“La pierre triste” de Filippos Koutsaftis, ou les lucioles d’Eleusis
Ecrit par Joëlle Le Marec, 8 Nov 2014, 0 commentaire
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Le cinéaste regarde pendant une douzaine d’années la ville d’Eleusis. Sa gigantesque raffinerie en croissance continue, la cimenterie Titan, les routes, autoroutes, échangeurs, chantiers de démolition, de construction, les urbanisations, panneaux publicitaires géants remplis des visages de mannequins, tout cela pousse la ville habitée et son sous-sol truffé de vestiges, qui livre sans arrêt des tombes, des temples, des traces (puits) de l’ancienne Eleusis des batailles héroïques, celle des Mystères auxquels Hadrien fut initié, celle d’Eschyle, celle du cycle annuel de Perséphone qui va rejoindre Pluton aux enfers et en revient chaque année avec le printemps, celle du culte des mi-semailles et de Marie, ou de Saint Nicolas protecteurs des ouvriers de la cimenterie dont seul 10 ont survécu aux maladies des poumons.
Peu à peu, le cinéaste suit dans ce chaos de destructions, de publicité et de laideur industrielle et de crise destructrice (ambition, indifférence, insensibilité) des figures fragiles, des habitants ordinaires, beaucoup, parmi les plus vieux, réfugiés de la Grèce d’Asie Mineure ( les “ioniens”. Il s’émeut de la sublime beauté des gestes ordinaire, du soin aux multiples mémoires, celle des êtres chers disparus, celle de la rencontre terrible avec l’Histoire et les guerre, celle de la Grèce millénaire, es gestes et du soin portés aux traces si maltraitées par les obscures et absentes puissances des enfers industriels. Payanatos, comme un héros Tarkovskien (le fou dans la piscine, s’il réussissait à la traverser sans que s’éteigne la bougie qu’il transporte le monde serait sauvé), ou comme celui des oiseaux de Tarjei Vesaas, inlassable vagabond des vestiges qu’il retrouve et soigne, la tête couverte d’une, veste en loque “qui cache son auréole”, le laitier qui disparaît, hélas, les femmes qui allument les lampes, parcourent le site avec familiarité et modestie pour se rendre au culte, l’archéologue qui nettoie amoureusement un minuscule tesson où apparaît le délicat profil d’une jeune fille qui lui ressemble tandis que les pelleteuses arrachent les murs quelque part dans la ville, l’adolescent qui aide aux fouilles et qui ressemble tant, quant à lui, à Antinoüs, les vieux et vieilles aux visages timides et clairs dont le cinéaste célèbre la noblesse et la beauté et dont il écoute les paroles, rares, déchirantes, qui se répercutent en échos cosmiques sur l’ensemble du site et de la Grèce, le gardien du site qui connaît les passages des oiseaux, du lièvre, des couleuvres entre les colonnes tronquées et l’herbe rase.
Les habitants sont modestes mais moins anonymes pour le cinéaste puis pour nous que les puissants pétroliers et investisseurs dont on ne saura rien. Leurs gestes soigneux et infimes “rétablissent l’équilibre du monde”, exactement comme le décrit David Abram dans “comment la terre s ‘est tue”. Antonia est fière d’habiter près des tombes des sept Thébains qui ont tenu tête aux Spartiates, sa fierté à elle, femme toute simple, rachète l’indifférence absolue de toutes les puissances financières, politiques, tout ce qui a contribué à détruire totalement le cimetière où reposaient les sept thébains. Le cinéaste au fil des années, découvre les lucioles, partout, celles dont parle Didi Huberman qui a justement commenté ce film ; des lucioles. C’est le film de l’attention portée aux autres, de la quotidienneté héroïque d’un peuple plein de héros, et dont le trésor politique, extraordinaire, réside dans la “décence ordinaire” de cette attention transmise, inlassable. Un merveilleux film, qui rétabli l’équilibre du monde.