne à la répéter.

10) - Pour ceux qui croient encore que l’action cultu­relle est un volon­ta­risme d’intellectuels cou­pés de la “réa­li­té” et qu’il est démo­cra­tique de don­ner au public ce qu’il demande, nous dirons, sui­vant en cela Guy Debord, que : “rien ne s’est créé d’important en ména­geant un public”, et que le plus grand mépris du public consiste à sup­po­ser qu’il n’est “pas prêt” pour l’art de son temps. Antoine Vitez écri­vait : “la scène est le labo­ra­toire des gestes de la nation”. Et pour “…épu­rer, agran­dir, trans­for­mer les gestes et les intonations…épurer les com­por­te­ments cor­po­rels ou vocaux, bref, gifler le goût du public (comme disent les futu­ristes) …le théâtre est à la fois le conser­va­toire et l’ennemi des tra­di­tions.” si, au lieu d’un labo­ra­toire on se contente d’un musée, on n’a bien­tôt plus que des ruines, et enfin, un tombeau.

En réa­li­té, les peine-à-ouïr ((Selon la savou­reuse expres­sion de Michel Chion in “L’art des sons fixés” — Ed. Metamkine/Nota Bene/Sono Concept — 1991)) qui convoquent le public à l’enterrement de l’avant-garde ne font guère qu’organiser leurs propres obsèques. C’est leur propre capa­ci­té à voir le monde chan­ger sous leurs yeux et leurs oreilles qui est bien morte. Redi­sons-le : les créa­teurs sont les seuls véri­tables “amis” du patri­moine, puisqu’il vit dans leur oeuvre, puisqu’ils s’en servent pour le trans­for­mer, dans le pro­ces­sus même de la vie. Aucun créa­teur n’est assez bête pour pré­tendre s’être affran­chi du pas­sé. Les néo-clas­siques sont suf­fi­sam­ment obtus pour pré­tendre, quant à eux, s’être libé­rés du pré­sent. La conclu­sion s’impose d’elle-même : la créa­tion fait vivre le patri­moine, le néo­clas­si­cisme le fait reluire, en vou­lant se figer dans un pas­sé mythi­fié comme dans une de ces sauces grasses et fadasses dont nos can­tines sco­laires enrobent leurs navrants ragoûts recuits.

11) - Cer­taines oeuvres sont-elles “dif­fi­ciles” d’accès ? C’est nor­mal. Georges Stei­ner fai­sait jus­te­ment remar­quer qu’on “n’accède” pas à la récente démons­tra­tion du théo­rème de Fer­mat, oeuvre majeure des mathé­ma­tiques de cette fin de siècle, sans avoir consen­ti des années d’un tra­vail pas­sa­ble­ment achar­né. Pour­quoi devrait-on “accé­der” à Mon­drian ou à Stock­hau­sen dans une immé­dia­te­té angé­lique ? Au nom de quelle déma­go­gie les créa­teurs devraient-ils renon­cer à tout tra­vail éla­bo­ré, à toute com­plexi­té, à toute rigueur dans leur tra­vail, au nom d’une “acces­si­bi­li­té” qui déna­tu­re­rait et dégra­de­rait leur oeuvre. Mais au nom de quel popu­lisme de bas étage devrait-on renon­cer à ce que ceux d’entre nous qui n’ accèdent pas à ce fes­tin, ne viennent y prendre la part qui leur revient de droit ?

On nous taxe­ra d’élitisme. Pour quelques-uns d’entre nous c’est un cra­chat quo­ti­dien qu’ils essuient de la part de déci­deurs qui ne viennent au spec­tacle que pour s’y faire voir de leurs man­dants. Disons-le clai­re­ment : l’élitisme consiste jus­te­ment à réser­ver l’art nou­veau à une élite sociale en ne concé­dant au bon peuple que les immon­dices et les sous-pro­duits de la mar­chan­di­sa­tion cultu­relle, puisqu’eux seuls seraient à por­tée de ses goûts, de ses demandes, et en défi­ni­tive, de ses capacités.

Pour nous la lutte contre l’élitisme consiste à dire à cha­cun que l’art nou­veau est fait pour lui par des hommes et des femmes d’aujourd’hui, et que s’il est par­fois dif­fi­cile d’accès, nous cher­che­rons avec lui les voies qui y mènent, incer­tains que nous sommes nous-mêmes d’en déte­nir les clés et les codes. Ce qui est beau, émou­vant, nou­veau, est par­fois com­plexe, mais y renon­cer serait démis­sion­ner du genre humain. C’est pré­ci­sé­ment ce que nous ne pou­vons admettre.

Michel Thion

http://michel.thion.free.fr

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