L’Université, la sociologie, Manuel Valls et Charlie Hebdo
« Les faits sont têtus… » (Lénine,20 nov 1917, « Rabotchi Pout »)
Ce quasi proverbe est une hypothèse intéressante sur la réalité et notre rapport avec elle.En effet, elle contient cette dualité entre ce que nous pouvons croire « objectif », les faits et ce qu’une certaine tradition idéaliste se représente comme le siège de la pensée, ou l’âme, la « tête ».L’occurrence la plus célèbre de l’expression, par Lénine, brille par la redondance de cette référence aux « faits » :C’est un fait. Les faits sont têtus. Et un « argument » de fait de cette nature en faveur de l’insurrection est plus fort que …”
Les « faits » sont donc, même dans des expressions de sens commun, autant du ressort du réel que de celui de “la tête”.Passons sur le fait que dans cette expression ils semblent de plus « parler d’eux-mêmes », avoir une subjectivité, un caractère… Par « passons », je veux dire n’oublions pas cet aspect du paysage.
Ce point de vue, l’attention aux « faits » est à l’origine du positivisme et participe de la naissance de plusieurs des sciences sociales, notamment la sociologie et la linguistique…
Ne pas chercher systématiquement l’explication dans les préceptes a priori, mais au contraire recueillir, établir, critiquer, décrire, mettre en corrélation, et finalement interpréter des « faits ».
C’était révolutionner la Sorbonne…
C’est ce que fit Durkheim, par son travail, emblématique pour la sociologie de sa « naissance » comme science : « Le suicide ». Pour beaucoup d’entre nous c’est là que l’Université a définitivement « viré sa cuti »… c’est-à-dire s’est affranchie de la théologie normative et autoritaire pour entre dans la voix de la science et de « l’espace ouvert ». Renouvelant l’étape décisive qui à la fin du Moyen-Age vit les médecins s’intéresser au corps humain tel qu’il était observable et non tel que le disaient les textes sacrés…
C’est un fait, de l’histoire des sciences, c’est par l’étude du suicide, par, notamment, la cartographie du suicide et la comparaison de cette cartographie avec les cartes de pratique et d’appartenance religieuses en France, que Durkheim extrait le suicide des discours théologiques et d’anathème, pour en faire un objet compréhensible, explicable et, dans le même mouvement, fonde, du moins dans la tradition dont nous sommes, la sociologie.
Et voilà qu’aujourd’hui c’est à propos d’attentats suicides, d’attaques suicides qu’à nouveau l’espace public bruit de la question s’il faut se contenter d’anathémiser, au nom de l’exorcisme du mal, ou si, notamment pour combattre, il faut aussi … comprendre et expliquer.
Et l’on retrouve les mêmes adversaires que naguère à la compréhension : le pouvoir et le sens commun.
Le Premier Ministre, Manuel Valls a besoin d’agir, pas de comprendre. Il a besoin d’apporter aux événements une « réponse » qui soit symboliquement et idéologiquement, et en fait magiquement et religieusement, indiscutable et rétablisse l’ordre sacré de la République. Le Mal donc doit être le plus fort et le plus inexplicable possible, il doit être obscur et incompréhensible. Face à lui, la « lumière », « les lumières » doit être imposé par « la force », l’état d’urgence, les mesures d’exception, les milliers de munitions du RAID… Ainsi, plus le Mal est fort, plus « le Bien », « les Lumières » peuvent l’être aussi. C’est la théologie de La Guerre des Etoiles, où la « lumière » est … dans un sabre laser… et ne se défend ni n’attaque qu’avec les mêmes armes, la même force que … le côté « obscur ». Lumière et obscurantisme sont en miroir. Semblables.
Le sens commun, lui comprend d’emblée ce qu’il prend pour les faits, avec les schémas de pensée qui ont produits les événements d’une part, comme aussi sous l’influence du matraquage médiatique du discours du pouvoir. Pour le sens commun, la violence aveuglante, la fulgurance du mal produisent un effet de sidération. Sous leur influence, nous devenons des choses prises dans le maelstrom d’un chaos où il ne faut pas chercher de règle, puisqu’étant d’essence maligne, démoniaque, il est du registre du Mal, donc par nature incompréhensible… Ce sens commun a d’autant plus de force quand il s’exprime par la voix ou la plume d’une victime emblématique, là l’effet de réel est total. De plus, la légitimité du discours est constituée, indépendamment de toute considération de cohérence ou de raison, par le statut de martyr. Ici, maintenant dans le statut de relique sacrée de « l’esprit du 11 janvier… »
Le «sens commun ne s’embarrasse pas de définitions, il procède par liste de stéréotypes : « ces sociologues, islamologues, politologues, économistes”, qui “ont parfois raison lorsqu’ils rabâchent ce qui a eu lieu”, qui “sont à leur tour devenus des vieux cons” et” ouvre (sa) vieille petite boîte à outils, le même bricolage universitaire depuis vingt ou trente ans.”
Passons par cette image du « bricolage », chère notamment au grand sociologue Howard Becker (« Les ficelles du métier » trad.. franc.2002 La Découverte) qui faisait « de la sociologie avec sa tête »… et des faits… Pourquoi le sens commun, ici l’éditorialiste martyr de Charlie Hebdo, n’aime-t-il pas le bricolage ? Le bricolage, n’est-ce pas le travail habile, efficace avec le réel pour fabriquer des choses qui marchent ? Bricoler, n’est-ce pas d’abord « regarder autrement », pour trouver des solutions différentes, là où les solutions habituelles ou présentes sont mises en échec.
« Produire de nouvelles questions pour fournir de nouvelles réponses à de nouveaux problèmes historiques et politiques » « Etre une source permanente de problèmes et une usine virtuelle de questions »
(Cf. D. Martucceli, « Retour sur l’Intermonde., 2010 in « Sociologie de l’intermonde ».
Tel n’est évidemment pas le chemin du pouvoir dogmatique occupé à se renforcer dans son corset sécuritaire, ni celui du sens commun en bute avec le Mal et en quête d’exorciste.
Et pourtant, pour combattre les attentats suicides, les sectes islamo fascistes, l mondialisation des violences guerrières, il ne suffit décidément pas de prendre les faits en pleine gueule et de lancer dans toutes les directions des opérations militaires, comme nous le voyons clairement par l’échec de « l’état d’urgence », signé par sa reconduction et bientôt sa constitutionnalisation…
Il va bien falloir essayer de comprendre, pour agir efficacement… Et, pour cela, « ces sociologues, islamologues, politologues, économistes” ne seront pas de trop. Même s’ils ne seront pas non plus suffisants, car c’est l’ensemble des citoyens qui doivent s’emparer, sans oeillères ni doctrine a priori, de ces questions vitales.