Menu
Catégorie
Réformes et vision du monde : contre la technicisation et la dépolitisation des débats sur l’université
3 février 2009 Critiques
Je suis professeur des universités en Sciences de l'information et de la communication.

Je travaille sur les relations entre nature, savoirs et sociétés, sur la patrimonialisation de l'environnement, sur les discours à propos de sciences, ainsi que sur la communication dans les institutions du savoir et de la culture. Au plan théorique, je me situe à l'articulation du champ de l'ethnologie et de la sémiotique des discours.

Sinon, dans la "vraie vie", je fais aussi plein d'autres choses tout à fait contre productives et pas scientifiques du tout... mais ça, c'est pour la vraie vie !
Igor Babou
Share
Print Friendly, PDF & Email

grandverreSi les débats autour de l’université et de la recherche sont si pas­sion­nés, c’est qu’ils ne se résument en aucun cas à des reven­di­ca­tions cor­po­ra­tistes. En arrière plan des “réformes” en cours, il y a des visions du monde et des choix de société.

Si je suis atta­ché à mon métier d’universitaire, c’est parce qu’il porte jus­te­ment des concep­tions du monde et du rap­port aux autres. Disons, pour faire court, quelque chose qui a à voir avec l’humanisme et que les régimes auto­ri­taires et bureau­cra­tiques, de droite comme de gauche, ont tou­jours combattu.

C’est ça, qui est en jeu depuis quelques années à l’université, et non nos payes, notre orga­ni­sa­tion ou nos sup­po­sés avan­tages. Ce qui se joue, c’est la lutte entre une vision de la socié­té comme quelque chose d’égalitaire où la connais­sance est consi­dé­rée comme un patri­moine et un bien PUBLIC, contre une socié­té de la concur­rence, inéga­li­taire, où la connais­sance, trans­for­mée en mar­chan­dise, se retrou­ve­ra pri­va­ti­sée et mise au ser­vice de quelques privilégiés.

Je suis bien conscient que le com­por­te­ment quo­ti­dien de bien des uni­ver­si­taires — de droite comme de gauche — n’a rien d’humaniste, et ce, depuis bien long­temps. Pour autant, il ne faut pas confondre la manière dont les indi­vi­dus actua­lisent les pos­si­bi­li­tés d’un sys­tème, et les règles de ce sys­tème. Si l’autoritarisme bureau­cra­tique des actuelles réformes gagne, il n’y aura plus aucune place pour l’humanisme : la bar­ba­rie bureau­cra­tique aura gagné.

Pour le moment, nous héri­tons encore des der­niers ves­tiges de l’humanisme et des Lumières : un savoir n’est pas une “don­née” échan­geable sur un mar­ché, mais quelque chose de construit col­lec­ti­ve­ment et mis au ser­vice, sou­vent gra­tui­te­ment, de la col­lec­ti­vi­té, dans le contexte d’une dis­cus­sion publique entre pairs (la thèse, par exemple) ayant pour objec­tif l’établissement d’une véri­té concer­nant une por­tion déli­mi­tée du réel. C’est pour cela que nous sommes des scien­ti­fiques ET des intel­lec­tuels, et non de simples tech­ni­ciens de la connais­sance : nous éla­bo­rons col­lec­ti­ve­ment des dis­cours à pré­ten­tion de véri­té por­tant sur la nature, les socié­tés ou les indi­vi­dus, en prin­cipe dans le but de contri­buer à une vie plus juste.

Nous ne sommes pas les tech­ni­ciens du savoir que l’actuel gou­ver­ne­ment envi­sage de nous faire deve­nir : nous nous posons des ques­tions, et nous en posons à la nature, aux socié­tés, à leur his­toire. C’est ce qu’on appelle “la critique”.

machine1Un tech­ni­cien du savoir, lui, sera ame­né à répondre à des demandes éma­nant du poli­tique ou du mar­ché : c’est bien dif­fé­rent. Il ne SE pose­ra pas de ques­tion : il éla­bo­re­ra des réponses aveugles à leurs propres déter­mi­na­tions (idéo­lo­giques, poli­tiques, éco­no­miques, etc.). Il sera “effi­cace”. Il obéi­ra à des normes impo­sées et indis­cu­tables. Il ne sera qu’un ins­tru­ment au ser­vice du pou­voir. C’est mal­heu­reu­se­ment ce que sont déjà deve­nues une bonne par­tie des sciences de la nature, et éga­le­ment une par­tie des sciences humaines et sociales, depuis l’hyper-spécialisation dis­ci­pli­naire et l’abandon de l’idéal de pro­duire un savoir cri­tique par une par­tie de l’université fran­çaise, sui­vant en cela les injonc­tions des libé­raux de droite comme de gauche : ce vaste mou­ve­ment de tech­no­cra­ti­sa­tion de l’université et de la recherche a des racines anciennes.

Si nos débats sont vifs, c’est parce qu’en arrière plan, c’est la trans­for­ma­tion de toute la socié­té fran­çaise qui est en jeu. Si triom­phait une concep­tion de la recherche et de l’université comme de simple offi­cines répon­dant aux besoins de l’économie, alors la socié­té fran­çaise aurait per­du ce qui fait qu’une socié­té n’est pas seule­ment un assem­blage tem­po­raire d’intérêts bien com­pris entre des indi­vi­dus en concur­rence pour des res­sources : la capa­ci­té à éla­bo­rer une réflexi­vi­té. La capa­ci­té à SE pen­ser. La recherche et l’enseignement supé­rieur, ça ne sert pas seule­ment à pro­duire des bre­vets et à pondre des publi­ca­tions à la chaîne pour répondre à un dogme bureau­cra­tique et sta­tis­ti­cien. Ça sert à ouvrir les esprits sur le monde, à rendre les gens capables de cri­ti­quer le monde, d’en dénon­cer l’état comme n’ayant rien de natu­rel, à mon­trer que les idéo­lo­gies sont construites, bref, à ouvrir des pos­sibles. C’est net­te­ment plus utile à une socié­té qu’un bre­vet OGM ou qu’une sta­tis­tique de chô­mage. Et c’est net­te­ment plus dan­ge­reux pour les pou­voirs auto­ri­taires qu’une chambre à bulles ou un synchrotron.

Il y a quelque chose de pro­fon­dé­ment bar­bares dans les réformes en cours, et je pèse mes mots : la bar­ba­rie, c’est l’étrangeté à soi-même, à l’humanité et à la socié­té de ceux qui croient (plai­gnons les !) qu’entre les humains il n’y aurait que des rap­ports de domi­na­tion, des échelles per­met­tant de clas­ser tel ou tel par rap­port à tel ou tel selon des cri­tères abs­traits. La bar­ba­rie libé­rale, c’est une pen­sée qui éva­cue les indi­vi­dus et les col­lec­tifs en les abs­trac­ti­sant, tout comme l’avait fait en son temps le com­mu­nisme sta­li­nien : les indi­vi­dus n’étant plus consi­dé­rés que comme des ins­tances per­mu­tables de classes abs­traites, de même que les savoirs n’étant plus consi­dé­rés que comme des “don­nées” échan­geables et ser­vant le pou­voir de l’économie, la bar­ba­rie libé­rale a pour objec­tif ultime de trans­for­mer la socié­té en lieu de per­mu­ta­tion où plus une seule dif­fé­rence ne sub­sis­te­rait dans un champ d’indifférence radi­cale à l’humain…

Puis­sions nous évi­ter un si funeste destin.

Share
Laisser un commentaire

Vous devez être connecté poster un commentaire.

*