Depuis les attentats de janvier et de novembre 2015, « La République » apparaît comme le plus petit commun dénominateur des discours sur la chose publique et le devenir national. L’erreur serait sans doute de penser aujourd’hui que cette adhésion massive est la conséquence mécanique d’un ressentiment — que l’on pourrait comprendre à défaut de le justifier — face à la violence radicale qui surgit dans notre quotidien. Ce consensus flou autour de « La République » est le fruit d’une lente conversion d’une majorité des professionnels de la politique et des élites administratives aux attendus et aux prérequis d’une gouvernementalité autoritaire. Précisons toute de suite le sens de ce qui va suivre : je n’adhère pas à une variante quelconque des théories du complot qui ferait de cette conversion un projet pensé et organisé comme tel et dont il faudrait par conséquent traquer les responsables. Ce qui se dessine aujourd’hui n’est que le produit d’une dérive dont certains symptômes ont déjà été mis en lumière avant les attentats parisiens et dionysiens par des observateurs lucides de la vie politique et intellectuelle1. Face aux défis multiples de la crise économique et sociale, de la crise environnementale et des aspirations démocratiques des peuples, la gouvernance néo-libérale évolue aujourd’hui très distinctement dans un sens autoritaire. « La République » défendue par Hollande, Valls et consorts n’est que la version tricolore d’un processus plus large2.
Cette République autoritaire prend aujourd’hui la forme de l’État d’urgence3 qui, s’il est patiemment reconduit, se traduira par une formidable régression des libertés publiques. En effet, comme le souligne Danièle Lochak, professeure émérite de droit public interrogée par le journal Le Monde : « L’expérience montre que les textes votés en période de crise ont tendance à devenir permanents. Les décrets-lois adoptés à la veille de la seconde guerre mondiale ont ainsi imprimé durablement leur marque sur la législation française, notamment dans le domaine des étrangers »4. Il en est allé de même de la Cour de sureté de l’État, juridiction d’exception instaurée dans le prolongement de la guerre d’Algérie pour, déjà, lutter contre le terrorisme et qui ne fut supprimée qu’après l’élection à la présidence de la République de François Mitterrand. Il n’est d’ailleurs pas inutile de relire aujourd’hui les débats à l’Assemblée nationale du 17 juillet 1981, le plaidoyer assez pitoyable de Philippe Seguin pour le maintien de cette juridiction, les fortes paroles de Robert Badinter et surtout celles de Gisèle Halimi : « Nous faisons un pari. Le pari de surmonter nos crises et nos difficultés, si nous en avons — et nous en aurons — autrement que par l’exorcisme d’une procédure d’exception »5.
L’état d’urgence c’est d’abord la revanche de la police face à la justice, revanche de ceux qui revendiquent l’usage illimité des contraintes par corps contre l’application du droit. L’état d’urgence c’est ensuite l’opprobre lancée contre tous ceux suspectés de ne pas adhérer assez vigoureusement à la lutte contre les ennemis de l’intérieur. Céline Berthon, représentante du Syndicat des commissaires de la police nationale, peut ainsi tranquillement assurer le Syndicat de la magistrature « de son plus profond mépris » car « il est l’allié objectif de tous les terrorismes »6. L’état d’urgence c’est enfin la généralisation de la surveillance invasive et de l’arbitraire policier comme technologies de gouvernement. S’agit-il aujourd’hui de menaces théoriques ? Malheureusement non ; en témoignent par exemple les perquisitions et les assignations à résidence dont ont été victimes des militants liés aux mobilisations pour la COP21 le jeudi 26 novembre7 et les brutalités policières place de la République à Paris le dimanche suivant8. Cette situation semble réjouir notre premier ministre : interrogé par les journalistes d’Europe n°1 le mardi suivant, il n’a pas exclu la prolongation sine die de l’état d’urgence estimant qu’il « est là précisément pour protéger nos libertés »9, prolongation qui pourrait d’ailleurs nécessiter une révision de la constitution.
Que le peuple se rassure ! Il lui reste le droit de vote que François Hollande a d’ailleurs soigneusement refusé d’étendre aux étrangers résidents en France comme il s’était engagé à le faire avant son élection en 2012. L’organisation aux dates prévues des élections régionales est-il pour autant le signe d’une démocratie maintenue ? Croire que la démocratie se résume à l’organisation périodique d’élections concurrentielles serait une grave erreur de perspective. Peut-on faire fi de la liberté de se réunir, de manifester, de faire grève, de circuler, d’émettre des opinions non conformes à la doxa néo-libérale et sécuritaire ? Il semble que oui à en croire nos gouvernants qui, au nom de qu’ils nomment fort à propos « la demande de sécurité » s’apprêtent à piétiner avec allégresse nos droits, pas les leurs, les nôtres !
Cette « demande de sécurité » est une construction ad hoc qu’il est nécessaire de démonter tant qu’il est possible de le faire. Nous vivons dans un État qui dispose d’un monopole de la violence légitime, au sens wéberien du terme. Ce monopole n’est acceptable que tant qu’il s’exerce contre les différentes formes de violences privées d’une manière proportionnée aux atteintes aux personnes. Un monopole, si l’on file la métaphore économique, ne s’appuie pas sur une demande préalable : il la contrôle et la manipule au besoin pour justifier son renforcement par et pour tous ceux qui tirent profit de son exercice. Soyons très attentif par conséquent aux graduations que les différents segments de l’appareil d’État sont susceptibles d’impulser à ce monopole, au mépris ou en s’appuyant sur les évolutions liberticides toujours possibles du droit.
Ceux qui nous gouvernent sont manifestement engagés aujourd’hui dans une double impasse. D’un côté, ils s’adonnent sans compter (et sans réfléchir aux conséquences) aux délices de l’impérialisme en multipliant les « opérations extérieures » qui ne sont que la version actualisée de la politique de la canonnière d’antan ! De l’autre, ils façonnent dans l’hexagone une politique que l’on pourrait qualifier de rétro-coloniale10 en érigeant en danger absolu les flux migratoires et les croyances religieuses qui ne sont pas inspirées par nos prétendues « racines chrétiennes ». C’est bien entendu la peur de l’autre, de l’étranger, de l’immigré, de l’ex-colonisé, qui est le substrat de cette politique.
En juin 1848, les ouvriers parisiens furent écrasés par les sabres et les canons d’une armée dont une monarchie bourgeoisement apeurée avait auparavant encouragé et financé les comportements criminels en Algérie. Là suite on la connaît et, comme souvent, Marx trouva les mots pour signifier l’événement et caractériser l’évolution de l’histoire. À propos des provinces ébahies par la violence déclenchée dans les rues de Paris par la « fraction républicaine de la bourgeoisie », il évoqua un « état de siège moral »11. Nous en sommes là aujourd’hui : vers une République autoritaire dont nous avons plus à craindre qu’à espérer.
1 Philippe Corcuff, Les années 30 reviennent et la gauche est dans le brouillard, Paris, Textuel, coll. « petite encyclopédie critique », 2014 ; Joseph Confavreux et Marine Turcini, « Aux sources de la nouvelle pensée unique. Du chevènementisme au FN : l’ascension d’une république conservatrice et nationaliste », Revue du crieur, n° 2, 2015, p. 4–21.
2 Alexis Cukier et Pierre Khalfa (coord.), Europe, l’expérience grecque. Le débat stratégique, Bellecombe-en-bauges, Éditions du Croquant, 2015 ; Stahis Kouvelakis, La Grèce, Syriza et l’Europe néolibérale. Entretiens avec Alexis Cukier, Paris, La Dispute, 2015.
3 Pour lequel j’utilise une majuscule car c’est bien la détermination de l’État qui est en jeu.
4 « Etat d’urgence : le débat piégé », Le Monde, 28 novembre 2015.
5 Journal Officiel de la République française, 18 juillet 1981, p. 253.
6 Communiqué de presse du 17 novembre 2015.
7 Jade Lingaard, « Des militants du climat perquisitionnés et assignés à résidence », Mediapart, 27 novembre 2015.
8 Louise Fessard et Rachida El Azzouzi, « Manifestants interpellés: la grande loterie de la République », Médiapart, 1er décembre 2015.
9 Geoffroy Clavel, « L’état d’urgence permanent ? Manuel Valls n’exclut pas une prolongation au-delà de 3 mois », Le HuffPost, 1er décembre 2015.
10 Car inspirée par un regard rétrospectif sur notre passé colonial, regard où toute critique solide est absente.
11 Karl Marx, Les luttes de classes en France, 1848–1850, Paris, Éditions sociales/Messidor, 1984, p. 113.
Pas gaie, la pagaille…
Le Général de Gôche et son état-major vont livrer, clés en main, un appareil répressif dont ses inévitables successeurs, soit Malfaisant Ier devenu II soit Marine Ière, feront un usage accru.
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